samedi 9 novembre 2024

 

Bénédicte CARACCI-BOCQUET

 

 

 

 

 

PARANOIA 123

 

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

Un pivert affamé se tapait la tête contre un arbre, férocement agrippé à son écorce. Ses rafales, entrecoupées de ricanements la tirèrent de sa torpeur. Ouvrir les yeux. Juste un peu. Insupportable effort. Si elle y parvenait enfin, peut-être apercevrait-elle la lumière ? Quelle heure était-il ? Une douleur piquante l’irradia du mollet gauche jusqu’à la hanche. Une vague de panique la submergea toute entière. Son corps refusait de lui obéir. Haletante, elle écouta de toutes ses forces afin de déterminer l’origine de ce cauchemar. Le cri rauque d’une corneille rompit le silence et s’éteignit, en lourds ricochets, contre les troncs gris, rassemblés en gardiens austères garants de la tranquillité de l’oiseau.

Une forêt ! Je suis dans une forêt ! Vivante ! Je suis vivante !

L’oiseau noir sautilla autour d’elle. Danse macabre dans la brume évanescente. Il la contourna, intrigué par cette masse nue, glabre, immobile et recouverte de feuilles mortes fraîchement tombées. Il marqua une pause pour humer les exhalaisons de ce corps prêt à retourner à la terre. Il décela les effluves de la peur et de la mort imminente. Il analysa la situation : la proie ne correspondait pas à son menu habituel. Avait-il faim ? Oui. Un peu. Ce repas matinal le comblerait pour la journée. L’agressivité par plaisir ne l’intéressait pas. Était-ce dangereux ? Il piqua çà et là, au hasard des courbes et de la tendreté de la chair blessée, inconscient de l’intensité de la douleur provoquée par ses assauts.

Des images défilèrent dans l’esprit de la jeune femme, dont le sens lui échappait totalement. Son cabinet du centre-ville, la rue, des visages souriants. Et puis le sien. Les traits de son assaillant se glissèrent dans ses souvenirs morcelés. Son regard dur et pénétrant. Son odeur ambrée, sa voix onctueuse et chaude. Tout ce dont une femme aurait pu rêver somme toute. Elle prit une profonde inspiration. L’air moite lui brûla les poumons. À sa bouche meurtrie affleuraient tant de questions.

 Son rythme cardiaque soudain s’accéléra. Une petite veine battait au milieu de son front. La corneille venait de se dresser sur le point culminant de sa proie pour convier ses congénères au festin. Battements d’ailes, cris rauques enjoués. Combien étaient-ils ? Cinq ? Dix ? Plus encore ?

Oh ! Pitié ! Non ! Elle puisa en elle toute la force dont elle était capable et se souleva tout entière. Sa gorge émit un râle qui effraya les oiseaux. Ils fuirent, mais pour un temps seulement. Le premier revint, fier et vainqueur, sur la courbe de sa hanche. Il s’attaqua, revêche, à sa peau élastique. Elle tourna la tête vers le sol et plaqua son visage sur son bras. Elle força l’ouverture de son œil resté libre. Les paupières, soudées par le sang séché, cédèrent.

Recroquevillée sur elle-même, elle ausculta brièvement les parties de son corps visibles. Blessures, hématomes plus ou moins étendus. Des traces rougeâtres de ses seins à ses cuisses entre lesquelles séchait le sang qui s’écoulait toujours. Elle déplaça lentement sa main gauche vers sa gorge. Il l’avait serrée si fort.

L’un des oiseaux attaquait l’os à présent. Elle allait de nouveau perdre connaissance lorsqu’elle perçut une rumeur entremêlée au sifflement de ses expirations douloureuses. Des chiens. L’espoir répandit sa chaleur dans ses veines. Des chiens, ivres de la liberté offerte par la vaste étendue boisée, jappaient et aboyaient.

Au secours ! Ici ! Je suis ici ! Au secours !

Silence. Les chiens passaient au loin. Au secours ! Sanglota-t-elle en impossible silence. Des larmes de désespoir coulaient sur ses joues. Pauvre bouche muette. Sa respiration commençait à perdre de sa régularité.

Clapotis léger et régulier sur sa peau. La pluie. Une onde brûlante déchira soudain son abdomen. Les oiseaux. Elle n’échapperait pas à leurs assauts. Son désespoir se mua en colère haineuse, terrible. Ses patients, sa vie. Elle maudit Dieu de tout son être. Un pauvre imbécile si facile à berner.

Les aboiements s’intensifiaient. Les chiens approchaient.

- Il est temps de partir.

- Je sais.

- Les chiens ne sont pas seuls. Ils vont percevoir ta présence. Ne te mets pas en danger inutilement.

- Tu as raison, je m'en vais.

Une ombre se détacha d’un vieux chêne au large tronc et s’évanouit dans le sous-bois. L’homme, seul, s’éloigna d’un pas rapide et feutré. Il disparut derrière le rideau de pluie.

La mâchoire de la jeune femme se contracta, son corps fut pris d’une violente secousse. Elle se laissa glisser sans résistance dans l’obscurité de sa nuit, tandis que deux molosses fondaient sur elle. L’écho de son existence se tut ; les murmures des âmes errantes l’attirèrent dans leur flot. La lumière vacilla. Complainte du vent gris.


 

 

 

 

 

 

2

 

 

Deux jours plus tôt.

 

Journal. Je veux pouvoir me souvenir de tout. Alors j’écris. Je consigne. Je note dans un style aléatoire, à mille lieues des canons de la littérature. Je détiens un secret. Je suis ému. Je verrai plus tard comment gérer ce secret. Si je n’y arrive pas, je détruirai mes écrits mal écrits. Ce n’est pas très important. Ce qui est important pour moi et de pouvoir reprendre le fil de ce qui est en train de se produire à son commencement. Je veux pouvoir me souvenir de tout. Là, il y a un commencement de quelque chose. Un avant et un après. Un avant et un après le moment précis où je l’ai vu. Lui.

Il s'est pointé en pleine nuit, chez moi, pendant que ma femme était au travail, elle est infirmière de nuit. Je ne demandais rien. Ma vie me convenait. Je ne l'ai jamais prié, à franchement parler. J'ai vu un gars dans ma chambre. Costaud, brun, le regard doux. Il m'a dit qu'il était Dieu et, sans savoir pourquoi, je l'ai cru. Il se dégageait de lui une force et une autorité puissantes. Il lisait en moi comme dans un livre et pour me prouver ses dires, parce qu'arrive toujours le moment du doute, il a fait apparaître d’un claquement de doigts un ange qui m'a pris dans ses bras. Dès ce moment, les défauts de mon corps ont été corrigés ! Mes cheveux ont repoussé ainsi que les dents que j'avais perdues. Ma vue s’est améliorée comme par enchantement. J’étais fou de joie.

Il a râlé parce que les Hommes ont toujours besoin de miracles pour croire. Selon lui, ils sont insupportables et préfèrent croire en ce connard de Satan qui leur donne tout ce qu'ils veulent plutôt que de faire un effort pour plaire au Ciel. Je n'échappais pas à cette règle, sauf que le diable, moi je l'emmerde et je l’ai toujours emmerdé.

 Alors il me dit que ça lui plaît en me tapant dans le dos comme si on était deux potes.

 Je crois que je peux dire que Dieu est entré dans ma vie par effraction.

Il a tout de même accepté de faire un miracle pour moi. C'est assez incroyable, mais je lui ai demandé de me redonner mes yeux pourris, ma calvitie et tout le tintouin qui n’allait pas chez moi. Je vais expliquer comment à ma femme cette cure de rajeunissement inexpliquée ? Je ne veux pas d'emmerdes avec elle. Il s'est contenté de sourire en levant une main et tout est redevenu comme avant, sauf mes yeux.  Ça ne se voit pas les yeux. Pour le reste, je ne peux plus rien prouver. C'est con, mais c'est comme ça.

Il n'est pas venu les mains vides. J'ai très vite compris une chose : lorsque Dieu se pointe quelque part, ça pique au cul. Il a déposé sur le lit une pochette kraft. Je l'ai ouverte. Il y avait des photos.

Photo 1 : une jeune femme sort d'une maison du centre-ville. Elle consulte sa montre. Brune. Chevelure noir de jais tombant en cascade sur ses épaules. Je prends le temps de la décrire car elle est certainement morte . Elle affiche une mine contrariée. Elle est en retard, enfin, c'est ce que j'en déduis.

Photo 2 : elle est nue, étendue dans la forêt. Le jour se lève. Une brume épaisse nimbe l'endroit. Je chiade la description. Je ne veux rien oublier. La composition de la prise de vue est élaborée, fine. Dans les frondaisons, les corneilles observent la scène. Je lève les yeux vers le type. Il me fixe en souriant.

- C'est ce que j'attends de toi.

Hors de question. Je ne veux pas.

- Tu n'as pas le choix.

C'est ce qu'on va voir ! Je ne tue personne ! Il lève à nouveau la main. Mon cœur se serre. Il va finir par cesser de battre ! Je comprends que je vais mourir. Je pensais que Dieu était amour !

- Je suis juste. Ce n'est pas la même chose. J'ai besoin que tu t'occupes d'elle de cette façon.

- Ah oui ? Et si je refuse ?

- Ce que je viens de faire pour toi, je le ferai contre toi. De la même façon. Aussi brutalement. A toi de voir. Tu ne risques rien. Tu fais ce que je te demande et c’est tout. Tu passes à autre chose.

- Je n’ai jamais fait de mal aux autres. Là je vais t’obéir ?

J’ai eu envie de le jeter dehors et puis je me suis effondré, raide mort. Il est apparu dans l’obscurité totale.

-        Ça te plaît ?

Evidemment que non.

-          Tu te vois passer de longues, longues, très longues années ici, seul dans l’obscurité ?

J'ai fait ce qu'il m'a demandé. Je suis dévasté. Je l’ai abandonnée derrière moi. J'ai eu un doute. Et si j'avais par mégarde oublié quelque chose, laissé une trace ? Je ne l’ai pas tuée. Il m'a dit que la forêt déciderait de sa vie ou de sa mort. Selon lui, je n'ai pas à en décider. Il connait cette femme. Il sait ce qu'elle a fait, pourrie d'orgueil. Je travaille au bureau du procureur du tribunal d'instance de Saint-Omer en tant que procureur adjoint. Pour garder mon poste et comprendre ce qui m'entoure au tribunal, je travaille aux heures dédiées, entre minuit et midi et toutes ces conneries qu'ils déblatèrent entre eux pour entretenir leur simulacre de secret. Dieu ne les supporte pas non plus. C'est selon lui un culte voué au mal dont les frères et sœurs de la base ignorent la réelle finalité. C'est vrai. Je suis au 12ème degré. Ce n'est pas flagrant. Ma loge est déiste. Il dit que c'est vrai. Soit. Pourquoi pas. J'ai été parrainé par mon patron. J'y vais en touriste. Je suis un mauvais compagnon. Je leur pisse à la gueule, c'est ça la vérité. Dieu dit que c'est une bonne chose pour moi. Je suis dans le ventre d'un monstre dont j'ignore la finalité, déiste ou pas. Je passe entre les gouttes.

Je ne suis pas totalement honnête avec la venue de Dieu dans ma chambre. J'avais pris de la came. Après le démantèlement du réseau Paradis 123, ils ont saisi un stock chez leur leader Didier Marchand. Tout n'a pas été détruit. Un collègue m'a expliqué où en trouver dans le bureau. Elle devait être envoyée dans un genre de banque de données pour des comparaisons au cas où on en retrouverait. Cette came permettait de voir Dieu. J'en ai pris. J'ai été malade comme un chien et Dieu est apparu dans ma chambre. Voilà la vérité. Il m'a demandé d'arrêter ces conneries parce qu'il n'allait pas se pointer chez tous les camés.

Des adorateurs de Satan en prennent d'après lui pour le faire venir et essayer de le piéger. Ça le fait marrer, cette idée qu'ils puissent se croire plus malins que lui, plus forts aussi.

Pour en revenir aux photos. La dernière a été prise dans le futur. Elle devait terminer comme ça, à poil, salement amochée, dans le bois.

- C'est une âme noire, des plus noires qui soit.

J'ai mené ma petite enquête de mon côté, filatures, placement sur écoute de son téléphone portable. J'en ai le pouvoir. Je suis procureur adjoint. Dieu m'a conseillé de chercher du côté de ses procédures de placements d'office et de déchéances de parentalité. Une vingtaine de bébés, d'enfants en bas âge, ont été de son fait éloignés de la bienveillance de leurs parents pour des motifs plus que douteux : pas de chambre individuelle, parent solo... Impossible pour eux de se défendre ou même de voir leurs petits. Certains ont un casier judiciaire long comme mon bras ou alors sont à peine majeurs.

J'ai essayé de savoir ce que devenaient les enfants. Je me suis heurté à un épais mur d'opacité. Une fois dans la famille d'accueil, difficile de savoir ce qui s'y passe. Cette femme, cette psychiatre, Zahira Taouss, est un maillon de cette chaîne, même si elle me conduit au néant. Dieu m'a dit que d'autres bambins disparaissent mystérieusement. Ceux-là sont nés clandestinement. Ils ne sont pas déclarés. Les accouchements ont lieu en secret. Les mères ne revoient jamais leurs petits. Elles se taisent. Ça les arrange. Taouss les repère parfois. Elle leur conseille d'accoucher sous X puis fait disparaître l'enfant. Dieu m'assure qu'elle sait ce qu'ils deviennent ensuite. J'ai voulu savoir : ils sont sacrifiés pour leur sang.

J'ai peine à croire cette horreur. La justice ne laisserait pas faire une ignominie pareille et je sais de quoi je parle vu que j’en suis. Dieu a éclaté de rire. Je suis naïf.

- Souviens-toi de Laurie Monsterlet.

Rapide fouille de ma mémoire. Une gamine à peine majeure condamnée à 18 ans de prison pour l'assassinat de son bébé avec actes de barbarie. On avait retrouvé le petit dans une poubelle en ville. La mère clame encore son innocence. Elle parle de la présence d'un ami chez elle le jour de la disparition de son bébé. Un gars rencontré sur internet. Deux solitudes. Rien de mal à ça à première vue. Il se serait pointé chez elle. Ils auraient bu un verre et puis plus rien. Elle a donné le signalement du gars. Aucune trace de lui dans le dossier. Ce détail n'a pas été évoqué à l'audience. L'avocat s'est contenté d'une plaidoirie basique, insipide et sans saveur. Je ne peux rien faire pour elle.

-  Inutile d’essayer de la sauver. Ils te tueront. Tu es décidément bien naïf pour un homme de Loi.

Du coup, vu que je suis naïf, j'ai refusé de faire le boulot. Trop risqué. Un con reste un con.

- Ce que l'ange a fait pour toi, je l'ai défait à ta demande. Tu prends le risque de me contrarier ? C’est comme tu veux.

Dieu n'est pas censé agir de la sorte. Il déclenche des tempêtes, fait tomber le ciel sur la tête des Hommes, lance la foudre. Le châtiment divin ne frappe jamais par l’entremise d’un trou-du-cul qui tabasse une psy. Il m'a demandé de ne pas me mêler de ses affaire alors j'ai dit que je ne voulais pas la tuer. Point barre. Il s’est approché de moi, a plongé son regard dans le mien.  

- Ce n'est pas ton job, monsieur le procureur adjoint, ça tombe bien.

Une voix surgie de nulle part, profonde, ambrée, interrompit l'écriture.

- Qu'est-ce que tu fais ?

Légère crispation des doigts sur le stylo.

- J'écris.

- Prends-moi pour un con. Je le vois bien.

Il demeura immobile en position de reprendre là où il avait été interrompu.

- J'écris un journal de bord, souffla-t-il.

- Pour quoi faire ?

- Me souvenir de tous les détails.

- Les détails de ce que je te demande de faire à la psy ?

- Oui.

Le journal prit feu. L'homme pesta et rafla le plaid étendu sur le lit pour étouffer les flammes.

- Tu ne réfléchis pas aux conséquences de tes actes, ajouta la voix. Tu as un job à faire. Je te dis comment. Tu n'es pas en train d'écrire un roman. Je ne vois pas pourquoi je m'emmerde à éviter que tu te fasses prendre si c'est pour que tu crées volontairement des preuves contre toi. Tu vas raconter quoi ? Que tu as obéi à Dieu, que Dieu t'a demandé de neutraliser une femme de parfaite réputation ? Avec ton job actuel personne ne te croira. Tu prendras perpète. Les magistrats, en prison, tu sais ce qu'on leur fait ?


 

 

 

 

 

 

3

 

 

La veille ...

-          Monsieur Keller, je ne vois pas comment je vais pouvoir vous aider si vous refusez de me parler.

La psychiatre Zahira Taouss referma de ses mains fines le dossier étalé devant elle. Elle venait de le parcourir pour la énième fois durant les vingt minutes accordées par sa patience. Elle connaissait désormais parfaitement la demande de prise en charge du lieutenant Karl Keller par ses supérieurs hiérarchiques le commandant Moreau et feu le commissaire Thellier. La psychologue de la Police Nationale avait déclaré forfait. On passait à la vitesse supérieure.

La jeune femme se laissa basculer lourdement dans le fond de son fauteuil capitonné en soupirant. La silhouette fine et élancée, elle semblait fragile dans cette coque large et profonde. Des bijoux finement ciselés illuminaient les traits harmonieux de son visage. Des lunettes de grand couturier aux montures noires et rouges domptaient, sur le sommet de son crâne, une abondante chevelure noir de jais qui tombait en cascade sur ses épaules. Chemisier blanc, cardigan rouge, pantalon anthracite, élégance simple et féminité racée.

Zahira Taouss plongea son regard sombre directement dans le cerveau de Karl Keller demeuré impassible. Sa mission ? Un état des lieux de son état mental.

Le lieutenant était solidement charpenté. Il arborait une puissante musculature, une chevelure claire et savamment taillée, des tempes grisonnantes. Ses yeux en amande venaient d'entamer une étrange bataille des regards avec la thérapeute.

- Vos silences sont révélateurs. Trop tard pour inventer des mensonges, prononça-t-elle doctement du bout des lèvres.

Le visage anguleux de Keller s’assombrit. L’homme se tortilla sur son siège à la recherche d’une position plus confortable. Sa veste de cuir gémit. Il consulta sa montre ostensiblement. Encore quarante minutes. Elle va me faire chier jusqu’au bout avec ses conneries. Ils disent tous la même chose : « Allez mon grand parle et tu iras mieux. » Ils se prennent pour qui ? Regarde-la celle-là, détentrice d’une vérité même que t’es un sale con si tu ne la crois pas. Une connasse, une authentique.

Changement de stratégie.

- Tout ceci est pour votre bien, ajouta-t-elle d'un air de circonstance. Ces derniers mois ont, semble-t-il, été très éprouvants pour vous, tout comme pour certains de vos collègues d'ailleurs. Vous ne pouvez pas en vouloir à votre hiérarchie de prendre soin de vous. C'est une précaution tout à fait normale car, je vous le rappelle, vous êtes amené à intervenir sur le terrain. Vous devez pouvoir être absolument remis du choc causé par l'assassinat de vos collègues. C'est mon rôle de m'en assurer.

Keller se fendit d'un sourire orné de dents parfaites. Zahira Taouss attendait une réponse de sa part, une réaction, même de colère mais une réaction. Rien. L’homme baladait désormais son regard puissant dans les moindres recoins de la pièce cossue en évitant de se poser sur elle. Il détestait être passé sur le grill. Elle le faisait rôtir à petit feu dans l’espoir d’extruder de sa couenne une information cruciale pour se faufiler vers son moi profond, toute résistance dehors. Sa dernière enquête, la mort de sa mère l’avaient certes conduit aux frontières du collapsus, mais il avait tenu bon. Tout seul. Comme un grand. Les autres s’étaient très tôt révélés d’une grande incompétence pour le soutenir dans les épreuves. Keller était une âme fine.

Vas-y, connasse. Je vais certainement te dire que des morts nous ont aidés à résoudre l'affaire Paradis 123, qu'ils nous ont expliqué que le proc est de mèche avec le maire, qu'il a fait plonger puis zigouiller en prison un conseiller municipal témoin malgré lui de leurs magouilles. T'as raison. Dans ton cul, Lulu.

Le commandant Moreau lui avait imposé plusieurs séances chez le docteur Taouss :

-  Une dizaine. Tu ne vas pas en mourir. Je veux m’assurer que tu ne pèteras pas les plombs en pleine intervention, avait-il argué avec autorité. Tu as rendez-vous dans deux jours. Sois à la hauteur, d’accord ?

- T’es gonflé !

- Keller, je te connais. T’es capable de faire foirer cette démarche. T’as la tête dure. Tu es mon meilleur OPJ. Je fais mon boulot pour que les gars de mon équipe fassent le leur.

- T’es un sale con Moreau.

- Comme tu voudras. On en reparle après ta première séance et on verra si je te fous un blâme pour insulte ou pas.

Le cliquetis du clavier de l’ordinateur le sortit de ses réflexions passionnées.

- Que notez-vous ? Je n’ai encore rien dit. Si je ne dis rien... je ne vois pas ce que vous avez à noter.

- Que vous n’avez rien dit justement. C’est très révélateur.

- Arrêtez de vous foutre de ma gueule, maugréa-t-il. Je n'ai pas de temps à perdre.

Zahira Taouss lui adressa un signe de mépris et poursuivit sa saisie comme s’il n’était pas là.

- Vous avez le statut de médecin, vous notez des trucs me concernant dans mon dossier alors que je ne vous ai rien dit. C’est extrêmement désagréable et dangereux pour moi.

- Je tire mes conclusions de ce que je constate.

- Vous constatez quoi ? J’ai fermé ma gueule. Je n’ai rien à dire.

- Que de colère ! La colère n’est pas bon signe. Elle trahit un état émotionnel perturbé.

- Vous me faites quoi là ? Je ne parle pas. Je n’ai rien à dire. Vous tirez des conclusions qui auront des conséquences sur ma vie professionnelle et je dois rester calme ? Ma colère n’est pas normale selon vous ? Votre comportement n’est pas normal, pas le miens.

- Si vous ne voulez pas me laisser libre de mes conclusions, alors parlez.

- Du chantage.

- Pardon ?

- Du chantage. Si je ne parle pas, si je n’adhère pas à votre vérité, vous rédigez des conclusions forcément défavorables dans votre rapport de merde et ces conclusions défavorables obtenues des suites d’une analyse erronée de ma situation vont avoir des conséquences sur ma vie professionnelle. Bref si je n’adhère pas à une vérité que vous avez payée d’une vie de merde dans une université de merde que vous m’imposez de façon péremptoire sans avoir pris la peine de prendre connaissance de la façon dont fonctionne le monde dans son ensemble, de comprendre les tenants et les aboutissants du destin humain ou de la vie humaine tout simplement, je serai pénalisé dans ma vie professionnelle. Bravo, j’éprouve à cet instant, grâce à vous un sentiment profond d’injustice.

- Que cherchez-vous à me dire ?

- Que vous êtes une connasse. Je vous ai dit que je n’avais rien à vous dire. Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? Je suis obligé de subir un entretien avec vous, je ne suis pas obligé de vous parler.

Impassible, Zahira Taouss fit mine de poursuivre la prise de ses notes. Un détail sauta au visage de Keller. Quelque chose sur l'écran attirait le regard de la jeune femme. En bas, à droite. Il lui parlait. Elle patientait une poignée d'imperceptibles secondes. Plongée du regard vers le coin en bas à droite, puis réponse.

Putain ! Elle m'enregistre ! Un connard écoute la consultation et lui donne des instructions ! C'est quoi encore cette merde ?

Keller comprit son erreur sur-le-champ. Il venait de manquer de prudence. Il aurait dû se montrer placide et coopératif. Qui écoutait et dirigeait l'entretien en coulisses ? Moreau ? Le procureur ? L'IGPN ? Il devait baisser d'un ton. Lénifier. Élisabeth Valmont l'avait pourtant mis en garde : de vastes zones obscures s'étendaient sur le système judiciaire. Trop de questions demeurées sans réponse. Le démantèlement du réseau Paradis 123 l'avait révélé et rien n'avait été réglé. Une hydre dont la tête repoussait à chaque coupe. La corruption gangrénait le réseau. Le commissaire Thellier était mort. Un autre prendrait sa place.

Des événements surnaturels avaient fait irruption dans la vie des deux lieutenants. Les morts réclamaient justice. Mathieu Aumont, dépanneur, abattu par les chiens de garde de l’organisation Paradis 123, rencardait le lieutenant Élisabeth Valmont depuis son au-delà. Ses informations collaient parfaitement à la réalité perceptible des situations.

- Il nous faut passer sous les radars, avait-elle dit. Nos noms circulent désormais dans le réseau hollandais. Paradis 123 n'est pas mort. Ils savent que la corruption ne sera pas purgée ici. Ils font leur vie. Nous sommes devenus une cible, toi et moi. Je ne sais pas comment nous nous en sortirons. Inutile de demander notre mutation. Ils sont partout. On n'a pas la garantie de ne pas retrouver l'un d'eux dans notre nouvelle affectation. De plus nous ne sommes pas certains d'être affectés au même endroit.

Toute fuite était inutile. Keller venait de se vautrer dans la colère. Son cœur se serra. Il devait rectifier le tir. L'air contrit, il plongea son regard dans le creux de ses mains.

- Je suis désolé, dit-il sonnette d'alarme vissée au cerveau.

Elle se raidit, surprise par ce brusque revirement.

- Ah ? Et pourquoi ?

- Je vous ai insultée. J'ai eu tort. Vous voulez mon bien et je ne l'ai pas... comment dire... vu, tout simplement.

Elle marqua une courte pause. Consultation de l'écran.

- Quatre de vos collègues ont été sauvagement abattus. L'administration a jugé préférable de confier leurs collègues directs aux soins d'un psychologue. Vous avez, apparemment, malmené ma consœur. Elle a jeté l'éponge. Vous êtes coriace.

- J'ai dit que je m'excusais.

Coup d'œil en bas à droite de l'écran. Bref pincement de lèvres.

- Soit. Ce n'était donc pas personnel. J'entends. Vous n'étiez pas prêt à vous confier à moi.

- C'est ça.

- Le choc de l'exécution sauvage de vos collègues peut à lui seul expliquer votre méfiance. Cependant...

Elle fit mine de se concentrer pour réfléchir.

- ... je me demande, étant donné votre état de nervosité, si ... pardonnez-moi de vous le dire ainsi, mais un séjour en établissement de repos durant quelques semaines ne serait pas une solution pour vous.

- Vous voulez m'interner ? Je vois. Vous voulez savoir si ma mère m’obligeait à pisser assis ou si je regarde mes crottes avant de tirer la chasse d’eau quand j’ai chié ? Je suis flic en toute connaissance de cause. Je n’ai pas besoin qu’une psy-de-mes-fesses me dissèque les idées pour en faire je ne sais quoi dans mon dos. Pas besoin de se tordre le cul pour chier droit.

Zahira Taouss esquissa un demi-sourire.

- Je note votre champ lexical scatologique et votre tendance à verser dans la paranoïa, dit-elle comme on sonne le glas.

- Ecoutez… écrivez ce que vous voulez dans votre rapport. Ce n’est pas la première fois dans ma carrière que j’ai affaire à des gens comme vous. Ça ne m’a jamais rien apporté. Moi j’en ai terminé avec cet entretien. Si vous vous êtes forgée une opinion sur moi, sachez que moi aussi.

- J'entends, lieutenant, cependant vous oubliez une chose. Un détail, je vous le concède. Je suis psychiatre et je peux prescrire votre hospitalisation par voie de contrainte.

La bouche de Keller s'entrouvrit pour lâcher un "vous n'êtes qu'une putain de salope", mais il se ravisa.

- Je vois...

- Non, lieutenant, vous ne voyez pas très bien.

Coup d'œil en bas à droite de l'écran.

- Attendez, lénifia-t-il les mains en avant. Vous allez réellement m'interner ? Portez plainte contre moi pour insultes plutôt. C'est vrai. Je ne nierai pas les faits. Je ne suis pas dingue. Mes collègues sont morts dans de terribles conditions. Je vais digérer le choc. Je n'ai juste pas besoin de soins psy. Cela ne fait pas de moi un détraqué.

Silence. La décision de la psychiatre était à deux doigts de prendre tout son caractère officiel. Keller pensa à Élisabeth Valmont, à leur décision prise à l'hôpital alors qu'elle se remettait d'une blessure par balle infligée lors de l'assaut lancé au domicile de Didier Marchand à la tête du réseau Paradis 123. Passer sous les radars.

- OK. Je me rends, docteur. Ma hiérarchie veut que je suive une thérapie ? Je vais suivre une thérapie. Ils m’ont dit : dix séances. Avec vous. C'est très bien.

Il afficha un air désolé. Le regard de la jeune femme était animé d'une étrange lueur froide. Rapide coup d'œil en bas à droite de son écran d'ordinateur. Ses pupilles se contractèrent et scintillèrent d'une satisfaction hostile. Ses doigts fins parcoururent le clavier avec agilité.

D’un clic, elle lança l’impression du document dont elle venait d’achever la rédaction, ferma la page de travail. Elle se leva et se dirigea vers l’imprimante. Elle signa le rapport, le glissa dans la pochette cartonnée.

-Vous voyez lieutenant, dit-elle en faisant glisser sur son rail le volet de l’armoire à dossiers suspendus, pour moi, vous êtes un cas parmi les autres.

Elle rangea le dossier distraitement.

- Cet entretien est terminé, poursuivit-elle. Inutile de reprendre rendez-vous. Je ne vois pas dans quelle mesure je pourrai vous être utile. Je me réserve d’ailleurs en effet le droit de porter plainte contre vous pour insultes et je vous ferai part de ma décision sous trois jours au plus tard quant à votre internement. Je dois m'entretenir avec votre hiérarchie auparavant. Ce n'est pas dans mes habitudes. C'est une décision qui d’ordinaire m’appartient. Cela ne tiendrait qu'à moi, vous seriez déjà pris en charge. On dirait que votre commandant  vous tient en haute estime, ce qui n'est pas mon cas.

Coup d'œil dans le coin de l'écran en bas à droite. Contrariété.

Keller se passa des salutations d'usage et quitta le cabinet le cœur dévasté. Pourquoi s'était-il emporté ? Trop tard pour les regrets. Il se jeta sur le pavé du parvis de Notre-Dame et contourna la cathédrale. Un groupe se pressait en direction de la porte annexe. Il disparut, avalé par le ventre obscur de la bâtisse. Il cilla, puis haussa les épaules, convaincu de l'inutilité de ces patenôtres et de l'inexistence de Dieu. S’il existait il ne laisserait pas se produire toutes les horreurs dont il faisait le constat chaque jour. Il avait déjà vu le pire en l’Homme. Il ne comptait plus les scènes de crime sur lesquelles il avait été appelé. Les horreurs, les nuits sans sommeil. Son téléphone vibra dans sa poche. Élisabeth.

- Alors ? Ça s'est passé comment ton rendez-vous ?

- Très bien. Consultation très constructive.

Silence. Elle réfléchissait au sens réel du mot "constructive" dans la bouche de l'homme qu'elle aimait.

- D'accord. Tu me raconteras ?

- Secret défense pour 75 ans au moins.

Elle rit.

- Je suis en chemin. J'arrive.

- Je suis au bureau.

 

Dix minutes plus tard, Keller retrouvait l'ambiance presque rassurante du commissariat. Élisabeth Valmont et lui passaient leurs journées et leurs nuits ensemble. Le maître mot : discrétion.

Karl Keller referma la porte derrière lui et se servit un café. Ils parlèrent à voix basses.

- Alors ?

- Elle veut m'interner.

Affectée par la nouvelle, la jeune femme se leva et s'approcha.

- Ce que tu es belle, murmura-t-il en caressant du regard sa silhouette fine, ses traits réguliers et son abondante chevelure d'une blondeur presque angevine.

- Hors sujet ! plaisanta-t-elle.

Son visage se figea.

- Karl, dis-moi : tu as merdé à quel point ?

Haussement d'épaules.

- Sur 10 ?

- 8.

- Merde...

- Elle cherchait le clash, elle l'a eu. Elle m'enregistrait et suivait une conversation en même temps. Je m'en suis rendu compte un peu tard.

- Elle recevait des instructions ?

- Oui. C'est ce qu'on fait ici pour les auditions sensibles.

Il but une gorgée de liquide amer et chaud. Le constat était sans appel.

- Pour une raison que je ne m'explique pas, j'ai la quasi certitude qu'on veut me tenir en laisse.

- Je n'en suis pas surprise. Tu penses qu'ils utiliseraient la psychiatrie pour te contrôler ?

Les secondes se dilatèrent. Un étau d'inquiétude les enserrait.

- Qui veut te contrôler dans ce cas ? Pourquoi ? Paradis 123 ? Ils savent qu'on sait ? Ou alors est-ce un autre réseau ? J'ai beau chercher, je ne vois pas.

- Le combat des apparences, murmura Keller pensivement. Petites vacances forcées en HP et toute ma crédibilité vole en éclats.

- Tu peux dire "au revoir" à ta carrière.

- Quelqu'un veut me voir hors jeu. Pourquoi ?

- Ils sont doués quand même : sous prétexte de ne vouloir que ton bien, ils ruinent ta vie.

Tout leur pesa subitement. Aucune échappatoire.

- Moreau veut nous imposer une résilience suite à la mort des collègues.

- Oui, je sais, soupira Élisabeth Valmont. J'ai reçu un mail. J'ai rendez-vous la semaine prochaine. En plus j'ai été blessée, alors mon cas est considéré comme sensible. C'est toi près de moi ma résilience.

- Tout pareil. Comment peux-tu réussir une résilience si tu ne comprends pas les fils cachés de la trame qui sous-tend ce monde ? Comment peux-tu trouver ta place ? Tu ne peux que sombrer en essayant de ne pas entraîner les autres avec toi.

Il s'humecta les lèvres avant de poursuivre. Le café était infect.

- Cette salope a fait croire que j'étais un danger pour elle.

- Pourquoi ?

- Je l'ai insultée. Elle a monté ça en épingle.

Court moment de flottement.

- T'as insulté la psy ?

- Oui. Bref. Passons. Les apparences. Comme un prisme inversé, un miroir qui renverse la réalité pour en créer une autre toute opposée. J'ai ressenti face à elle un danger caché et implacable. Mon instinct. Le même instinct qui me hurlait que Kevin était réellement mon fils. Les tests ADN l'ont ensuite confirmé. À bien y réfléchir, cette gonzesse, c'est le mal incarné.

- Tu verses dans le mystique ?

La surprise d'Élisabeth se mua en crainte.

- J'avoue, dit-il. J'avais devant moi une femme, une psychiatre. Elle voulait mon bien, mais mon ressenti me hurlait le contraire. Ça faisait alerte rouge. Il y a autre chose derrière ça.

Il mima les guillemets. Il voulut ajouter un soupçon de dérision à son analyse, histoire d'alléger l'atmosphère, mais il y renonça. Élisabeth Valmont affichait une mine grave. Son raisonnement, à ses yeux, tenait la route.

- Ce que tu me dis sonne juste, admit-elle enfin.

- C'est toi qui le penses ou tes potes invisibles te le confirment ?

- Erika et Mathieu ?

- Oui, tes potes fantômes.

Elle se laissa tomber lourdement dans le creux de son fauteuil de bureau.

- Je croyais que tu étais devenue extralucide depuis ta prise de drogue magique.

- La Paradis 123.

- Oui. Fais pas celle qui a oublié.

- Je n'ai essayé qu'une seule fois. Ça m'a déclenché un sixième sens, mais pas pour que tu te fiches de ma gueule.

- Bah il paraît qu'on voit Dieu avec ce truc. Tu sais, le grand muet qui n'en branle pas une au paradis.

Elle lui adressa un lourd regard chargé de reproches.

- Tu ne vas pas recommencer. Prends-en, vois ce que ça fait et fiche-moi la paix avec ça.

Il pouffa avec dédain.

- Pas question de prendre de la merde pour voir un mec qui n'existe pas. Si c'est pour être emmerdé par des macchabées ensuite, non merci. Alors ? Tes potes morts, parlons-en ! On a légèrement besoin d'eux pour avoir des infos.

- Rien. Je ne les ai pas revus depuis  mon séjour à l'hôpital. Je ne vais pas m'amuser à les appeler. On sait quand ils arrivent, mais pas quand ils partent. Moi, je ne joue pas avec le feu. C'est quoi la suite ?

Keller battit des bras en regagnant sa place.

- La salope doit parler à Moreau avant de décider de mon sort.

- Notre commandant chéri t'aime bien. Je ne m'inquiète donc pas trop.

Keller la dévisagea comme si elle lui était subitement devenue étrangère. Il détourna les yeux vers la fenêtre. Les établissements scolaires alentours venaient de déverser leurs flots d'élèves dans la rue.


 

 

 

 

 

 

5

 

 

Keller venait de prendre congé. Une vague d’oxygène allégea l’atmosphère du cabinet avec son départ. Il avait la peau dure. Zahira Taouss voulait se convaincre : elle avait lu en lui. Sociopathe. Tendance paranoïde. Agressif. A surveiller car peut-être dangereux pour lui comme pour autrui. Elle saisit le combiné du téléphone.

- Docteur Taouss pour le commandant Moreau, soupira-t-elle.

Une voix aimable la pria de patienter.

- Aimé ?

- Ah ! Zahira ! Ça va ma belle ?

- S’il te plaît, gémit-elle, sois sérieux.

- J’attendais ton appel. Comment ça s’est passé avec Keller ?

Elle marqua un silence avant de répondre.

- Il sort à l’instant de mon bureau.

- Alors ? Il s'est montré coopératif avec toi ?

- Je vais être franche : je crois que non.

- Explique.

- Il encaisse mal les événements dramatiques récents. Esprit totalement fermé. Misogyne. Paranoïaque. Il m'a insultée.

Aimé Moreau se passa une main vigoureuse sur la peau ébène de son visage. Sa barbe naissante crissa.

- Je connais Karl, dit-il. Il est cash, mais...

- Je t'arrête tout de suite, l'interrompit-elle. J'envisage de l'hospitaliser durant quelques semaines.

- Pardon ?

- Je suis sérieuse.

- Tu as l'enregistrement de la consultation ?

- Non, mentit-elle.

- Pourquoi ?

- Au risque de me valoir toutes les détestations du monde, je n'ai pas jugé nécessaire de l'enregistrer. Tu étais inquiet pour lui. Tu lui faisais confiance.

- Je lui fais toujours confiance.

- Je ne m'attendais pas à ça.

- Que je lui fasse toujours confiance ?

- Tu fais ce que tu veux.

- Je ne l’ai pas envoyé chez toi pour que tu ruines sa carrière.

Bruissement de documents déplacés nerveusement. Aimé Moreau perdait son sang froid légendaire. L'hospitalisation d'office de Karl Keller serait dévastatrice. Il ne le méritait pas.

- Bon, tonna-t-il avec agacement. Conclusion : il est selon toi dangereux ?

- À mon avis oui.

- Je ne comprends pas. J'aurais dit déprimé, un peu parano, pourquoi pas. Mais dangereux, non.

- Tu veux remettre en doute mon diagnostic ? Jusqu'à preuve du contraire, l'experte c'est moi. J'ai encore un patient à voir et je fais les papiers pour son internement.

- Attends un peu. Laisse-lui une chance. Il ne le supportera pas.

Inutile de négocier. Ils avaient prévu de dîner ensemble le soir même. Il la convaincrait de revenir sur sa décision.

- Et ton nouveau commissaire ? s’enquit-elle avec légèreté.

- Elle arrive lundi.

- Une femme ? Tiens donc !

- Agathe Brunet. Elle nous arrive de Rennes. C'est sa première affectation à ce grade.

- Hum. Une oie blanche ?

- Mon cœur, s'il te plaît. Toutes les femmes ne sont pas des connasses.

- Tiens-moi au courant.

- À ce soir ? C'est toujours d'accord ?

Elle rit.

- Oui ! Bien entendu, mon amour. À ce soir.

Elle raccrocha, puis lança aussitôt un autre appel. Elle serait soumise à un interrogatoire en règle. Elle inspira profondément. On décrocha.

- Alors ? demanda une voix profonde.

- J'ai appelé Moreau.

- Et ?

- Il est emmerdé, mais ne s'oppose pas à ma décision.

Son interlocuteur la sondait. Elle coupa court à toute conjecture inutile et dangereuse.

- Tout va bien. Pas de sujet. Courant semaine prochaine, Keller fera un séjour en colonie de vacances.

La sonnette de la porte d'entrée trilla.

- Je dois vous laisser. Mon dernier patient vient d'arriver.

- Rappelez-moi? Certaines zones d'ombre doivent encore être éclaircies. Je veux savoir ce qu'ils savent, lui et sa coéquipière.

- Très bien.

Zahira Taouss raccrocha.


 

 

 

 

 

 

6

 

 

- Patient suivant, le dernier, John Michael Shadow, murmura-t-elle en consultant son agenda. Ah oui… Étrange…

Elle fouilla sa mémoire. Il s’agissait d’un autre nouveau cas. Elle se souvint de leur conversation tant son nom l’avait intriguée. Il se plaignait de troubles obsessionnels invalidants.

- Rien de grave, avait-il néanmoins précisé. Je suis obsédé par la vérité. J’ai besoin de me confier à un professionnel qui  pourrait me conseiller une thérapie adaptée.

- Ne pas supporter le mensonge n’est pas une maladie.

- Docteur, il faut que je vous en parle car toute ma journée est consacrée à la recherche de preuves qui étayent toutes les informations que l’on me donne. J’ai besoin de vous expliquer mon trouble. Accordez-moi un rendez-vous. Vous jugerez par vous-même. J’ai besoin d’un avis médical.

- Votre médecin traitant ?

- Je n’en ai pas.

- Qui peut vous fournir une ordonnance pour une consultation spécialisée avec moi ?

- Je viens d’arriver dans la région. Je n’ai pas encore de médecin traitant. J’ai juste besoin de parler à quelqu’un et vous êtes ce quelqu’un. Accordez-moi un rendez-vous d’évaluation de mon trouble. Si vous refusez de me prendre en charge ensuite, je comprendrai et je n’insisterai pas.

Elle avait marqué une pause.

- D’accord. Une séance. Si vous êtes réellement souffrant, je vous le dirai et vous conseillerai un autre thérapeute, une hospitalisation ou alors une thérapie courte. Cela ne doit pas être très grave, d’après ce que vous me dîtes.

Ils avaient convenu d’un rendez-vous en fin de journée, dernier créneau horaire. L’homme ne voulait pas ressentir l’impatience d’une autre personne dans la salle d’attente. Elle ne lui avait pas remarqué d’accent anglais. Étrange pour un tel patronyme.

- Zahira Taouss, avait-il lancé avant de raccrocher, ça sonne aussi peu français que John Michael Shadow et pourtant nous sommes tous les deux nés dans la même Provence.

Elle avait raccroché, perplexe. Il n’avait pas laissé de coordonnées. Elle aurait voulu annuler le rendez-vous. Inventer une excuse. Lui conseiller un psychiatre en milieu hospitalier. Il semblait la connaître. Elle bascula son siège en arrière. Il gémit sous son poids. Elle balada ses doigts avec légèreté sous le plateau de son bureau à la recherche de l’interrupteur de son alarme silencieuse. Directement reliée au commissariat, une simple pression suffisait pour alerter. Rassurée, elle le fit entrer.

- Monsieur Shadow ? lança-t-elle. Je suis désolée pour cette attente.

L’homme, engoncé dans son trench se dressa et bredouilla de confuses salutations. Il portait en dessous une tenue décontractée : jeans et sweatshirt à capuche. Il était grand et voûté. Ses épaules semblaient supporter le poids du monde. La peau de son visage, pâle et fine, luisait et son regard, dissimulé derrière d’épais verres photosensibles, semblait fuir celui de la thérapeute. Lèvres minces, sourire pincé, cheveux bruns et gras dont l’implantation grossière trahissait le port d’un postiche, il entra.

- Asseyez-vous, dit-elle en désignant un siège devant son bureau.

Il obtempéra, docile. Il passa le plat de ses mains sur ses cuisses de l’aine vers les genoux, d’un geste méthodique et lent. L’étoffe était plissée. Il n’aimait pas ça. Zahira Taouss attendit avant de commencer l’entretien. Elle fit mine de préparer le  dossier et de rassembler mentalement les questions nécessaires à sa constitution. En réalité, elle l’observait. La présence de l’interrupteur de l’alarme la rassurait, étrangement.

- Monsieur Shadow, c’est la première fois que vous venez ici… Je vous demande un petit instant…

Il ne lui prêtait pas attention, l’œil rivé sur les tableaux qui ornaient les murs, des représentations d'enfants aux yeux immenses, tristes et malheureux, perdus dans la forêt, tenant fermement contre eux un petit lapin blanc aux yeux écarlates.

- Voilà… Alors j’aurais besoin de votre carte vitale pour constituer votre dossier.

Silence.

- Monsieur ?

- Je n’en ai pas.

Piquée, elle esquissa un léger mouvement de recul. Il fixait les tableaux.

- Pouvez-vous dans ce cas me donner votre date et lieu de naissance s’il vous plaît ?

- Non.

- Plaît-il ?

- Vous n’en avez pas besoin pour traiter mon problème. J’ai un problème et ma date et lieu de naissance ne vous sont d’aucune utilité pour l’appréhender.

- J’en ai besoin pour votre dossier et pour le remboursement de votre consultation.

- À combien est-elle votre consultation ?

- 60.

- 60 euros, très bien.

Il fourragea dans la poche intérieure de son trench et sortit une liasse de billets de 10 et 20 euros. Il préleva la somme demandée et la déposa sur le bureau.

- Voici qui règle la question.

Impassible, elle éluda le sujet du règlement d'un revers de manche.

- J'ai tout de même besoin des informations que je vous ai demandées.

- Prouvez-le, objecta Shadow.

- Que je vous prouve quoi ?

- Que ma date et mon lieu de naissance sont nécessaires à l’élaboration de votre diagnostic, dit-il en se penchant vers elle.

Sa voix était plus profonde, plus  assurée, plus déterminée. Elle frémit.

- Je comprends.

Elle rassembla les billets, les déposa dans le premier tiroir sur sa droite, puis croisa les doigts devant elle.

- Nous verrons à la fin de notre séance s'il convient d'entamer une thérapie. Dans ce cas, il me faudra les informations.

- Ce n’est pas « notre séance ». Il s’agit de la mienne. Vous n’êtes pas concernée par mon problème. Je le vis seul.

- Soit !

Elle posa ses mains à plat devant elle. Bras tendus, elle en appela au bon sens de son interlocuteur.

- Certes je n’ai pas besoin de ces informations pour travailler sur votre cas, mais c’est ainsi. Les médecins recueillent ces données. C’est pour tout le monde pareil. Peut-être pourrions-nous en venir au fait ?

- Je ne suis pas "tout le monde".

- D’accord…

Elle fit mine de chercher quelque chose sur le plateau de son bureau puis lâcha prise. Je l’écoute, il paye, il dégage et je ne le revois plus.

- Très bien ! lança-t-elle en rassemblant à nouveau ses mains. Je vous écoute.

Il esquissa un sourire. Elle sentait son regard sur elle à présent. Il la fouillait.

- Je ne vais pas très bien. Je ressens une tension permanente dans mon crâne. Ça me ronge de l’intérieur. Je réclame des preuves pour tout. Je mesure les conséquences de chaque situation. J’agis ensuite. Je ne me peux pas m'empêcher d'enquêter sur les autres, d'analyser les éléments que je trouve à leur sujet. Je les jauge, je les passe au crible.

- Les éléments ?

- Les indices qu'ils laissent derrière eux et qui trahissent ce qu’ils sont.

Elle saisit un stylo et commença à noter sans savoir vraiment où il voulait en venir.

- Savez-vous ce qui vous pousse à faire ça ?

- Oui.

Silence. Il venait de d'entreprendre une nouvelle analyse des tableaux sur le mur. Qu'est-ce qu'il cherche ce connard ?

- Je vous écoute, monsieur Shadow.

- Dieu, dit-il en plongeant son regard dans le sien.

Le grand front de Zahira Taouss se plissa tandis que sa bouche grimaçait un sourire de dédain.

- Dieu ?

- Oui, Dieu en personne.

- Des hallucinations visuelles ? Auditives ?

- Comment ça ?

- Eh bien, vous dites que Dieu, selon vous, vous pousse à vous comporter de façon étrange. Cette certitude que vous avez fait-elle suite à des hallucinations auditives ou visuelles ? En d’autres termes, avez-vous l’impression d’entendre ou de voir ce que vous prenez pour Dieu ?

- Je l’entends et je le vois, déclara-t-il sans ambages. Il n'est pas question d'hallucinations.

Elle expira longuement, les yeux fixés sur le stylo avec lequel elle jouait nerveusement, puis leva les yeux vers Shadow.

- Je rencontre souvent des personnes comme vous. Généralement, la prise d’un traitement approprié suffit pour que tout rentre dans l’ordre.

Une petite veine battait au milieu du front de la jeune femme.

- Vous ne me croyez pas. Vous pensez que je suis dingue, que je suis un énième taré persuadé de parler à Dieu. Il savait que vous seriez très fermée à cette idée, alors je ne suis pas vraiment surpris.

- Disons que je vous crois. Vous avez certainement les symptômes que vous venez de décrire, cela ne fait pas de vous un affabulateur. Il est un peu prématuré pour poser un diagnostic définitif. J’en ai une vague idée. Elle va se préciser au fil de notre entretien.

- Vous ne me croyez pas.

- Je viens de vous dire que si.

- Non. Vous ne croyez pas que Dieu me demande de mesurer les actes et la valeur des personnes que je croise dans ma vie. Pourtant, il me demande de recueillir des preuves, de relever les indices, de repérer les symptômes révélateurs de pathologies réelles et sérieuses. Je passe mon temps à ça. Je veux savoir ce que vous en pensez.

- Quelles pathologies ?

- L'appétence au mal par exemple.

- Voyons ça, répliqua-t-elle en gonflant la poitrine.

- En quelques phrases, vous décrochez. Le mépris prend le dessus. Vous êtes médecin, psychiatre. Le mépris ne peut teinter votre analyse au risque de la déformer.

La psychiatre peinait à rassembler ses esprits. Le paysage mental de Shadow respirait quelque chose de différent. Elle percevait chez lui un grand désordre, mais aussi une candeur, voire une innocence, inattendues. Elle se ménagea un silence pour réfléchir à la façon de poursuivre son entretien en sécurité.

- Je vous crois.

- C'est à dire ?

Putain, qu'est-ce qu'il veut ce connard ?!

- Je vous crois, je vous crois ! Vous êtes certain que Dieu s’adresse à vous. Comprenez que je m’assure qu’il ne s’agisse pas d’hallucinations. Ce que vous me décrivez ressemble à de la schizophrénie. Vous me demandez de poser un diagnostic, je m’y attèle. Il faudrait m'expliquer comment il se manifeste. M'en dire un peu plus.

Elle perdait patience et se justifiait de plus en plus, ce n’était pas bon pour elle. Instinctivement, elle se sentait projetée hors de sa zone de confort. Alarme silencieuse. Elle était en sécurité.

- Donc Dieu s’adresse à vous.

Elle nota.

- Que notez-vous dans votre dossier ?

- Ce que vous venez de me dire.

- C’est tout ?

- Oui.

- Que Dieu s’adresse à moi.

- C’est cela.

- Donc vous l’admettez.

- Je le note. Je ne l’admets pas.

- Si vous le notez sans commentaire, c’est que vous l’actez.

Elle claqua la langue d’agacement, avança les épaules et croisa les bras devant elle.

- Monsieur Shadow, je note ce que vous me dites, ensuite je réfléchis, ensuite j’apporte une conclusion. Contentez-vous de me décrire vos symptômes. Comment ce que vous prenez pour Dieu se présente à vous ?

Vous pouvez  me le dire plus tard, quand vous le sentirez. Rien ne presse. En attendant, permettez une question : avez-vous des obsessions ?

- Comment-ça ?

- Des T.O.C, troubles obsessionnels compulsifs. Par exemple, tourner quatre fois la clé dans la serrure avant de sortir.

- C’est impossible.

- Pardon.

- Si je tourne quatre fois la clé dans la serrure avant de sortir, je ne sors pas. La porte ne s’ouvre pas. Elle s’ouvre avec série impaire : trois cinq sept fois.

- Soit ! Soit ! Donc ?

- Non. Pas d’obsessions. Je vous ai décrit l’essentiel. Ces analyses me prennent toute mon énergie. Je cherche, je triture, j’analyse, je détecte, je ressens jusqu’à ce que le portrait de la personne en face de moi se dessine de lui-même. Parfois ça me rend dingue.

- Pourquoi ?

- Parce que je me rends compte que les gens ne valent rien. C’est une souffrance.

- Ne valent rien ?

- Ils volent, violent, escroquent, mentent, manipulent. C’est épouvantable.

- Les autres ont leurs défauts. De là à dire qu’ils ne valent rien, il y a un monde.

- Ce n’est pas moi qui le dis.

- Qui ?

- Dieu.

- Ah oui, j’oubliais. Dieu. Dieu vous dit que les gens ne valent rien.

- C’est ça. Et je vais vous répondre : il s'invite chez moi et me parle. Il est assez costaud, brun, souriant, regard franc.

- Il a un petit nom ?

- Jean-François.

Elle nota en retenant une furieuse envie de rire.

- Il emmerde Satan et lui pisse à la gueule.

Elle se figea. Le stylo stoppa net sa course sur le papier.

- Pardon ?

- Dieu pisse à la gueule de Satan et il emmerde les Hommes qui lui sucent la bite.

Elle se mit à trembler.

- Dieu vous dit ça ? Réellement ?

- Oui, mais pas que.

- Quoi encore ? J'ai envie de rigoler.

John Michael Shadow apprécia la fièvre de l'instant. Elle taquinait son ennui. Il suivait scrupuleusement les instructions de Jean-François. Efficaces.

- Vu que ça vous intéresse pour une raison que je ne m'explique qu'à moitié, eh, bien, Dieu et ses soldats se moquent de Satan, de ses démons, de tous les hommes et les femmes assez idiots pour se laisser berner par ses belles promesses. On passe des heures à se foutre de sa gueule tellement il est ridicule à vouloir contraindre les Hommes à le servir. Les Hommes. Les créatures les plus idiotes qui soient. Satan, empereur de bac à sable. Comment peut-il tirer une gloire d'un si insipide combat ? Satan, aux yeux de Dieu est un lieutenant au caractère compliqué à qui il confie des missions inadaptées à la nature des anges. Les anges n’acceptent pas tout. Ils sont mauvais quand la mission les conduit en dehors de leur zone de confort. Satan, comme tous les autres diables, est au service de Dieu et non au service des Hommes. Satan et ses pairs ne s’occupent pas des Hommes. Dieu décide de tout concernant l’ensemble des mondes. Point barre.

À ces violentes provocations, ainsi que Jean-François le lui avait annoncé, les yeux de Zahira Taouss perdirent leur éclat. Globes noirs. Ses traits se figèrent. Carnation glabre. Sudation nauséabonde. De sa bouche, humides remugles. Une autre femme lui faisait face : démoniaque, terrifiante.

- Ho ! Ho ! s'écria John Michael Shadow. Pas de ça avec moi ! Tu peux ramper sur le plafond, je m'en carre le derche.

Elle s'exprima dans la langue du mal. Il chanta. Ne pas écouter. Ne pas se laisser pénétrer par les ténèbres de ses paroles. Jean-François apparut. Il leva un index et le temps s'arrêta.

- Ça va Wilfried ? demanda-t-il.

- John Michael Shadow - Wilfried Vanpeene... Je me demande comment je ne suis pas devenu schyzo. Franchement tu es hard avec moi. C'est quoi cette dingue ? Tu veux que je pète un plomb ?

- Je t'avais prévenu. Tu vois par toi-même que j’ai raison.

- Oui mais entre le savoir et le vivre, il y a un monde.

- Bah, tu sais contre quoi tu te bats. Faut pas me croire sur parole.  

- Pas besoin d'un tel spectacle.

Zahira Taouss, figée, n'avait rien à envier aux démons des films de seconde zone.

- Au moins, elle annonce la couleur la petite.  

- Mort de rire, pesta Shadow..

- J'ai en effet un certain sens de l'humour.

- Tu comptes faire quoi maintenant qu'elle est dans cet état ?

Dieu réfléchit. Il examina l'endroit.

- Tu la prends en photo, les tableaux également. Tu enverras les clichés au lieutenant Keller le moment venu. Pas dans l'immédiat. Il n'est pas encore prêt. Je te dirai. Tu rassembles son matériel informatique. Je m'occupe de la neutralisation de son réseau de surveillance.

Une seringue apparut sur le bureau.

- Quand on aura terminé, tu lui injectes ça et tu t'en vas avec elle. Pour la suite, je t'expliquerai. En aucun cas, étant donné l'état dans lequel elle se trouve, tu ne chercheras à la convaincre, la sermonner, discuter le bout de gras avec elle. Tu as affaire à un cas de possession démoniaque et, si tu n'y prends pas garde, la bestiole prendra l'ascendant sur toi. Je n'ai pas envie de pédaler pour te récupérer. J'ai assez de travail avec toutes ces conneries. Si je peux éviter de perdre mon temps parce que tu auras voulu faire le malin, j'aimerais assez.

- C'est quoi ? demanda Shadow en désignant la seringue.

-  GHB et particule divine. Un petit cocktail qui devrait la neutraliser pendant une bonne dizaine d'heures. Un conseil, ne traîne pas. Son maître ne va pas tarder à avoir vent de notre petite visite chez sa protégée. Tu risques de prendre cher si tu ne te presses pas. Je te le répète : ne la laisse surtout pas prendre l'ascendant sur toi.

- Putain, je fais comment, maintenant.

- Tu assures. C'est tout ce que je te demande.

Wilfried Vanpeene vida l'ensemble des données du système informatique, de Zahira Taouss. Sous l'effet de la drogue, elle semblait projetée dans un ailleurs lointain. Son regard était vide. D'aspect à nouveau normal, mais vide. Elle le regardait œuvrer avec hébétude.

- Allez, dit-il en chaussant sa capuche et une paire de lunettes sombres, on y va.

Il lui tendit son manteau. Elle le considéra avec un sourire idiot.

- Ma parole, t'es pétée ma salope.

Il la souleva d'une main robuste et la cala contre lui. Quelques pas, ils rejoignirent le flot de la rue. Un couple amoureux. Un couple, rien de plus, rien de moins.

- Tu sais ma chérie que, selon Dieu, tout Homme rencontre plusieurs fois dans sa vie des instants décisifs où son âme est jaugée par le Ciel. Il est sujet à observation permanente, à la fois pour son bien, mais aussi pour le bien de l’Humanité entière. Toute personne rencontre physiquement, durant son existence, des hommes, des femmes, qui sont là pour que le Ciel sache, selon la réponse que leur donne l’individu testé, s’il doit continuer à exister, si des épreuves doivent être ajoutées ou annulées, afin qu’une parfaite réalisation de cet individu soit effectuée.

Il appuya son souffle dans la nuque de la jeune femme en catatonie.

- Tu sais de quoi je parle, hein ? Torturer les petits, les violer, les décapiter, boire leur sang, les dévorer pour plaire à ton maître des enfers. Eh bien, tu vois, tout ça : c'est terminé.

Il ausculta le visage de la jeune femme. Ses yeux embués abandonnèrent une longue larme sur sa joue. Elle pleurait.

- Allez ma grande, marche plus droite. Fais un effort. Tu n'as plus longtemps à attendre. Lorsque le Mal réussit par son action permanente à noircir l’âme d’une personne et que cette noirceur a définitivement tué la Flamme de Vie qui se trouve en chacun et qui est rendue au Créateur lorsque la personne cesse d’exister, alors cette personne, prédatrice, doit être détruite. Bien souvent, elle est détruite de la même manière qu’elle a détruit ses victimes. Cette réciprocité est nécessaire. Dans tes derniers instants, avant de rendre ton dernier souffle, tu pourras saisir la raison de la sentence délivrée directement par ceux qui t'ont tolérée. C'est la règle tant que Dieu n'est pas lassé de vos conneries.

Elle grogna en esquissant un mouvement pour se libérer. Il resserra son emprise, puis ils disparurent dans la pénombre des ruelles.


 

 

 

 

 

 

7

 

 

- Bon eh bien c’est encore moi. Je n’arrive pas à te joindre. Je suis passé vite fait chez toi. Tu n’avais pas l’air d’être rentrée. Il est 19 heures. Je ne sais pas si tu as écouté mes messages. J’espère que tu n’as pas oublié notre dîner ce soir.

Aimé Moreau inspira profondément avant de poursuivre.

- J’ai réservé au château une table pour 20 heures. J’y vais. Je t’attendrai au bar. J’ai des choses à te dire. J’aimerais qu’on parle de nous. À tout de suite.

Inquiet, il pinça ses lèvres épaisses, posa son poing sur sa bouche et ferma les yeux avec force. La photo de Zahira Taouss disparut de l’écran de son portable avec la fin de la communication. Avait-elle pressenti l’importance de leur soirée ? Lui posait-elle un lapin pour échapper à la conversation qui scellerait leurs destins à jamais ? Il voulait la demander en mariage. Pourquoi attendre ? Il ouvrit le premier tiroir de son bureau et en sortit un écrin écarlate. Il l’ouvrit. L’or et le diamant scintillaient de mille feux. Il était fier de son choix.

Mais Zahira aurait dû lui donner signe de vie depuis longtemps. Ses consultations étaient terminées. Elle avait promis de travailler peu cet après-midi là. Elle voulait prendre le temps de se préparer pour la soirée.

Le commissariat était calme. Des clameurs parvenaient de la rue adjacente. Des piétons se disputaient.  Moreau abandonna un profond soupir, rafla son imperméable avant de lâcher un tonnant :

- J’y vais ! À demain !

Sans attendre de réponse, il sortit, l’écrin fermement enserré dans le creux de sa main immense. Solidement charpenté, d’humeur égale, d’autorité juste et patiente, le martiniquais avait su naturellement s’imposer au sein de son équipe. Le soleil de son île bien aimée lui manquait cruellement, mais la gentillesse légendaire des gens du Nord avait fait son œuvre. Aimé Moreau avait trouvé sa place.

Il s’engouffra dans sa berline et démarra en direction du Château de Beaumarais, dans un petit village à quelques kilomètres. Il quitta la nationale pour s’enfoncer dans le bocage. Il s’engagea sur une large allée caillouteuse et traversa un parc boisé au centre duquel trônait une imposante bâtisse de style néoflamand : brique rouge, ornements de pierre blanche, toit en ardoise, architecture symétrique. Construit sur les ruines d’un manoir, le château avait été reconverti en hôtel-restaurant de luxe.

Il se gara sur le parking discret situé sur la gauche et gravit les marches jusqu’à la porte d’entrée du bâtiment central. Dans le premier salon, cossu et décoré avec goût, des clients bavardaient à voix basses. Moreau commanda une eau gazeuse avec une rondelle de citron avant de s’abandonner au confort d’un fauteuil. On le servit. Il plongea le morceau de fruit dans le fond du verre, observa la lente diffusion du jus avant de boire. Pas de nouvelles. Rien. Son portable restait muet. Elle avait dit : « À ce soir mon amour ». Il composa son numéro. Encore. Silence. Encore. L’appel bascula directement sur la messagerie. Il renonça. À mesure que s’égrainaient les minutes, l’angoisse montait en lui comme la mer. La lumière rasante des appliques conférait à l’endroit une atmosphère de plus en plus pesante. Il prit une profonde aspiration. Keller. Alerter Keller.

- Moreau ? Qu’est-ce que tu veux.

Le commandant stoppa net un ricanement prêt à sortir de la gorge du lieutenant.

- C’est bon Keller, j’ai un problème.

- Je ne vois pas ce que je peux faire pour toi. Tu l’as décidé : je suis cinglé. Avant de faire chier les autres, assure-toi que tu n’auras plus jamais besoin d’eux.

- Arrête ça, tu veux ! Je t’appelle pour une disparition.

- J'ai gagné un séjour en HP, demande à un autre.

- Tu n'iras pas en HP ! Et justement, je t'appelle au sujet du docteur Taouss.

Keller émit un grognement d’agacement.

- Qu’est-ce qu’elle a cette salope ?

- Karl… je t’en prie. Tu l’as vue cet après-midi n’est-ce pas ?

- Oui, mais t’es certainement déjà au courant.

Aimé Moreau ignora la question.

- As-tu remarqué quelque chose d’anormal ?

- Mis à part qu’elle m’a bien cassé les couilles, qu'elle veut ma peau et que tu t’en fiches ?

- Keller… c’est important.

À contre cœur, le lieutenant passa en revue le déroulé de la consultation.

- Rien ne m’a sauté aux yeux. J’ai tout fait pour écourter cette torture. Tu me demandes de relever des anomalies chez une dingue ? Tu es sérieux.

- Une dingue ?

- Aussi dingue que ses patients. Une pouffiasse déguisée en sapin de Noël.

- Pardon ?

- Trop de bijoux. À part me prendre pour un con, tout le reste n’était que dinguerie pour moi, mais bon, mon sort est entre ses mains apparemment.

Moreau frotta son visage énergiquement. Keller ne lui serait d’aucune aide. Il ne pouvait sonner l’alerte au commissariat. Son cœur parlait disparition, celui de Keller l’aurait dégradé au rang de simple retard d’une pétasse coupeuse de couilles en manque de toute-puissance. Il préféra s’abstenir.

- Très bien Keller. Bonne soirée.

- Moreau, attends !

- Quoi ?

Keller ricanait. C’était mauvais signe.

- Je rêve ou t’es inquiet ?

Souffle saccadé d'une respiration difficile.

- Moreau. Accouche. Je te connais. C’est qui cette pouf pour toi ? Tu la baises ?

- Keller, c’est bon. Bonne soirée.

- Non ! Tu la baises ! hurla-t-il victorieux. Tu la baises et elle t’a posé un lapin !

Il raccrocha. Keller lui tapait sur les nerfs. Il aurait dû se douter. Il n’avait pas son pareil pour détecter les failles, les mensonges, les faux-semblants. Comment faisait-il ? Il l’ignorait. Appeler Keller pour la lui faire à l’envers, c’était s’exposer à un cinglant retour de flamme. Voilà. On y était. Keller avait débusqué le loup et le loup n’avait plus que ses yeux pour pleurer.

- Merde ! pesta Moreau.

Le petit groupe de clients venait de se lever et se dirigeait d’un pas léger vers le restaurant. Il saisit de nouveau son portable.

- Ouiiiiii ?

- Keller, arrête de te foutre de ma gueule.

- Tu la baises.

Moreau déposa les armes, pitoyable.

- On devait se voir ce soir. Je suis au resto. Je l’attends depuis une demi-heure. On est ensemble depuis trois mois environ. Je suis bien avec elle. Tu vois ce que je veux dire ?

- Je ne vois pas non. Je ne vois pas comment on peut être bien avec une conne pareille. Mais bon. Elle baise bien apparemment. C’est l’essentiel.

- Keller… gémit Moreau, défait.

- Mouais…

- Je voulais la demander en mariage.

- Dis-toi que si ça se trouve et je n’en doute pas, tu viens de l’échapper belle !

- Il n’y a aucune raison pour qu’elle ne soit pas avec moi ce soir. J’ai un mauvais pressentiment.

- Écoute Moreau, je n’ai pas à juger tes choix. Tu me demandes si j’ai remarqué quelque chose cet après-midi. Non. Renseigne-toi auprès des urgences, de l’hôpital psychiatrique où elle bosse de temps en temps, de la morgue, je ne sais pas moi. Sa famille.

- C’est ce que j’ai fait. Elle n’est nulle part. Comme si elle n’avait jamais existé.

- Que le Ciel t’entende.

- T’es un salaud Karl.

- Si tu le dis, c’est mieux que d’être taxé de dingue.

 

Ailleurs…

 

Le téléphone portable émit un léger tintement. Un texto. Il lut : «  Ma chérie, il est 22 heures. Je suis rentré chez moi. Le resto ce n’était peut-être pas une bonne idée finalement. Tu peux me rejoindre si tu veux et passer la nuit avec moi. Je t’aime. »

Les traits de Wilfried Vanpeene se durcirent en lisant le nom du correspondant. « Aimé ».

- C’est qui ce con ? maugréa-t-il.

Il caressa l’écran luminescent. « Répondre ». « Je ne viendrai pas. J’ai changé d’avis. Il vaut mieux qu’on arrête de se voir. Zahira ». Il pressa la touche « Envoi ».

- Je viens de te rendre un grand service, Aimé.

- Il aime sincèrement sa compagne, dit Jean-François apparu pour voir si tout se passait bien, mais cet amour n’est pas réciproque, car, en elle s’est logé l’ombre la plus noire. L’Homme doit toujours être vigilant, lorsqu’il tombe amoureux, de découvrir dès les premiers instants de la naissance de son affection, pourquoi il éprouve cette affection. Tout être humain a un besoin vital d’amour, car c’est l’Amour que les Créateurs ont pour les Hommes qui a généré ce Monde. L’Amour est comme une drogue qui manquerait à un nouveau-né dont les parents en auraient eux-mêmes été dépendants avant lui. L’Amour est une énergie à proprement parler. Il n’est pas un sentiment. Il est une vraie énergie originelle créatrice de vie. Il a sa propre couleur,  sa propre onde magnétique et électrique. L’Homme naît dépourvu de cet amour. Il le recherche toute sa vie car c’est le seul moyen qu’ont trouvé les Créateurs pour le ramener vers la source originelle. L’Homme est perdu dans le labyrinthe de la Création et seul l’Amour est le fil d’Ariane autorisant une âme qui l’a trouvé à revenir vers le Ciel. Voilà pourquoi les hommes et les femmes suffoquent s’ils ne sont pas aimés. Le commandant Moreau n’a pas trouvé en Zahira Taouss l’énergie originelle car rien ne se trouvait en cette femme obscure. Le Ciel décide qu’il soit séparé d’elle afin qu’il ne sombre pas avec elle. 

Wilfried, leva vers lui un regard triste et impuissant. Jean-François posa une main amicale sur son épaule.

- Allez, gamin, finis ce que tu as commencé.


 

 

 

 

 

 

8

 

 

Un vent aigre s’était levé. Les frondaisons frissonnaient. La nuit était tombée. Shadow, s’installa au volant de sa camionnette. Blanche. Anonyme. Il laissa le temps flotter autour de lui, désireux d’en guetter la lumière à plus forte raison qu’elle avait décliné. Dépecer la Vérité. La déceler dans le jus des larmes. Laisser vagabonder son esprit dans les espaces inconnus des inconscients et même des inconsciences. Ecouter le murmure. Il mit le moteur en marche. Il roula. Le corps étendu et enveloppé à l’arrière du véhicule laissait jaillir des petits jets de sang à chaque secousse. Elle était en vie. Shadow ne donnait pas la mort.

Il se gara à l’abri des regards, abaissa la vitre. Les parfums boisés prirent leurs quartiers aussitôt dans l’habitacle. Les yeux clos, il les respira. Le vol lourd d’un oiseau de nuit fendit l’espace. La forêt grouillait de vie. Il aimait cette vie.

Fourbu, il avait envie de se poser un peu. En effet, il ne ménageait pas ses efforts. Il aimait réfléchir, laisser ses pensées vagabonder. Il aimait se fondre dans la mémoire des mondes, porté par la vague des pensées et des actes des Hommes. Il roula des épaules. Échauffement rapide des muscles. Ils allaient encore être mis à rude épreuve, mais il le fallait. Il ouvrit la boîte à gants pour en extraire des chaussons stériles. Il les enfila par-dessus ses chaussures. Il replongea sa main dans la cavité sombre et en sortit une puissante lampe-torche. Il enfila des gants, resserra les cordons de sa capuche. Il ne devait laisser aucune trace. Il s’extirpa de la camionnette en grognant. Ouvrit la portière  arrière, sortit le corps inanimé de Zahira Taouss, vérifia la solidité de son emballage provisoire et le fit basculer sur son dos. Quelques soubresauts afin de s’assurer de sa propre stabilité. Satisfait, il verrouilla le véhicule et s’éloigna, ployant sous le poids de sa charge inerte.

Il avait enlevé une femme, l’avait façonnée. Il était temps à présent de la rendre à la Terre nourricière. La forêt se chargerait d’elle. Elle déciderait de lui laisser la vie ou de la lui reprendre. Cela n’était plus de son  ressort. Une pluie fine s’était mise à tomber. La mollesse du sol entravait sa progression. Il évalua la distance par rapport à la route, par rapport au lac. Les promeneurs parfois s’en éloignaient, surtout au moment de la cueillette des champignons. La police devait la retrouver. Morte ou vive. La forêt déciderait. La perspective de la découverte, de l’enquête vouée à l’échec prolongeait son plaisir, un plaisir inattendu né de la transformation démoniaque de la jeune femme devant lui tantôt. Il n’avait rien laissé au hasard. L’action parfaite et juste.

- Voilà… ici ce sera très bien…

Il déposa le corps au pied d’un grand chêne, le déballa, replia soigneusement la bâche et enroula les liens autour de son avant-bras avant de les nouer solidement. Il la parcourut du rai de sa lampe torche : elle respirait encore. Il regagna sa voiture avec la ferme intention de revenir dans la matinée. L’assassin revenait toujours sur le lieu de son crime. Il n’était pas l’assassin désireux de contempler son œuvre mais l’homme désireux de connaître la décision finale qui scellerait le sort de l’âme conduite devant son juge, la réponse de la forêt. Il retrouva sa camionnette à l’endroit où il l’avait laissée et rentra chez lui.

Un silence cotonneux nimbait l’espace. Le tintement des clés dans le vide-poche résonna dans le hall d’entrée. Il suspendit son trench mais refusa de quitter son sweatshirt dont la large capuche masquait le haut de son visage. Il se dirigea vers la cuisine d’un pas lourd, ouvrit le réfrigérateur, préleva une canette de bière et la vida dans un verre. Il rafla une tablette numérique, se laissa tomber lourdement dans le fond du canapé et contempla la mousse se tasser à la lumière de la lampe halogène. Son visage plongea entièrement dans l’ombre.

Il se repassa mentalement le film des dernières heures avec une précision militaire. Avait-il oublié quelque chose ? Non. Il extrapola les effets de chacune de ses actions afin d’en deviner les conséquences sur l’entourage de la jeune femme, des autorités, des médias. Il scannait le paysage de la situation générée par la découverte du corps, son analyse. Anticiper les réactions des uns et des autres. Projeter les décisions découlant directement de cette réalité imposée au monde. Une psychiatre avait été enlevée, travaillée, abandonnée mourante, nue, dans la forêt. Il mesura dès lors la violence des réactions, des émotions, des critiques, qui se dégageraient des individus. Ils seraient bien entendu dans l’impossibilité la plus totale de remonter la piste jusqu’à lui, mais l’existence même de leurs pensées hostiles à l’égard de l’auteur de ce crime abject lui parviendrait d’une façon ou d’une autre, certain que les pensées prenaient corps dans une dimension plus subtile.

Le sort de la jeune femme ne lui appartenait plus. Dieu allait prendre le relais, faire le job.

Il se remémora la première visite de Dieu, un soir, au terme d'une journée mouvementée au tribunal. Il était rentré chez lui. Un homme l'attendait dans le crapaud du salon, le front barré par une préoccupation. Le quadragénaire arborait la puissance des guerriers du Nord. Regard acier pénétrant, voix profonde, visage taillé à la serpe.

- Je t'attendais, avait-il dit.

Wilfried Vanpeen s'était rué sur le téléphone, prêt à composer le numéro de la police.

- Qui êtes-vous ?

- Tu peux appeler la police si tu veux. Quand ils seront là, je n'y serai plus.

- Je m'en fiche. J'appelle.

Tonalité. Silence. Sonnerie. On allait décrocher. L'homme avait disparu devant ses yeux éberlués.

- Alors ? Tu les appelles ? Tu en es sûr ?

- Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ?  Qu'est-ce que vous voulez ?

- Je suis ici et ailleurs. Je suis Dieu. Je veux que tu travailles pour moi.

- J'ai déjà un emploi et c'est très bien comme ça. Qui que vous soyez, fichez le camp.

L'homme était réapparu, posé et silencieux, comme s'il avait affaire à un enfant révolté.

- Je connais Marc Agostini, avait-il dit. Il suffit que je chuchote deux ou trois trucs à son oreille pour que ta vie commence à devenir compliquée.

- Comment connaissez-vous le procureur ?

L'homme avait soupiré avec agacement. Il avait ôté sa veste et s'était servi un soda.

- Je m'intéresse à lui, à ce qu'il fait.

Il avait bu puis avait déambulé dans la pièce avec une ostensible curiosité.

- Si c'est la crainte de manquer de temps qui te pousse à travailler pour moi, la chose peut être réglée très facilement, en moins de cinq minutes.

Vanpeene, dont la tête s'échauffait, avait fondu sur l'intrus, l'avait privé du verre à moitié plein et l'avait sommé de sortir de chez lui. La tournure de la conversation lui déplaisait.

Mouvement d'esquive. L'homme s'était projeté à l'extrémité de la pièce, fendu d'un large sourire.

- Je vais être bref, avait-il déclaré doctement. Je suis Dieu. Appelle-moi Jean-François. Ce sera plus simple. Je ne te donnerai pas mon vrai nom. Je ne veux pas être emmerdé. Je mène une enquête dans un milieu particulier qui me pose grand problème. Il se trouve que tu fréquentes certaines personnes de ce milieu. Je t'ai repéré et j'ai pris le temps de t'observer, d'observer ton comportement. Ce que j'ai vu me convient alors me voici.

Vanpeene avait haussé les épaules. Il avait d'autres chats à fouetter. Son épouse était enceinte. Il devait se lancer à la recherche d'une aide ménagère et, cerise sur le gâteau, le toit de sa maison nécessitait une réparation suite aux dégâts causés par la dernière tempête.

- Il est temps que la vérité sur les hommes et les femmes de pouvoir soit révélée. L'humanité est gangrénée. J'en ai assez. J'ai décidé que c'était terminé. Mon plan se déroule sur plusieurs années car je veux sauver une partie de ce monde. Le mal est très actif et n'a pas son pareil pour anticiper mes actions. Tu fais partie de l'équipe que je constitue. Tu ne risques rien, mais si le mal me joue un tour pendable imprévisible, alors sache que tu seras bien accueilli au Ciel.

- Trop aimable.

- Cela dit, une telle issue n'est pas à l'ordre du jour. Je t'apprendrai à passer sous les radars et agirai en coulisses pour vous préserver, toi et les autres.

L'homme s'était approché de lui, le visage avenant.

- Détends-toi, avait-il murmuré en posant ses mains sur son crâne. À partir de cet instant, tu es désormais le hacker le plus doué de ta génération.

Vanpeene explosa de rire.

- Si, si. Je fais ce que je veux. Tu vas devoir te servir de cette merveilleuse capacité. Aussi, vu que tes finances te le permettent, tu vas procéder à un investissement conséquent. Tu vas avoir besoin de matériel de pointe. Arrange-toi pour rester discret. Lorsque tu communiqueras en mon nom, tu seras John-Michael Shadow. Tu seras en contact direct avec mes cibles sur ce territoire. Il faut un pseudonyme très évocateur symboliquement. Ils sont friands de symboles. C'est d'ailleurs cela qui les perdra.

Leur conversation avait duré toute la nuit.

Vanpeene vida son verre d’une traite et le déposa sur la table basse face à lui.  Il se contorsionna en se massant la nuque énergiquement afin de soulager la tension de ses muscles. Il saisit la tablette numérique et inséra dans le port USB la clé contenant la sauvegarde du fichier de Zahira Taouss.

- Voyons ce que tu as dans le ventre, murmura-t-il.

Une vague de satisfaction monta en lui. Une galerie de portraits défilait devant ses yeux. Des noms assortis de leurs pathologies. Des notes, des tonnes de notes. Des jugements, des prises de position, des descriptions savantes et déterminées.

- Une mine d’informations.

- En effet, répondit Shadow.

- Une vision très étriquée de ses patients.

- Je vois cela…

- Prends le temps de découvrir les profils de chacun. Tu sauras quoi en faire.

- Très bien…

Il sortit de la poche de son sweatshirt le smartphone de Zahira Taouss. « Agenda ». L’application ne contenait que des rendez-vous professionnels.

- Ouaow … quelle femme. Aucune donnée perso. Une vraie malade du travail.

Il parcourut à nouveau les fiches des patients. Un profil retint son attention.

- Keller… Officier Police Judiciaire…

Son cœur se serra.

- Un flic… commissariat de Saint-Omer. Tiens donc… Elle veut t'envoyer en colonie de vacances. Apparemment tu ne t’es pas laissé tirer les vers du nez par cette salope… Tu me plais…


 

 

 

 

 

 

9

 

 

 

Le dossier médical ne mentionnait pas les données personnelles de Keller. Il ne trouva rien le concernant sur le web. Une photo d’identité. Rien d’autre.

- Il n’a décidément rien lâché…

Il réduisit la page et se rendit dans son bureau. Une pièce exigüe aveugle. Sur un plan de travail sommaire, plusieurs ordinateurs interconnectés, des éléments informatiques haute technologie. De vrais bijoux en matière d’espionnage. Sa conversation avec Dieu lui avait insufflé l'envie de relever des défis. Craquer le système informatique de la police française, des entreprises du CAC 40, du FBI était devenu son activité favorite. Il n'exploitait pas les données, mais se contentait de l'immense satisfaction d'avoir franchi d'infranchissables barrières. Cette fois, il allait exploiter le système, en presser le jus, recueillir les données pour concevoir le plus parfait des plans.

En quelques clics, il pénétra dans le système EDF. Karl Keller était abonné. Tout y était. Adresse, téléphone, compte bancaire. Opérateur téléphonique. En quelques minutes la vie du lieutenant s’étalait devant lui. Il n’avait plus aucun secret pour Vanpeene. Il consacra une partie de la nuit à étudier son profil, puis regagna sa chambre et se coucha.

Dans la pénombre, des visages, hideurs surgies de l'enfer. Depuis la visite de Dieu, le mal le harcelait, le hantait.

- Hé ! Jeff ! Tu me chasses ces connards de ma chambre s'il te plaît ?

La question était réglée en moins de temps pour le dire. Il put dès lors se laisser aller à la douceur cotonneuse du sommeil. Il avait fait le job, déposé dans la forêt la cible désignée par Dieu. Il pouvait dormir sur ses deux oreilles.

Le lendemain, au lever du jour, il retourna dans la forêt. Elle était toujours là. Deux jours après sa disparition. Des corneilles la picoraient.

- Elle n’est pas encore morte.

- Qu’as-tu décidé ? demanda Vanpeene.

- La règle est la même pour tout le monde. Ses pensées n’ont pas évolué d’un iota.

- J’entends des chiens. Ils viennent vers nous.

- Ne t’inquiète pas. Je m’occupe de ça.

- J’aimerais savoir : va-t-elle survivre ?

- Non. Il est temps de partir. Il ne faut pas qu’on te trouve ici.

- Je sais.

- Les chiens ne sont pas seuls. Ils vont percevoir ta présence. Ne te mets pas en danger inutilement.

- Tu as raison, je pars.

- Va chez ton médecin. Qu'il te prescrive un mois d'arrêt de travail. Je vais avoir besoin de toi à plein temps

- Quel prétexte ? Je suis en pleine forme.

- Quand tu seras face à lui, tu seras dans un sale état. Cela t'évitera de mentir. Ton inconfort prendra fin aussitôt sorti de son cabinet.


 

 

 

 

 

 

10

 

 

Keller et Valmont faisaient l'amour, passionnément. Et le monde n'existait plus. Ils s'aimaient, sans se le dire. Rassérénés, ils allaient s'endormir. Il se leva. Se servit un verre d'eau. Le téléphone abandonné dans le salon trilla. Trois appels en absence. Le parquet craqua sous ses pas.

- Karl, c'est moi.

- Oui, commandant.

- On arrête les blagues. Elle a disparu. Je veux que tu enquêtes. S'il le faut, ce sera un ordre. Je fais ouvrir une information judiciaire au parquet.

- Aimé, soupira-t-il, cela ne fait pas encore 48 heures et elle vient de te lourder. Le parquet ne te suivra pas.

- Je n'y crois pas !

- Tu es dans le déni. On n'a aucun élément.

- Alors tu ne m'aideras pas ?

- Si... Bien sûr que je vais t’aider.

Keller s'étala dans le canapé de tout son long.

- ... mais sérieusement, c'est une garce. Pardon de te le dire. J'ai eu le temps de m'en rendre compte. Elle t'a lourdé comme une grosse merde et par texto en plus. Rien d'illégal, rien d'alarmant. Elle a pris sa décision.

Moreau réfléchissait. Il voulait vivre avec elle. L'épouser. Aucun doute. Que cherchait Karl avec ses allégations sans fondement ? Certes elle n'était pas de caractère facile, parfois autoritaire. Il pouvait parfois se sentir coupable de ne pas être à la hauteur de ses attentes.

Elle était belle, intense, précieuse à ses yeux. Elle était promesse de bonheur. Il avait envie de prendre ses fragilités à bras le corps. Il voulait être son épaule pour pleurer.

- Il est vraiment trop tôt pour lancer le tintouin pour disparition inquiétante, mais, si c’est ce que tu veux, tu peux également appeler le commandant de gendarmerie Delassus pour qu'il déclenche le plan épervier en complément d'un plan de recherche active ici sur place. On met tout en branle maintenant. T'es flic et elle bosse pour nous. Un claquement de doigts et c'est bon. Faut que tu sois sûr parce que ça coûte bonbon les hélicos et tout le berdol. Avec le texto qu'elle t'a envoyé, ils vont se marrer.

Aimé Moreau marqua une pause.

- J'espère que tu as raison. Une rupture, rien d'autre. J'ai une sale impression. Une sale collante impression.

- On n'a pas le même regard sur elle, c'est un fait. Si tu es sûr de toi, alors, lance les recherches. Je peux m'en occuper si tu veux dans un premier temps, mais un homme seul, voire deux, trois avec Valmont, ne valent pas une horde de gendarmes lâchés dans la nature.

Agitation perceptible au bout du fil. Moreau perdait pied. Ses sentiments pour Zahira Taouss biaisaient la donne.

- Lance le plan de recherche et je participe, OK. Si tu as un doute, attends demain matin.

- C'est ce que tu ferais si Élisabeth disparaissait ?

Keller pouffa.

- Si elle me posait un lapin avec un texto de merde comme ça, elle irait se faire foutre.

- Au moins, ça c'est dit. Bonne nuit Karl.

 

Chez Wilfried Vanpeene

 

- Tu sembles abattu, Wilfried.

- C'est toi ?

Silence.

- J'aimerais te voir lorsque tu me parles. Ça me donnera moins l'impression d'être cinglé. Je n’aime pas l’idée d’entendre des voix.

L'homme apparut à la fenêtre du salon. Il écarta le voilage et laissa balader son regard distraitement au hasard des mouvements dans la rue qui se vidait peu à peu.

- Tu es inquiet Wilfried ? 

- Inquiet, ce n'est pas le mot. Dévasté. Brisé. Fracassé. J'ai torturé un être humain, comme ça, gratuitement. Alors, OK, ça va super.

L'homme tourna les yeux vers lui.

- Tu crois qu'elle s'est posé autant de questions la première fois qu'elle a écorché le visage d'une petite fille à vif, avant de l'éviscérer, de la décapiter et de boire son sang directement dans son corps avec une paille métallique ? S'est-elle posé des questions lorsqu'ils ont servi les restes de la pauvre gamine rôtis, disposés sur un plat, comme l'on sert un poulet de ferme ? Tout est dans son ordinateur. Le dossier "Vacances à Saint-Martin". Le moment venu, tu transmettras à Keller.

- Je crois que je vais vomir.

- Plus tard, Wilfried. Prends de quoi noter. Je vais te donner l'emplacement de ce qu'il y a à trouver dans cet ordinateur. Tu...

- ... je transmettrai à Keller.

- Quand je te le dirai.

- Ma femme est harcelée par un connard en ce moment. Je vais devoir passer au commissariat. Quel hasard, hein ?

- Quand tu verras Keller, tu ne lui parles de rien. Pas un mot de cette histoire.

- Je crois que j'ai compris en fait.

Le corps de Wilfried Vanpeene s'affaissa.

- Putain... Tout ça n'a pas de sens.

- Ne me dis pas que tu découvres la maltraitance faite aux enfants. En tant que procureur adjoint, tu as accès aux affaires.

- Non. Oui.Mais ce dont tu me parles me paraît tellement...

- Impossible ?

- Non, irréel. J'ai l'impression vivre en enfer depuis ma naissance sans m'en être rendu compte. Le réveil est un tantinet difficile.

- Ne désespère pas, Wilfried. Le Ciel tisse en permanence dans la vie des Hommes une trame invisible qui les relie entre eux et qui permet sans cesse aux Créateurs de savoir qui évolue et comment. Le Ciel énergétiquement est lié à ce qui se passe sur Terre. Cette interconnexion est la raison pour laquelle les Hommes ne peuvent pas évoluer seuls, car se trouve en eux une énergie créatrice qui ne leur appartient pas et qu’ils doivent rendre lorsqu’ils cessent d’être. L’Homme n’est que le porteur d’une lumière qui peut lui faire atteindre le Ciel ou le détruire.

   Vanpeene afficha une moue dubitative.

- Si tu le dis. Pour l'heure, ma seule préoccupation est la découverte du corps de qui tu sais. Ma seule obsession : ai-je laissé des traces ? Ce n'est pas moi, ça. J'ai pu faire une connerie. Je m'attends à ce qu'ils cognent à ma porte et m'embarquent. Qu'est-ce que ma femme va devenir ?

- Oh !  T'inquiète pas pour elle.

- Pardon ? Un connard l'emmerde et tu me dis que tout va bien pour elle.

- Un sujet après l'autre. Tu vas péter les plombs si je balance tout d’un coup.

- Charmant.

- Ils vont découvrir le corps demain matin. Dors tranquille et en attendant le déclenchement des hostilités, voici la suite de ta mission.

Vanpeene se tassa encore plus.

- Sérieux...


 

 

 

 

 

11

 

 

8 heures pétantes le lendemain...

 

- Salut Keller, Caroline. Bienvenue au bercail.

- Merci. Tout va bien ?

Il appréciait la jeune femme. Une nouvelle recrue fraîchement arrivée dans la région. Sa bonne volonté le touchait. Il observait avec curiosité l’évolution de sa motivation. L’enthousiasme se fanait très vite en général. Il se transformait alors soit en arrogance soit en dépression.

- Oui. Cool. Je suis à l’accueil ce matin, c’est pénard. Tu peux entendre un couple ? Ils veulent porter plainte.

- Pour ?

- Oh… c’est la femme. Un mec la suit partout.

- Vraiment ?

- Je te les envoie ?

- Balance. Je m’en occupe.

- Très bien mon lieutenant. Il faut juste que je précise un truc, un détail : le mari c'est le proc' adjoint.

- Il ne peut pas lancer l'enquête directement du parquet ? Pourquoi ils sont chez nous ?

- C'est sa femme qui porte plainte. Elle veut voir un flic. Mets-toi à sa place : on a de beaux OPJ ici.

- Fais la maline.

- C’est ça ! Bonne journée.

- Attends deux secondes : Élisabeth est arrivée ?

- Non, pas encore.

Il savait, mais multipliait les signes de non relation amoureuse entre eux. Il ne connaissait pas l'agenda personnel et intime du lieutenant Élisabeth Valmont. Point à la ligne.

- Ah oui, j'oubliais : on a un nouveau stagiaire. Vincent. Il vient d'arriver.

- Il n'est pas pour nous ? Plutôt besoin d'une nouvelle cafetière. Pas le temps de le prendre en charge.

- Il n'est pas avec vous et pour la cafetière : c’est prévu par l’amicale.

- Parfait. J'attends monsieur le procureur adjoint et son épouse pour un dépôt de plainte dont il pourrait lui-même se charger. Trop content.

- Arrête de râler, Karl. Tu vas finir vieux garçon.

Il raccrocha et se laissa basculer dans le fond de son siège. Il allongea les jambes et entrelaça ses bras derrière sa tête. Il ignorait à quoi attribuer cette morgue. Elle le tenaillait depuis des années et avait fini par devenir un trait de son caractère. Pas très glorieux. Lors de sa dernière enquête, son fils caché avait fait irruption dans sa vie, par effraction. Kevin. Il en était heureux. Heureux. Alors ?

Son profond agacement à l’égard de ses congénères en général et en particulier parfois, lui posait question. Il avait ébauché des semblants de réponses en fouillant dans son passé, pour se raviser très vite : et s'il avait raison de ne pas les supporter ? À force de côtoyer le mal sous sa forme la plus brute, il avait  développé un profond rejet de l'espèce humaine et développé un instinct de survie des plus aiguisés lui permettant de repérer les êtres nocifs en quelques secondes. Verdict sans appel : les Hommes ne valaient rien ainsi que toutes leurs conneries d'amour inconditionnel. Depuis quand t'aimes quelqu'un comme ça sans t'emmerder de savoir à qui t'as affaire ? On te frappe à la joue droite, tends la joue gauche ? Et ma main dans ta gueule, connard ?  

Et si, finalement, ceux qui n'étaient pas mauvais n’étaient que des idiots, désaxés, dangereux ?  La morgue et l'arrogance n'étaient-elles pas souveraines ? L'insecticide qui éloigne les nuisibles ? La citronnelle autour de la lumière ? Ne pas leur offrir sur un plateau l'envie de lier amitié. Lier. Les liens. Les attaches. Les amis, ça colle tellement qu'il faut des lustres pour s'en défaire. En plus ils sont si cons qu'ils en rajoutent une louche et c'est mort : tu te les coltines. Keller lisait en eux avec une telle facilité qu'il ne pouvait pas ignorer l'existence des basses fréquences émises par leur véritable nature. Une qualité pour un enquêteur. Une plaie pour un ami. Il s'était fixé une règle à laquelle il n'avait jamais dérogé : primum non nocere.

Non nocere, non nocere, oui mais ne pas négliger les basses fréquences de la connerie des autres.

Le couple se présenta. Wilfried et Charlotte Vanpeene.

- Asseyez-vous, je vous en prie, fit Keller sur un ton administratif.

Ils le remercièrent et prirent place face à lui avec un léger air de propriétaires. Un grand maigre, blond, avec une petite brune et ronde. La trentaine bien sonnée. Leurs tenues vestimentaires dépareillées accentuaient leur disharmonie apparente. L’amour avait certainement ses raisons, des raisons qui échappaient à Keller en cet instant précis.

- Vous travaillez avec Marc Agostini, c'est bien ça monsieur Vanpeene ?

- Tout à fait.

- Je ne vous ai jamais rencontré.

- Nous sommes arrivés à Saint-Omer il y a un an. Le temps de prendre nos marques et puis...

- Les derniers mois ont été mouvementés.

- En effet. J'ai pris en charge les affaires courantes pour que Marc Agostini consacre tout son temps à l'affaire que vous savez.

- Cela s'entend.

Il mit de l'ordre sur son bureau puis rédigea l'entête du procès verbal.

- Dépôt de plainte ou main courante ?

- Mon épouse vous le dira, lieutenant.

- L’homme entama un discours dithyrambique sur son épouse, sa beauté, sa gentillesse, ses valeurs, comme si elle n’était pas là. Elle se laissait décrire avec un sourire idiot. Une simplette. Keller remarqua des cicatrices sur son visage, de l’acné également, un nez boudiné surmontait des lèvres disproportionnées. Ses cheveux bruns tirés en arrière lui conféraient un air sévère que son mari semblait ne jamais avoir remarqué. Keller se méfiait des compliments et exagérations. Ils masquaient toujours une vérité inverse cachée. Cette justification inutile et hors sujet le dérangeait. Pourquoi le caractère génial de cette épouse taciturne avait-il tant besoin d’être admis pour évoquer le réel motif de leur venue ? Il auscultait Vanpeene et ne décelait aucune malice. Un bon gars de toute évidence mal marié. Wilfried Vanpeene se montrait affable et engageant. Il se montre lisse comme des fesses. Il n'a pas l'air de faire d'efforts pour ça. Elle est vissée du cul et le regarde de travers. Hum...  

- Que puis-je faire pour vous ? C’est bien tout ce que vous me dites là, vous êtes heureux, votre femme est une épouse merveilleuse. C’est super, mais que puis-je faire pour vous ?

L’homme se dressa, piqué. Il croisa la jambe gauche sur la droite et les verrouilla de ses mains fermement accrochées l’une à l’autre.

- Nous avons reçu des menaces.

- De ?

L’homme affirma sa posture. Ce détail retint l’attention de Keller, sensible aux messages des postures inconscientes. Toi, t’as l’impression de perdre ton temps ici. Soit tu ne crois pas en ma capacité à t’aider, contrairement au sketch que tu m’as fait en entrant, ou alors tu mens.  Mon travail ne va servir à rien et tu le sais. Tu vas en plus gaspiller mon temps et me faire la gueule si je te fais perdre le tien… T’as même pas encore ouvert la bouche que je t’ai calculé. Et pourtant, t'as l'air d'un bon gars qui fait ce qu'on lui demande. Ton proc, ta femme. Tu fais le show pour qui ? Tandis qu’ils parlaient, son épouse, vissée sur son siège, tripotait nerveusement une chaîne en or. Elle portait deux bagues aux formes étranges au majeur et l’index de la main droite. Une cérébrale genre suis-moi je te fuis, en mode angoisse maxi, je te jure que ce qu’il dit c’est vrai. Hum… Elle sincère et lui ? Bizarre…

- Ça se manifeste comment ces menaces ?

- Un type en veut à ma femme. Il la suit et l’insulte.

- Donc cela concerne madame. Pas vous. Ça se passe comment ?

- Il surgit n’importe où : au supermarché, sur le parking de l’hôpital, dans la rue.

- L’hôpital ?

- J’y travaille de nuit, précisa-t-elle. Je suis infirmière.  

Elle ouvrait la bouche pour la première fois. Voix éraillée, presque masculine. Décidément...

- Nous attendons un enfant, précisa Vanpeene la tête penchée en direction de sa femme.  

Il marqua une pause dans l’attente de félicitations, mais elles ne vinrent pas.

Keller venait d'être projeté dans une autre dimension. Putain. Il l'a grimpée. Il chassa l'image de son esprit et se concentra sur l'audition.

- Madame, vous pourriez le décrire ?

- Non.

- Comment ça ?

- Je ne suis jamais présent.

- Donc madame ?

- Je n’ai jamais vu son visage, balbutia-t-elle visiblement perturbée. Je suis certaine qu'il s'agit d'un homme. La carrure, la démarche... Il apparaît, me dit des insanités et s’en va. Il me semble l’avoir déjà vu, mais je n’en suis pas certaine. Il est grand et porte un sweat-shirt noir avec une capuche. Il porte des lunettes noires elles aussi, qui couvrent ses yeux entièrement et des gants en cuir. Difficile de dire à quoi il ressemble. Ça pourrait être n’importe qui.

- Depuis quand il vous importune ?

- Quelques semaines.

- Peut-il savoir que vous êtes enceinte ?

Elle plissa les paupières puis laissa filer son regard vers son mari. Il se posa sur son front, ses yeux, ses lèvres pour descendre vers ses mains.

Elle le calcule ma parole.  

- Je ne sais pas, mais, en effet, cela correspond au moment où j'ai annoncé ma grossesse.

- C'est peut-être quelqu'un qui vous connaît. Vous vous êtes disputée avec un homme récemment ? Un ami, un collègue ?

- J'ai annoncé ma grossesse sur les réseaux sociaux. Je garde le lien avec ma région d'origine.

- Qui est ?

- Chartres.

- Donc, n'importe qui a pu voir vos publications.

- Oui.

Vanpeene décroisa les jambes et se pencha index pointé vers le clavier.

- Vous ne notez rien ?

- Je fais le point avec vous d’abord. On discute. Pour porter plainte, il faut des éléments.

- Je suis au courant, lieutenant. Certains détails pourraient vous  échapper si vous n’y prêtez pas garde.

Keller pinça les lèvres. Vanpeene imposait une méthode de travail qui n'était pas la sienne. Il ne pouvait riposter.

- Des témoins, demanda-t-il sur un ton lénifiant ?

- Non, admit-elle honteuse.

- Elle est toujours seule quand ce salaud s’attaque à elle ! s’écria soudain Vanpeene en décrivant de grandes courbes dans l’air.

Ça y est, ce con fait le show.

C’est à ce moment précis qu’Elisabeth Valmont entra. Fine, blonde, le regard bleu, la bouche épaisse, elle salua mollement l’assistance. Son sourire s’effaça devant l’amoncellement des dossiers sur son bureau. Elle entreprit de les ranger en grommelant. La scène amusa Keller. Elle était si belle.

- A-t-il fait autre chose ? demanda-t-il à Charlotte Vanpenne.

- Il ne l’a jamais touchée, fort heureusement, intervint l’homme de loi visiblement agacé. Je ne veux pas tenter le diable. Si vous agissez dès aujourd'hui, on aura des chances de le dissuader.

- Tenter le diable ? On n’en est pas là. Si c'est d'une protection policière dont vous parlez, monsieur le procureur adjoint...

Élisabeth Valmont se figea un instant. Procureur adjoint. Elle ne l'avait jamais vu. D'où sortait-il ? Elle se replongea dans la lecture d'un courriel. Keller posa son attention sur le regard embué de la jeune femme. Sa lèvre inférieure tremblait. Son émotion était palpable. Peur réelle.

- ... il faudrait voir directement avec le sous-préfet.

- Sans dossier, il refusera. Ma femme est suivie dans la rue, il faut un flic avec elle...

Il secoua la tête lourdement.

- ... il m'enverra sur les roses et je ne pourrai l'en blâmer, conclut-il avec fatalité dans le ton de sa voix.

- Je vois, répondit Keller. Je n'ai pas de solution pour le moment. Vous êtes mieux placé que moi pour organiser la protection rapprochée de votre épouse.

- Si. Il y a un moyen radical de régler la question : vous le prenez sur le fait. Une filature, surveillance à distance. Ça ne vous prendra pas beaucoup de temps

- Planque et filature ?

- Oui.

Keller retint un soupir.

- Faut voir directement avec la hiérarchie. Un commissaire vient d'être nommé.

- Suite au décès de Thellier.

- C'est ça. Faudra voir directement avec lui.

- C'est une femme. Votre nouveau commissaire.

- Ah... Bon... très bien.

Il se tourna vers Corinne Vanpeene.

- Du coup, on va finaliser votre plainte pour nous créer une base de travail. Votre profession exacte ?

- Infirmière de nuit au service post-natal au CHRSO.

- Ses agressions ont lieu quand vous partez ou revenez du travail je suppose ?

Elle confirma d'un hochement de la tête. Keller rédigea sa déposition.

- Vous pouvez discrètement le filmer avec une petite caméra fixée sur vous, comme les sportifs pour se souvenir de leurs exploits. C'est très facile à trouver et à utiliser. J'imprime votre déposition. Vous la relisez ?   

Il s'exécuta. Elle relut. Silence arcbouté. Claquement de langue.

- C'est bon, dit-elle en acceptant le stylo que Keller lui tendait. Merci.

Elle signa. Échanges de poignées de main. Chacun exprima sa satisfaction et se promit de se contacter dans les meilleurs délais. Pendant ce temps, Jessica Waldeck poussait la porte d’entrée du commissariat.



 

 

 

 

 

 

12

 

 

Jessica Waldeck arborait un visage poupin. Un regard charbonneux et une chevelure rose délavé, un pullover ample sur une jupe courte. A 18 ans, elle en paraissait trois de moins. Elle pressa l’interrupteur d’entrée du commissariat. Au moment où le système d’ouverture émit un bourdonnement électrique, elle poussa la porte. Elle la laissa se refermer d’un claquement sourd. À l’accueil, une vieille femme mal fagotée fulminait.

- Je n’ai pas dit mon dernier mot !

- Madame, on n’envoie pas les gens en prison pour si peu.

- Si peu ? Cette salope m’a balancé son seau d’eau sale sur les pieds.

- Elle vous a balancé le contenu du seau.

- C’est ce que j’ai dit !

- Vous voulez porter plainte sans preuve et sans témoins.

- J’en trouverai !

- Si vous le dites.

- Mais oui ! Je le dis ! Elle ira au trou ! J’aurai la paix ! Elle a tué mon chien !

- J’entends, mais quand bien même votre plainte aboutirait. Elle n’écopera pas de peine de prison pour autant. Un rappel à la loi tout au plus.

- Je vais la lui rappeler, moi, la loi !

- Ce n’est pas à vous de le faire. Vous patientez en salle d’attente ? Un agent va enregistrer votre plainte.

Le couple Vanpeene traversa le hall et sortit. La vieille femme les fusilla du regard, puis aperçut la jeune fille aux cheveux roses. La seule vue de son allure la fit sursauter.

- On est chez les dingues ici en fait ! Je me suis trompée de chapelle !

- S’il vous plaît !

Elle serra son sac contre sa poitrine et prit un air dolent. L’heure n’était plus à la colère.

- Mon beau-fils est agent de sécurité dans un grand magasin. C’est lui que je vais aller voir. Il me dira ce que je dois faire.

- Comme vous voudrez.

La vieille sortit en pestant. Jessica Waldeck prit un air sombre et pénétré pour s’adresser à la fonctionnaire.

- Je voudrais voir un flic en particulier. Je sais qu’il bosse ici, mais je ne connais pas son nom.

Décidément, c'est la journée des casses-couilles.

- Il va falloir être plus précise !

La jeune fille fit mine de réfléchir.

- Musclé, beaux yeux, beau sourire. Il bosse avec une dame blonde assez jolie.

- Vous avez rendez-vous ?

- Ah ! Vous voyez de qui je veux parler ! Je le savais ! Trop forte !

- Vous avez rendez-vous ? répéta Caroline avec exaspération.

- Non, mais il va me recevoir. J’ai des trucs à lui dire.

- Vous m’en direz tant, babilla Caroline en scrutant la jeune fille les yeux plissés.

Elle lui donna alors l'impression qu'elle allait s'effondrer en miettes.

- Oui. Il faut absolument que je le voie, répondit Jessica Waldeck en roulant des prunelles. Si vous saviez pourquoi, vous ne la ramèneriez pas.

- Pourquoi ?

- Un meurtre. C'est suffisant pour vous ?

Eh, merde. Caroline baissa les armes. Les individus aux allures les plus improbables pouvaient parfois avoir le bras plus long que les Champs Élysées. Inutile de faire durer ce semblant de joute verbale digne des plus grands poulaillers.

- Vous avez une carte d’identité ?

- Oui. Attendez…

 Elle fourragea dans sa sacoche et en sortit la pièce demandée.

- Voilà.

- Merci.

Lasse de négocier, Caroline composa le numéro de Keller. Il était disponible.

- Prenez l’escalier, là, derrière la porte à votre droite. Premier étage, deuxième bureau sur la droite.

Elle lui rendit sa carte d’identité et la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle disparût.

- Connasse, murmura-t-elle.

 

Keller et Valmont considéraient la gamine, perplexes. Elle était entrée, s’était installée avec un « salut » désinvolte. Elle détaillait la pièce en mâchant bruyamment son chewing-gum, jambes écartées, son sac en toile à grosses fleurs posé sur ses cuisses épaisses. Valmont adressa un signe à Keller pour lui dire qu’elle s’en occupait, mais l’importune ne se laissa pas faire.

- C’est cool m'sieur, aboya-t-elle. C’est bien vous. Je voulais vous voir vous et personne d’autre.

- Moi ? s'étonna Keller, une main à plat sur la poitrine.

Il consulta ostensiblement sa montre, exaspéré par le vacarme de la mastication, obsédant, horripilant.

- Jetez ce chewing-gum, ordonna-t-il en tendant une corbeille.

Elle l'avala puis se fendit d'un large sourire provocateur. Putain quelle connasse. Elle émit un petit rire, inspira profondément. Son regard se figea. Elle laissa libre flot à une étrange logorrhée.

- Il y a dans la forêt au moment où je parle une femme. Elle est nue et salement amochée. Ne me demandez pas c'est qui. Je ne sais pas. Elle n'est pas encore morte, mais le froid de la forêt, les oiseaux vont achever le travail. Vous allez la chercher et lorsque vous la trouverez, ce sera trop tard de quelques minutes seulement. Vous aurez grave le seum. C'était une garce. Une vraie salope. Le mec qui lui a fait ça a débarrassé le monde d'une sacrée pute. Enfin, c'est ce que je ressens.

Elle pendicula théâtralement. Le monde autour d'elle n'existait plus. Elle avait abandonné son message et puis hop, voilà, sujet suivant. Keller consulta Élisabeth Valmont d'un coup d'œil rapide et sûr. Elle semblait s'être arrêtée et fixait Jessica Waldeck comme une poule regarde son œuf, les yeux ronds et surpris. Il s'esclaffa sans savoir laquelle des deux femmes était la plus comique en cet instant suspendu dans l'éternité. Il posa les mains à plat devant lui, en inspirant.

- D'où tenez-vous cette information ?

Elle recentra son regard sur lui lentement.

- A supposer que cette femme existe réellement et qu’elle se trouve dans cet état précis, qui vous a prévenue ?

Un rictus agacé, empreint de déception déchira son visage de porcelaine.

- Vous ne me croyez pas.

- Avant de vous croire, je dois me faire une idée précise de la situation. Je ne suis pas là pour croire les gens sur parole, surtout lorsqu'il s'agit de faits aussi graves. Donc je répète ma question : comment savez-vous ? Qui vous a prévenue ?

- Je suis medium.

- Medium ?

- Bah, je peux prédire l'avenir, voir le présent et le passé.

- Ça se manifeste comment ?

- Bah, je vois des trucs que d'autres ne voient pas. J'annonce des trucs et ça se passe, bidule, machin.  

Bidule machin. Une débile.

- Bon, écoute, j'ai autre chose à faire. Tu m'as l'air un peu perdue. Je...

- Rien du tout, blézimarda-t-elle. Vous ne me croyez pas. Je ne suis pas débile. Pas besoin de voir un psy-de-mes-deux qui va m'apprendre la vie selon les connards de son espèce. Je dis la vérité. Je savais que vous me prendriez pour une conne.  C'est votre problème. Pas le mien. Moi j'ai fait le taf. Pas vous. Vous n'avez pas encore fait le vôtre loin de là.

Il consulta de nouveau Élisabeth Valmont. Petit pincement des lèvres. Cillement. Léger mouvement de la tête. Radio-fantôme est en panne, c'est bien le moment. Toujours absents quand on a besoin d'eux, les cons.

- Vous avez dormi avec elle, ajouta-t-elle en désignant  Valmont de la pointe de son menton. Elle s'est barrée vers 6 H.

Stupéfaction.

- Elle est allée voir une femme. On a essayé de fracturer sa vitrine. Une boulangerie je crois. Depuis la mort de son mari, la nana cumule les emmerdes. Il s'est pendu.

Keller voulait reprendre le cours de ses préoccupations. La gamine avait suivi une OPJ dans le cadre de ses fonctions pour ensuite faire le show. Elle connaissait certainement les gérants de la boulangerie Masset. Cyril Masset venait en effet de se suicider. Ce n’était un secret pour personne. L’information avait circulé très rapidement. Illusion assez simple à produire. Impassible, Keller attendait la suite.

- OK. Vous en voulez plus ? Alors voilà : vous attendez l’arrivée d’un nouveau chef. C'est une nana. Elle ne va pas rester longtemps parce que ça va être vite la merde ici et puis un dernier autre truc pour que vous arrêtiez de me prendre pour une conne : vous avez un fils mais pas depuis longtemps. Il est au lycée. Sa mère ne vous a pas dit qu'elle avait eu un chiard. Elle est venue vous chercher quand ça a été la merde pour elle.

Comment savait-elle ? Elle soupesa du regard l'effet produit. Sa satisfaction ne fit aucun doute. Un frémissement d'inconfort parcourut le visage de Keller. Il consulta l'horloge sur son écran d'ordinateur.

- Mademoiselle Valdeck, il est exactement 9h34. Je vous signale votre placement en garde à vue à partir de cet instant, le temps de faire la lumière sur vos allégations. Souhaitez-vous consulter un médecin ou faire appel à un avocat de votre choix pour vous assister ?

- Si ça vous fait plaisir. Je vous dis qu'une bonne femme est en train de crever dans la forêt et vous voulez me coller un truc chelou sur le dos. À votre place je serais déjà en train de fouiller la zone pour la retrouver et lui donner une chance de s'en sortir. Vous perdez du temps.

- Ta carte d'identité.

Elle fourragea dans sa poche et lui donna ce qu'il demandait, la mine déçue.

- Vous perdez du temps. J'ai pas foutu les pieds chez vous et je n'ai rien à voir avec la future morte ou ce qu'on lui a fait. Je savais que vous alliez m'emmerder et je suis venue quand même. Posez-vous les bonnes questions au lieu de grogner.

Garde à vue. Point barre. Elle va se calmer deux minutes. Il saisit le téléphone.

- Caroline, peux-tu m'apporter de suite le registre des gardes à vue s'il te plaît ?

Il raccrocha et poursuivit la procédure, imperturbable.

- Souhaitez-vous prévenir quelqu’un de votre famille?

- Non.

- Souhaitez-vous avoir recours à un avocat ?

- Non plus.

Elle se tortilla sur le siège pour accrocher leur regard à tous les deux.

-          Écoutez, je ne sais pas ce que vous cherchez. Ça ne sert à rien votre cirque. Je suis juste venue vous prévenir de ce que j’ai vu. Vous m’avez demandé comment je le sais. Je vous l’ai dit. Vous ne me croyez pas. Vous me demandez des preuves. Je vous en donne à ma façon et vous n’êtes pas content. Faut savoir. J’ai raconté votre vie pour vous faire bouger votre cul. Je la fais votre garde à vue de merde si vous voulez. Vous passerez pour des cons parce qu’on va la retrouver la morte et ce sera trop tard à cause de vous. En plus ça ne plaira pas à votre pote de la police.

-          Pardon ?

-          Eh ouais. Son mec, c’est un flic de chez vous. Il va vous refaire le trou de balle. Bougez-vous.

Keller se figea. Moreau. Les détails collaient. Sa compagne n’avait pas donné signe de vie.

-          Ça y est ? fit-elle en balançant nonchalamment un bras dans le vide. Vous percutez ? La lumière s’est enfin allumée dans votre cerveau ?

Il allait répliquer pour la recadrer fermement, mais il fut interrompu. On toqua à la porte. Caroline déposa un lourd et épais registre sur le bureau du lieutenant puis sortit. Comment pouvait-il désormais la placer en garde à vue ? Pour quel motif ?

Il abandonna un soupir de capitulation.

-          OK ! Admettons qu’on vous croie, intervint Élisabeth.

Jessica Valdeck leva les yeux vers elle.

-          Vous pourriez la localiser dans la forêt ? Où est-elle exactement selon vous ?

-          Il y a des arbres, un chemin pas loin. J’ai essayé d’en savoir plus avec mon esprit. J’ai remonté le temps…

Échange de regards. Keller se crispa. Une dingue… manquait plus que ça.

-          … dans ma vision, il y avait un type. Il était de dos. Un costaud. Il portait un sweatshirt avec une grande capuche. Ça m’a fait bizarre. Il marchait en respirant fort. Je me suis concentrée pour voir plus de trucs. Il portait la femme. Elle n’était pas encore morte. Il lui avait fait du mal. J’entendais ses pas dans les feuilles mortes.

-          Vous étiez avec lui ? demanda Élisabeth d’une voix douce.

-          Non ! Je viens de vous le dire !

La jeune fille se rembrunit.

-          Je le savais : vous ne me croyez pas. Vous pensez que je suis complice de ce type et vous allez me claquer en taule. J’ai rien fait.

-          On ne va pas vous « claquer en taule ». On vous demande de dire ce que vous savez.

-          Le mec, il l’a lâchée au pied d’un arbre. Il l’a regardée pendant un moment. Il lui a parlé. Il a fait des trucs de curé, du genre gestes de croix et tout ça. Après, il s’est barré.

-          La victime était en vie ? demanda Valmont qui, visiblement, jouait le jeu.

-          Oui, je crois. Ça c’était quand il l’a déposée dans la forêt. Après une nuit dehors, je ne sais pas. Si vous voulez savoir : ça m’étonnerait.

-          Admettons que vous ayez raison. Vous n’avez rien d’autre la concernant ? Un détail ?

-          Bah je vous dis je ne sais pas trop. Une arabe, amochée, à oualpé. Difficile de dire comment elle se fringue d’habitude et je ne vais pas chercher parce que vous avez dit que j’étais avec le dingue que je ne connais pas et que même pas que je vais chercher à connaître. Je ne veux pas d’emmerdes avec les flics. J’ai voulu être sympa. Si c’est pour me faire accuser, salut. Je me casse et vous ne saurez plus rien.

Keller, avachi sur son siège, le faisait tourner vers la droite, vers la gauche. Mouvement lancinant. Dans les méandres des explications brumeuses de Jessica Valdeck s’imposait un profil : Jessica Taouss.

-          Attendez ici deux secondes, ordonna-t-il.

Il invita Valmont à le rejoindre dans le couloir.

-          Je ne sais pas qui est cette fille, murmura-t-il d’une voix à peine audible, mais moi je pense à Moreau. Il cherche sa copine partout. J’ai un sale pressentiment.

-          Tu veux qu’elle creuse ses visions ?

-          Non. Pas une bonne idée. Je ne veux pas qu’elle nous balade et nous fasse passer pour des cons.

-          Genre : les flics ont besoin de moi pour résoudre leurs enquêtes.

-          C’est ça. On va la placer sur écoute. On verra si elle a réellement des visions.

Elle acquiesça mollement.

-          Très bien ! s’écria-t-il en retournant s’assoir à sa place. On va chercher. Vous restez à notre disposition au cas où on aurait encore besoin de vous poser des questions.

-          Plus de garde à vue ?

Claquement de langue. Il réunit ses mains devant lui et entrelaça ses doigts. Elle était décidément insupportable.

-          Disons que je réserve ce temps de garde à vue pour des questions plus précises. Ce sera en fonction de ce qu’on aura trouvé. Si vous nous avez baladés, vous passerez un moment avec nous ici pour vous expliquer. Donnez-moi votre numéro de téléphone.

La jeune fille s’exécuta sur-le-champ.

-          Je peux y aller maintenant ?

-          Oui.

Elle se leva sans un regard, rejeta ses cheveux en arrière et ajusta sa sacoche à bandoulière. Elle marqua un temps d’arrêt avant de franchir le seuil.

-          Il y a vraiment beaucoup de morts autour de vous, murmura-t-elle sans se retourner. C’est flippant comment vous vivez. Si je vous ai fait perdre votre temps, je m’excuse.

Elle s’éjecta du bâtiment et se fondit dans le flot des passants.

Keller décida de procéder à deux ou trois contrôles avant de déclencher une battue coûteuse en moyens et effectifs. Inutile de se voir reprocher d’avoir été baladé par une gamine en manque de sensationnel.

Quelques clics plus tard…

-          La CNI est périmée et le numéro de téléphone n’est plus attribué. J’ai même mieux que ça, accroche toi : Jessica Valdeck est morte avec sa famille, il y a trois ans, accident de voiture. La photo correspond à la gamine qu’on vient de voir.

-          T’es sûr de ça ?

-          Formel. Je demande à Serge des photos de la vidéosurveillance.

Il envoya sa demande par messagerie interne puis ils réitérèrent les recherches au sujet de Jessica Valdeck. Résultats identiques.

-          Donc on n’a rien, conclut Valmont dépitée. Impossible de savoir qui est cette gamine. Je ne veux pas croire que c’était un…

-          Ne dis pas le nom, s’il te plaît. On va basculer dans autre chose. Je n’ai pas envie. Une gamine qui lui ressemblait est venue faire le show ici et nous prendre pour des cons. On reste sur ça.

Le téléphone de Keller buzza.

-          C’est Serge.

-          T’as déjà visionné toute la bande ? s’étonna Keller.

-          Ça a été rapide : pas de données vidéo entre 6h ce matin et maintenant. De la friture. Je ne pige pas comment c’est possible.

-          Merde.

-          Comme tu dis. J’appelle les collègues du numérique pour savoir si notre système a été hacké.

Keller claqua le combiné du téléphone sur son support. Sa patience s’effritait.

-          On n’a rien de chez rien. Impossible de savoir qui est cette gamine.

Il composa le numéro de l’accueil.

-          Tu sais quoi sur la gosse aux cheveux roses qui est venue tout à l’heure ?

-          Pas grand-chose. Elle voulait te voir. Pourquoi ?

-          Elle a peut-être été témoin d’un meurtre.

-          Je n’en sais pas plus.

Il allait raccrocher.

-          Karl ?

-          Quoi ?!

-          C’est au sujet du couple de ce matin. Ils se sont engueulés à peine sortis de chez nous.

-          Du genre ?

-          Je ne connais pas le motif de leur dispute, mais ça avait l’air sérieux.

-          Merci.

Il raccrocha.

-          Balade en forêt ? proposa Valmont.

-          C’est parti !

Le téléphone les retint. C’était Caroline. Un certain Robert Guichard venait de faire une trouvaille macabre dans la forêt de Clairmarais.

 


 


 

 

 

 

 

 

13

 

 

Robert Guichard aimait la forêt passionnément. Ancien cheminot, il avait vendu sa maison de lotissement après la mort de sa femme pour acquérir une petite maraîchère perdue dans le Romelaëre. Il voulait vivre heureux, seul avec ses chiens, dans la Nature. Il voulait profiter du soleil tant qu’il brillait encore pour lui.

Il aimait marcher dans les bois tôt le matin. Ses chiens batifolaient librement. Insensibles à la chasse, ils ne représentaient aucun danger pour la faune.

Ce matin-là, Robert Guichard farfouilla dans son débarras à la recherche d’un sachet en plastique. Peu écolo, mais pratique pour ses balades. Il trouvait toujours des choses à ramasser, du bolet aux ordures abandonnées par des promeneurs indélicats. Il enfila ses bottes en caoutchouc, sa vieille parka élimée, rangea quelques affaires et longea le couloir d’un pas lourd vers la porte d’entrée.

Il s’arrêta un instant devant le miroir art déco. Si Julienne était restée près de lui, elle aurait aimé son teint hâlé, ses yeux clairs. Il aurait aimé ses rondeurs et ses cheveux gris un peu jaunâtres retenus en arrière par un chignon piqué de six épingles exactement. Le regard embué par les réminiscences de ses souvenirs, il s’approcha de son reflet. T’as vraiment une sale gueule. Et Julienne n’était plus là.

Dans le tiroir, sa paire de jumelles de poche. Il hésita, puis les laissa à leur place.

-          Allez les chiens ! On y va ! héla-t-il en se dirigeant vers le hangar à bateaux.

Les molosses sautèrent dans la barque à moteur en aboyant. Il gagna la rive opposée, puis sa voiture garée sur un parking privé. Les chiens s’y engouffrèrent. Il démarra et s’engagea sur l’étroite route caillouteuse en direction de la forêt de Clairmarais. Il avait programmé un parcours de douze kilomètres. Il était 9 heures. Il serait rentré pour le déjeuner. Il connaissait les lieux comme sa poche, chaque arbre, chaque fossé, chaque mare.

Il marcha un moment dans le sous-bois. Dès qu’il se fut suffisamment éloigné de la route principale, il lâcha ses chiens, enroula leurs laisses autour de sa main. Robert Guichard se sentait porté par le jeu du vent dans les frondaisons, les sons et les chants, les rencontres parfois. La vie était à peu près belle.

Il sortit soudain de sa rêverie. Quelque chose clochait. Ses chiens s’étaient éloignés dans une direction inhabituelle. Ils jappaient au loin nerveusement. Ils n’étaient pas tenus en laisse. C’était interdit. Si un garde-chasse traînait dans le secteur, Robert serait bon pour l’amende. Zone de silence de surcroît. Il prendrait le double. Il siffla dans ses doigts. Rien. Les chiens aboyaient cette fois.

-          Zeus! Apollon ! Ici !

Toujours rien. Pas de chiens en vue.

-          Bordel ! Ils ont foutu le camp, ces cons !

Il retrouva leur trace deux-cents mètres plus loin. Une forme inerte et allongée les rendait fous.

-          Nom de … mais qu’est-ce que c’est que ça ?

Il s’approcha. La vision se précisait. La nature de la forme ne fit plus aucun doute. Il attacha ses chiens à une solide branche basse, leur ordonna de se tenir tranquilles. Il revint ensuite sur ses pas. Il se pencha sur le corps inerte et repoussa les mèches de cheveux vers l’arrière.

-          Madame ! … Oh ! Mon Dieu ! Putain ! Ils sont où ses yeux ?!

Le souffle court, il vérifia la température corporelle de la jeune femme du dos de ses doigts. La peau de son front était froide. Pas étonnant si elle a passé la nuit dehors. Il tenta de soulever le bras inerte à portée de main. Il répondit avec souplesse. Avec un peu de chance, elle n’était pas morte malgré la gravité de ses blessures. Il n’osa pas la bouger davantage. Il ôta sa parka pour la recouvrir. Il sortit son smartphone de la poche de son treillis. Il plaqua l’écran devant le nez de la jeune femme. Rien. Pas de buée. Elle ne respirait plus ou alors si faiblement que son souffle ne laissait aucune trace sur le verre. Il se redressa et, tremblant, composa le numéro de police secours.


 


 

 

 

 

 

 

14

 

 

Il était passé chez elle une énième fois,  avait contacté les hôpitaux de la région ainsi que ses confrères. Personne ne l’avait vue depuis deux jours. Toujours le même discours faussement rassurant, les mêmes mots dits automatiquement. Elle va vous appeler. Elle n’est pas du genre à plaquer les gens comme ça, sans explications. De fausses barcarolles, de faux roulis d’amour, telles des griffures de chats aux oreilles de Moreau. Il voulait l’entendre, elle, dire qu’elle s’était trompée et regrettait cette rupture inconsciente et idiote. Par texto, en plus. Comme si une psychiatre ne pouvait pas en deviner la violence extrême pour un cœur amoureux.

Cela ne collait pas. Non. Il ne la connaissait pas depuis des années certes, mais cette façon de faire ne collait pas avec le profil de son auteur. Zahira Taouss le lui aurait dit en face. Les yeux dans les yeux. Ils se seraient disputés. Elle lui aurait demandé pardon, un pardon glacé, mais un pardon quand même. Elle aurait donné des raisons. Il aurait argumenté. Elle aurait pleuré. Lui aussi. Elle n’aurait pas injecté son venin noir par texto, directement dans ses veines.

-          Aimé !

Keller venait de faire irruption dans son bureau, le teint livide.

-          Je crois qu’on l’a retrouvée !

-          Comment ça ?

-          Amène-toi, je t’expliquerai en route.

Sirènes hurlantes, trois voitures quittèrent en trombe le parking intérieur du commissariat.

-          Où est-elle ?  Ne t’avise pas à broder des conneries. Je veux la vérité.

-          Forêt de Clairmarais. On a trouvé quelque chose. Regarde sur la carte d’état major. J’ai noté les coordonnées d’après le positionnement du mec qui a effectué le signalement.

-          Le signalement de quoi ?!

-          Un promeneur a trouvé le corps d’une femme. Sa description pourrait correspondre à Zahira Taouss.

Moreau accusa le choc.

-          Qu’est-ce qu’elle fout là ? protesta-t-il. T’es sûr que c’est elle ?

-          Je ne sais pas, admit Keller en lançant un regard dans le rétroviseur en quête du soutien de Valmont.

La jeune femme assise à l’arrière du véhicule, déjà en communication avec l’équipe médicale, ne l’écoutait pas.

-          Nous y serons avant eux, annonça-t-elle d’une voix tonnante. Ils viennent juste de partir !

-          Appelle le témoin et dis-lui de s’éloigner de la victime ! Il va nous polluer la place avec ses chiens.

-          OK !

Robert Guichard, sous le joug d’une fatalité invisible, patientait à l’endroit indiqué. Ses chiens, en laisse, jappaient d’impatience. La silhouette trapue du retraité se déplaçait à droite, puis à gauche, avec une régularité mécanique. Il accueillit les enquêteurs avec une poignée de main ferme et énergique. Sans perdre de temps, il entama le narratif de sa découverte.

Valmont l’éloigna encore un peu plus de la zone d’investigation. Moreau et Keller se précipitèrent vers le corps pour ainsi gommer tout doute quant à l’identité de la victime. Moreau souleva la parka puis s’effondra. Vision tranchante comme une lame : les oiseaux avaient dévoré le regard de sa bien-aimée et leur avenir amoureux avait disparu avec lui.

-          C’est bien elle, dit le capitaine d’une voix étranglée.

Keller s’agenouilla et palpa son pouls. Il se releva en affichant un air navré.

-          Je suis désolé.

Puis il pressa le bras de Moreau afin de l’inviter à s’éloigner.

-          L’IJ va arriver, inutile de rester ici.

Moreau acquiesça en silence, étranglé par le chagrin. 

-          Je pense qu’elle est morte, déclara Robert Guichard, torse bombé devant la jolie petite lieutenante, mais je n’en suis pas sûr. J’ai préféré vous appeler tout de suite. Je ne sais pas faire du secourisme, moi. Et puis elle est amochée. Je n’ai pas osé la toucher de peur de lui faire mal. J’ai juste mis ma veste sur elle. Le salaud lui a retiré ses vêtements.

-          Vous avez bien fait, répondit Élisabeth Valmont sans quitter des yeux les deux hommes un peu plus loin.

Leur posture était sans équivoque : Moreau n’avait pas pris la victime dans ses bras et semblait effondré. Impossible d’accrocher leur regard.

-          Vous pouvez attendre dans la voiture là-bas ? Un collègue va prendre votre déposition. On aura peut-être encore besoin de vous tout à l’heure, alors ne vous éloignez pas.

-          Et mes chiens ?

Haussement d’épaules. Qu’en avait-elle à faire ?

Le légiste, docteur Phong Duong, se présenta avec l’équipe médicale. Il pesta : la scène ressemblait à un champ de bataille.

-        Franchement, vous auriez pu éviter !

-        Vous ferez des empreintes de nos chaussures, répondit Keller.

-        Réponse facile !

Les techniciens de l’Identité Judiciaire se préparaient pour prendre la suite. On attendait le commissaire et le procureur. Il s’agissait bien de Zahira Taouss. On procéda aux premières constatations.

-          Avez-vous pu évaluer l’heure de la mort ? demanda Moreau d’une voix étranglée.

-          D’après l’état du corps, la mort est récente.

-          Précisez.

-          À peine une heure ou deux maxi. La température extérieure n’aide pas au diagnostic. La température du foie est de 35°C. Vu le contexte, elle vient de mourir.

-          Si on l’avait découverte plus tôt…

-          Je ne sais pas si on aurait pu la sauver, capitaine, mais oui, ça s’est joué à peu de choses.

-          J’aurais pu lui parler.

-          Peu de chances. Elle a dû sombrer dans le coma. Sa mâchoire est fracturée. Je ne sais pas qui a fait ça, mais…

-          Merci docteur. Ne vous éloignez pas. On aura besoin de vous quand l’IJ aura terminé.

-          Je reste. Je vous adresserai de toute façon mon rapport dans la journée.

Keller somma amicalement Moreau de se ressaisir s’il voulait pouvoir enquêter sur la mort de Zahira Taouss. Personne ne connaissait la véritable nature de leurs relations. Il pourrait même faire justice lui-même si l’occasion lui en était donnée. Élisabeth Valmont les rejoignit, haletante.

-          Commandant ! Le procureur et la commissaire sont là. Je leur fais un topo ?

-          Oui. Merci.

-          Bien, mon commandant.

Elle marqua une seconde d’hésitation.

-          Ça va aller ? On dirait que vous la connaissiez.

-          C’était une psychiatre qui bossait de temps en temps pour nous. Nous nous connaissions. Saint-Omer est une petite ville.

-          Je suis désolée.

Elle s’éloigna. Moreau s’adressa à Keller.

-          Écoute-moi bien Karl, je me fiche pas mal qu’on sache pour elle et moi. Il faut retrouver ce salopard.

-          Tu sais qui on va nous envoyer.

-          Les lillois, je sais. Je compte sur toi pour m’aider à garder la main.

Keller accepta sans promesse impossible. Le légiste s’était retiré. Les techniciens de l’Identité Judiciaire fixaient la scène de crime avant l’enlèvement du corps. L’un d’eux interpela les deux officiers.

-          Les chiens ont piétiné le périmètre. On aura du bol si on trouve quelque chose.

-          Étendez le périmètre de recherche, ordonna Keller. Le gars ne l’a pas transportée jusqu’ici par hélico. Prenez les empreintes de chaussures du témoin pour les comparaisons. On ne sait jamais. Ce gars-là a l’air tout gentil, mais, moi, la gentillesse, je m’en méfie comme de la peste.

-          Bien mon lieutenant.

L’homme en combinaison blanche s’éloigna. Keller, pour une obscure raison, aurait voulu demeurer absent à cette enquête. Il aperçut Élisabeth en conversation avec Marc Agostini, le procureur et une inconnue. Tiens, il a pris un coup de vieux le proc depuis la dernière affaire. Il a grossi et il ne veut pas le montrer. Connard. Sa chemise le boudinait. Il transpirait. Sa calvitie naissante lui attribuait un air indéfinissable. L’inconnu s’avança.

-          Agathe Brunet. Vous êtes certainement le lieutenant Karl Keller.

La trentenaire, fine, brune, visage long et regard pétillant attendait la réponse main droite tendue. Il était visiblement le seul à ne pas la connaître.

-          Exact, répondit-il.

-          Je viens d’arriver. Plongeon immédiat dans le vif du sujet. Le lieutenant Valmont vient de nous dresser l’état des lieux.

-          C’est par ici, commissaire, dit Keller abruptement un bras tendu en direction de la scène de crime.

-          Je vous suis.

Agostini assistait aux présentations le visage fermé. La disparition de Zahira Taouss, de toute évidence, le contrariait. Le légiste dressa la liste de ses premières constatations avant l’enlèvement du corps.

-          Présence d’hématomes sur le visage. Absence du globe oculaire droit. Hématomes sur le thorax. Coupures sur les membres supérieurs et inférieurs. Blessures non identifiées sur la hanche gauche. Marques de strangulation.

-          Des violences sexuelles ?

-          Je ne sais pas encore. On va le voir à l’autopsie.

Le légiste hésita.

-          Il y a autre chose…

-          Quoi ? s’impatienta Agostini.

Il écarta les pans du sac mortuaire et pointa une tache noirâtre sur l’abdomen de la victime.

-          Qu’est-ce que c’est ? s’enquit le procureur.

-           Je ne sais pas. Cette lésion ne ressemble à rien que je connaisse. Il faut faire une biopsie.

-          Soyez prudent avec ça.

-          Bien entendu.

-          J’attends votre rapport.

Agostini s’adressa aux OPJ.

-          Je veux que l’IJ fasse des prélèvements ADN, dactylogrammes, moulages semelles du témoin. On vérifie si on le connaît déjà. Examen vêtements, peau, ongles. S’il râle un peu, vous le placez en garde à vue, ça va le calmer. Prélèvements sur les chiens aussi. On comparera avec la victime. Si on a des correspondances, préventive et mise en examen. Ne vous dispensez pas du reste : élargissement du champ d’investigation et tout le tintouin. Faites vite tant qu’on n’a pas la presse sur le dos. C’est un miracle de ne pas les voir déjà. Ils ne vont pas tarder, pas envie qu’ils nous voient bosser. Il y en aura toujours un pour nous critiquer et dire qu’on ne fait pas notre boulot correctement. Pour le moment, je vous laisse la direction de l’enquête. Pas longtemps. Le SRPJ  va prendre le relais. Je lance une information judiciaire sur-le-champ. Vous pouvez commencer à bosser. Essayez de rester discrets. Inutile de donner à ce malade les détails de vos recherches. Ça sèmerait la panique dans la région en plus. On n’en a pas besoin en ce moment. Je veux être au courant de tout, à l’instant T. Vos certitudes, vos doutes, votre instinct. Preuves ou pas. Vous flairez quelque chose, je veux le savoir avant votre propre cerveau.

À la surprise générale, le procureur s’était fendu d’un véritable discours ponctué par l’approbation de la nouvelle commissaire de police. Croisement de regards. D’aucuns auraient attribué cette nouveauté à la joliesse de la jeune femme, mais Keller subodorait autre chose. Une saute de vent dans la chevelure d’Agathe Brunet venait d’accrocher son regard. Il la soupesa. Il ne se dégageait de sa personne ni grand charisme, ni profond mystère. D’ailleurs Agostini semblait avoir oublié sa présence. Que se passait-il alors ?

Les regards convergèrent en direction du sous-bois. Le maire se dandinait. Démarche de crabe. Ses petits bras ronds battaient ses flancs. Il avait peur. La mort. La mort le terrifiait. Celle des autres lui rappelait la perspective de la sienne, trop certaine. Son mandat l’aidait à supporter sa terreur. Il lui offrait l’illusion confortable de survoler le commun des mortels depuis dix ans. Il pensait à autre chose. Dans l’architecture complexe de son mental, les discours, les réunions, les projets, les campagnes électorales successives le distrayaient comme autant de circonvolutions détournant son regard de l’issue fatale et inexorable. Louis Demarchy se rêvait immortel. Homme de petite taille, la vie lui avait fait cadeau d’une chevelure encore foisonnante en dépit de ses soixante-trois printemps. La teinture tirant vers le roux jurait avec le gris de ses sourcils. Son existence ne s’inscrivait que dans l’édito des bulletins municipaux. C’était insuffisant, mais il avait décidé de s’en contenter à défaut d’autre chose.

Il enfonça ses poings dans les poches de son blouson. Il n’avait pas eu le temps de s’apprêter pour sortir. Son hygiène paraissait étrangement plus que de douteuse. Il ne souhaita pas faire le tour de la scène de crime ni voir le corps. La nausée menaçait. La mort aussi.

-          Lieutenant, dit l’un des brigadiers à Keller, le maire s’excuse, il n’a pas le temps de rester et veut un topo rapide. Qu’est-ce que je lui dis ?

-          Qu’il se joigne à nous. C’est quand même son territoire et …

La pluie commençait à retomber, plus drue.

-          Qu’il passe à mon bureau dans la journée, les interrompit Agathe Brunet. Nous parlerons.

Le brigadier acquiesça d’un coup de bouc avant de rejoindre le maire. Agostini insista sur un point essentiel : la presse ne devait être informée qu’une fois une piste sérieuse découverte.

Le vent enveloppa l’endroit de son haleine morose et plaqua les vêtements détrempés sur les corps engourdis par le froid. On piétinait dans la boue collante des sous-bois tandis que le légiste ânonnait un premier rapport au micro de son dictaphone. Les branches des arbres bouillants d’ivresse s’entrechoquaient. Elles semblaient vouloir parler.

Des larmes amères coulaient sur les joues de Moreau. Il s’était posté à l’écart, le regard vide. Tous les bruits du monde cognaient dans son crâne, encore sous le choc de la mort de la femme qu’il aimait. Il assistait, impuissant, à l’anéantissement de ses espoirs de bonheur.

Au moment de regagner les véhicules, Élisabeth Valmont sentit un regard peser sur elle. Erika Vence, la mine grave, l’attendait en appui sur la carrosserie de la berline.


 


 

 

 

 

 

 

15

 

 

-          J’ai de la visite, souffla Élisabeth Valmont à l’oreille de Keller.

Regard interrogateur en démarrant le moteur. Dehors, une brume matinale achevait de s’effilocher, chassée par le vent et la pluie. Seules des nappes subsistaient çà et là au pied de grands chênes, conférant aux lieux une atmosphère propice à la magie.

-          Erika Vence.

Ils croisèrent un véhicule blanc orné du logo d’une chaîne de télévision. Il roulait à vive allure.

-          L’épouse de l’avocat ? Assassinée par Paradis 123 ?

-          En personne.

-          En fantôme, tu veux dire !

Rapide coup d’œil circulaire. Keller ne voyait rien.

-          Tu m’avais dit qu’elle avait disparu du paysage depuis la résolution de l’affaire, dit-il.

-          Faut croire que non. Elle est revenue.

« Stop à 300m ».  Il ralentit.

-          Tu ne me dis rien ? s’étonna Élisabeth Valmont.

-          J’attends la suite. Admets que c’est étrange ces morts qui ne le sont pas vraiment.

-          Merci de ne pas me prendre pour une dingue.

-          Erika nous a aidés à sa façon, non ? Tu n’es pas dingue. Je me demande juste ce que ça fait de voir des morts.

-          Je ne les vois pas tous. Heureusement.

-          Ça va peut-être venir !

-          Ne parle pas de malheur !

L’église de Clairmarais apparut au détour d’un virage.

-          Elle est avec nous dans la voiture. J’attends qu’elle parle.

Les mains de Keller se crispèrent sur le volant. Il jeta un regard inquiet dans le rétroviseur.

-          Je ne vois rien.

Il affichait une mine dubitative.

-          On va s’épargner l’éternel débat sur l’existence des fantômes, hein ? dit elle comme pour éviter la caricature digne d’un affreux roman.

-          Je n’y crois toujours pas, mais soit. Je suppose qu’elle n’est pas là pour rien. Mes facultés de médium ne valent pas mieux que celles d’une bouteille de bière.

-          L’essentiel c’est que tu me croies. Tu sais le paysage n’a pas changé : Paradis 123 est neutralisé pour le moment, mais…

-          Je suis au courant. Je n’arrête pas de penser à ça, avoua-t-il. Ils se sont réorganisés. Nous sommes sortis du bois. Ils nous connaissent.

-          Je sais, soupira-t-elle.

-          Je limite les contacts avec Kevin. C’est mon fils et ne je veux pas qu’il devienne une cible pour nous atteindre.

-          Je sais tout ça, Karl.

Erika se pencha en avant pour considérer le couple. Sa chevelure rousse chatoyait.

-          Je vous envie, dit-elle.

-          Pourquoi ? demanda Valmont.

-          Pourquoi quoi ? s’étonna Keller.

-          C’est elle. Elle pense qu’on a de la chance.

-          Ah.

-          De vous aimer, poursuivit Erika.

-          Je vais te répéter ce qu’elle me dit, ça te va ?

Il acquiesça.

-          Je suis venue te voir, Élisabeth, au sujet de Marc Agostini, le procureur. J’ai surpris une conversation qu’il a eue avec mon mari quand j’étais encore en vie. Agostini lui en voulait. Mon mari a encadré une affaire banale de prime abord. Une dispute entre mari et ex-mari. Agostini a le président du Conseil Supérieur de la Magistrature sur le dos. Il lui reproche d’avoir détruit des preuves pour faciliter les affaires de l’ex-mari au détriment du mari. Le souci, c’est que le mari est le fils d’un parrain de la mafia italienne, de Naples plus exactement, qui veut sa peau.

-          La Camorra ?

-          Oui.

-          Agostini et La Camorra ? Vous voulez rire ?

-          Non. C’est très sérieux. Le fils de ce parrain a épousé une fille du pays. Elle était divorcée. L’ex-mari, furieux d’avoir été quitté…

-          Pour ce fils de La Camorra ?

-          Non. Parce que c’était un connard. Cette femme a eu le courage de le quitter puis elle a rencontré un autre homme qu’elle a épousé.

-          Le fils de La Camorra.

-          Exactement.

-          Ce fils était en dispute avec son père. Un père puissant et riche.

-          Je comprends… murmura Valmont.

-          Ils avaient tous parié que le type ne survivrait pas au complot ourdi contre lui étant donné que le parrain en question, son père, voulait sa perte. Ils ont eu carte blanche pour lui faire la peau avec la bénédiction du parrain. Agostini a fermé les yeux sur les faux témoignages produits par l’ex-mari.

-          La Camorra… ça ne rigole pas.

-          C’est ça.  

-          Et le fils a survécu.

-          Exactement. Il a survécu, a neutralisé son père, a repris du poil de la bête.

-          Comment ?

-          Personne ne sait comment il a survécu. Ils ont pourtant tout essayé : prison, tentative de viol par son codétenu, tentative d’assassinat sur sa personne, sur la personne de sa femme pour la lui mettre sur le dos. La Camorra avait intérêt à le voir mort. Ils se sont fait plaisir. Le fils du napolitain a neutralisé son père et nage dans le même aquarium que les gens de pouvoir. L’affaire est remontée en haut lieu. Il réclame justice.

-          Alors ?  Que fait Agostini ? demanda Valmont.

Erika indiqua le plafond de l’habitacle.

-          Il cherche un con utile, un fusible. Probablement l’ex-mari et son entourage, les auteurs des faux-témoignages. Le fils était témoin des petites affaires non prescrites de son père : meurtres, trafics de drogue, trafic d’armes. Le parrain en question a soudoyé qui il fallait pour envoyer son fils en prison. L’ex-mari de sa belle-fille a été le con utile. Le parrain, son avocat et quelques fonctionnaires opportunistes ont monté en épingle son histoire. L’ex-mari ne s’est jamais demandé comment il avait pu gagner en justice contre le fils de cette pointure de La Camorra. Agostini s’est arrangé de la situation et a laissé filer le dossier. Aujourd’hui il doit rendre des comptes car le fils a porté plainte auprès du Conseil Supérieur de la Magistrature. Le fils de La Camorra sait tout. Il sait qui a fait quoi. Le temps est passé depuis les faits et la situation se renverse lentement car l’ex-mari n’a pas prévu devoir répondre du Kompromat qu’il a construit de toutes pièces. Il ne veut pas perdre la face alors lui et ses comparses sont en train d’organiser une dernière cabale pour neutraliser le fils de La Camorra et l’empêcher de remonter jusqu’à eux. Ils veulent éviter que les têtes tombent.

-          J’ai en effet entendu parler de ça, mais ça date. Nous n’avons pas été mis sur l’affaire. Et en effet, on parle beaucoup chez nous d’un ex-mari qui passe toutes les deux semaines pour porter plainte contre son ex-femme et son mari. On a fini par se foutre de sa gueule chez nous. C’est un collègue qui le reçoit. On a presque un bureau rien que pour lui. Au début de cette affaire, on le prenait au sérieux. Là, il passe, il pleure, il dépose plainte et il s’en va. On ne s’en occupe même plus. A mon avis, c’est l’HP qui l’attend.

-          Certainement Élisabeth.  Et puis, tout se fait en coulisses au sein d’un réseau très secret je suppose.

-          Vous êtes accro aux sociétés secrètes même dans la mort ? plaisanta Valmont.  

-          Je vous en prie. Essayez de prendre mes informations au sérieux. Mon mari me parlait à l’époque d’une branche sataniste occulte. Le secret dans le secret. Unus Mundus. Ils ont traité le cas du fils de Cosa Notra. N’effectuez aucune recherche les concernant ou concernant Marc Agostini. Ils sauront que vous savez.

-          Pourquoi vous me dites tout ça alors ?

-          Pour que vous compreniez à qui vous avez affaire.  

-          Les satanistes. Il ne manquait plus qu’eux.  

-          Les pires fous furieux que la Terre ait portés. Ils se tiennent les uns les autres et le maître diabolique qu’ils désirent existe réellement. Ne vous engagez pas dans cette lutte ou alors préparez-vous à mourir. Si Agostini s’oppose à vous. Renoncez. Vous n’êtes pas de taille. Pour le reste, oubliez ce que je viens de vous expliquer. Cette pièce de théâtre digne de Marivaux se terminera mal pour l’ex-mari. L’HP en effet, est ce qui l’attend de toute évidence. 

-          Merci Erika.

La jeune rouquine sourit faiblement puis disparut.

-          Tu m’expliques ?

Keller patientait, agrippé au volant de la voiture, moteur éteint, garé sur le parking d’un vendeur de légumes sur le bord de la route. Valmont répéta mot à mot. Il prit un ton ironiquement naïf.

-          Faut qu’on se précipite au catéchisme ? Après les affaires de cul de La Camorra, on a les satanistes.

Elle hocha la tête avant d’offrir son visage à un timide rai de lumière à travers la vitre.

-          Tu veux que je me renseigne ?

-          Non, fit-elle d’une voix monocorde. On va laisser venir. Si cette histoire est vraie, ça nous donne une indication sur le pedigree d’Agostini et consorts.

-          Et La Camorra ?

-          Apparemment, ce n’est pas le sujet. Nous ne sommes pas concernés. On a déjà Paradis 123 sur le paletot. Disons que ça s’ajoute à ce qu’on sait déjà sur Agostini. Il a accès aux Italiens. Ça ne me rassure pas des masses.  

-          Et ses magouilles avec le maire pour zigouiller un adjoint incarcéré arbitrairement ?

-          Du pipi de chat apparemment. Moi, je ne suis pas de taille. Face à un tel pedigree, je ne suis pas de taille. Je ne sais pas toi, mais moi je ne fait pas la maligne.

Croisée de regards défaits. 

-          Bref, nous sommes obligés d’avaler des infos non vérifiables.

-          On s’en fiche. Pas la peine de voir des sujets là où il n’y en a pas. Thellier, notre cher ancien commissaire, trempait dans Paradis 123. Tout le reste est possible.

-          Un pontife de l’hôpital aussi était de mèche avec lui.

-          Exact. Si Agostini est, selon Erika, ce dont je ne doute pas,  signalé au CSM et que rien ne bouge, on aura compris.

-          La Camorra quand même, c’est lourd.

-          Ce n’est pas le problème, déclara Valmont. Le problème c’est la secte Unus Mundus si elle existe.

-          On regarde sur le site de la Miviludes ?

-          Non.

-          Dark web ?

-          Non.

-          Alors tu veux faire comment ?

-          Pour le coup, comme je ne suis pas de taille et toi non plus, j’ai plutôt envie de suivre les conseils d’Erika. Elle voit de là-haut des choses que nous ne voyons pas. Elle est revenue pour nous prévenir. Je trouve ça cool. On fait le job en tenant compte de l’info. On passe entre les gouttes si on y arrive et on voit comment le vent tourne.

-          OK.

Il remit le moteur en marche et s’engagea sur la route.

-          Dis ?

-          Quoi ? répondit-elle distraitement.

-          Tu veux m’épouser ?

-          Ouais.

-          Cool.

-          Ouais : cool.


 


 

 

 

 

 

 

16

 

 

Saint-Omer, quartier du commissariat. La nuit venait de tomber. Agathe Brunet avait pris ses quartiers et s’était jetée toute entière dans cette première affaire. Elle révélait au fil du temps un caractère plus que sensible. La victime était une psychiatre experte agréée près la Cour d’Appel, dont les correspondances révélaient une relation intime avec le commandant Moreau. Le procureur Agostini s’était montré très chaleureux à son égard. Trop peut-être ? La draguait-il ? Et Keller ? Qui était-il ? Quelle relation entretenait-il avec sa coéquipière ? Valmont. Vérification rapide. Ils ne vivaient pas ensemble.

Elle passerait une partie de la nuit à consulter les dossiers en cours, à s’imprégner du paysage. Elle rencontrerait le Président du Tribunal d’Instance le lendemain dans la matinée, puis le maire. Les médias locaux annonceraient sa prise de fonction. Rennes était déjà loin derrière elle, ses parents, son ex. Un nouveau départ.

Elle abandonna un long soupir de lassitude.

Son téléphone buzza. Ian Carrache.

-          Lieutenant ! Ne me dites pas que je vous manque déjà ! plaisanta-t-elle.

-          Bonsoir commissaire.

-          Que puis-je pour vous ?

-          Le lieutenant Le Floch et moi n’avons pas eu l’occasion de vous saluer avant votre départ. Nous n’étions pas sous vos ordres, mais nous vous croisions souvent.

-          En effet.

Elle inséra ses écouteurs bluetooth dans ses conduits auditifs, déposa son téléphone sur le bureau et entreprit de rassembler ses affaires. Elle continuerait de travailler chez elle.

-          Merci à vous deux. Nous n’avons pas eu l’occasion de collaborer, mais je vous appréciais beaucoup et je suis sensible à votre appel.

-          Comment s’est déroulée votre première journée chez les ch’tis ?

Elle enfila son pardessus, rafla son téléphone, puis quitta le commissariat en saluant les agents d’un hochement de tête.

-          Très fort ! Corps retrouvé en forêt.

-          Eh bien ! Je croyais que c’était plus calme chez eux.

-          Non. Pas vraiment.

Elle pressa l’interrupteur de sa clé électronique. Une petite berline sombre répondit d’un bip sonore et lumineux.

-          On peut en savoir un peu plus ? s’enquit Carrache.

-          Meurtre de la compagne d’un officier d’ici.

-          Je vois. Et votre emménagement ?

-          Bien. Appartement de fonction en ville. Et vous ?

-          Vous êtes au courant ?

-          Un peu. Votre sœur est morte, c’est ça ?

-          Oui. Elle a une fille. Une sale histoire. J’essaie de reprendre le cours des choses.

-          Je suis désolée pour vous.

-          Merci.

-          Lieutenant, il faut que je vous laisse. Tenez-moi au courant. Rennes me manque terriblement.

-          Bien commissaire.

Elle raccrocha et consulta l’écran de son téléphone. Plusieurs appels en absence le temps de cette courte conversation. La nuit serait longue. Enième appel.

-          Commissaire ?

C’était le légiste.

-          Je vous écoute. Votre rapport dans les grandes lignes ?

-          La victime est restée ligotée durant de nombreuses heures, à en juger par la profondeur des marques poignets et chevilles. Une corde diamètre environ un centimètre et demi. Elle a été bâillonnée. Pas de traces de violences sexuelles. Ce n’était donc pas le mobile. Elle a été battue, puis abandonnée dans le sous-bois. Difficile de dire combien de temps elle est restée vivante sur place. Moins de 48 heures, c’est certain. Suffisamment pour subir les attaques de la faune.

-          Son œil.

-          Oui entre autres lésions.

-          Cause de la mort ?

-          Lésions internes. Le foie. La rate. Elle a beaucoup saigné. Je vous envoie mon rapport. 

-          Parfait. Adressez-le également à Keller et Valmont s’il vous plaît.

-          Commandant Moreau ? Il me l’a demandé.

-          Non. Ne faites rien. Je m’en charge. Merci.

 Le sort tragique de Zahira Taouss était trouble. Il ne s’agissait pas d’un crime sexuel, donc potentiellement plus complexe. Elle était gracile. N’importe qui aurait pu lui infliger de telles blessures. Un homme. Une femme.

Le téléphone buzza de nouveau. « Maman » s’afficha triomphalement sur l’écran. Elle refusa l’appel.


 

 

 

 

 

 

17

 

 

-          Ménage ton épouse. N’oublie pas qu’elle est enceinte.

Jean-François était apparu dans le salon, une bière de gingembre à la main. Wilfried Vanpeene lisait son courrier. Encore sous tension suite aux événements des dernières vingt-quatre heures, il fit mine de ne pas le voir et ne répondit pas. L’homme le scrutait en plissant les paupières.

-          Qu’as-tu ?

-          C’est allé trop loin. Ce n’est pas moi tout ça. Et puis ce surnom, John Michael Shadow, c’est ridicule. Je ne suis pas un psychopathe.

Jean-François s’installa confortablement sur le canapé à côté de lui et posa le verre sur la table basse.

-          Tu as fait ce qu’il fallait.

-          J’ai tué une femme ! Pas la peine de me débiter des lieux communs à la con ! Tu m’as fait jouer une comédie absurde !

Sa vie confinait au désastre et ce mec, le seul responsable de son enfer, le regardait en sirotant sa ginger beer comme si de rien n’était.

-          Tu n’as pas fait d’erreur, insista-t-il.

-          En fait, vous êtes le diable.

L’homme sourit.

-          J’aime me faire passer pour le diable quand c’est nécessaire. Mais non. Je ne suis pas lui. Ce serait plus simple pour toi n’est-ce pas ? Tu pourrais me détester de tout ton saoul.

Wilfried Vanpeene fondit en larmes.

-          Pourquoi je vous ai écouté ?! Je vais finir ma vie en taule et je ne connaîtrai jamais mon fils.

Il se passait et se repassait au filtre de la culpabilité depuis les faits.

-          Replonge-toi dans ton quotidien, conseilla l’homme d’une voix neutre.

-          N’importe quoi !

-          Mais si. Appelle un pote. Prends une douche. Que sais-je. Pince-toi si ça te fait du bien. Prouve-toi que tu ne dors pas.

Vanpeene, l’œil désespéré, abandonna un soupir chargé de profonde exaspération.

-          C’est bon. J’arrête ce cirque.

À peine eut-il prononcé ces mots que le décor du salon disparut soudain. Vaste espace immaculé.

-          Vous me faites quoi, là ? Le coup du Paradis ?

-          Non. Tu ne voulais pas de lieux communs alors j’ai simplifié la configuration. Je vais te montrer la nature de la bestiole que tu as neutralisée.

L’homme écarta les bras et une autre réalité se déploya devant eux.

-          Rassure-toi, murmura-t-il sur un ton de confidence, ils ne peuvent te voir.

Une crypte, un autel, des hommes, des femmes. Orgie de sang. Abominations. Enfants sans visage. Jean-François leva un bras et la scène se figea.

-          Inutile d’assister au rituel, dit-t-il. Approche, ordonna-t-il en désignant une silhouette gracile. Regarde-la bien.

Wilfried s’exécuta en tremblant et reconnut Zahira Taouss.

-          Mon Dieu, c’est elle…

-          Tu vois ce qu’elle fait ?

-          C’est impossible, dit-il en détaillant les traits figés de la psychiatre. Je n’arrive pas à croire ce que je vois.

-          Touche sa chasuble. Ressens la réalité de la scène. Je regarde plus l’autel.

Wilfried  Vanpeene passa le plat d’une main sur l’étoffe roide et la retira aussitôt, saisi d’effroi.

-          Fais le tour de l’assemblée, ordonna Jean-François. Mémorise leurs visages criminels car je ne te remontrerai plus cette scène abominable. Ils vont tous croiser ta route. Tu les reconnaîtras.

Wilfried Vanpeene était au bord de la catatonie.

-          Ne défaillis pas maintenant. Fais ce que je te demande.

Une odeur putride nimbait l’espace. Plaintes lugubres. Il détailla Zahira Taouss. Il vit avec horreur, dans le creux de sa main, encore palpitant, le cœur d’une vie volée.

-          Ne te laisse pas emporter par leurs actes, concentre-toi sur leurs visages !

Zahira Taouss, psychiatre, Marc Agostini, procureur, Christophe Marchal, commerçant rue de Dunkerque, Stéphanie Craulet, avocate et tant d’autres.

-          Je les connais… bredouilla Vanpeene. Oh ! Mon Dieu !

Jean-François posa une main réconfortante sur son épaule puis désigna un coin sombre dans la pièce mal éclairée. La bête était là, tapie dans l’ombre. Leur maître cornu entouré de démons à sa solde. Vanpeene tomba à genoux, terrassé par la vision.

-          Rentrons à présent. Tu en as assez vu.

Vanpeene sanglotait.

-          J’ai autre chose à te dire avant de te raccompagner chez toi.

-          Ah ! Parce que ce n’est pas fini ?! Tu veux ma mort ou quoi ?

-          Cet enfant que tu attends, poursuivit Jean-François en s’humectant les lèvres, n’est pas le tien.

-          Pardon ?

-          Tu n’es pas son père.

Les yeux de Vanpeene, zébrés de rouge, tremblaient de douleur. Il peinait à respirer.

-          Tu te fiches de ma gueule !

-          Tu feras un test ADN à sa naissance. Tu seras fixé. Ta femme travaille de nuit. Elle s’occupe sans toi. Tu n’es pas le père de cet enfant.

-          Qui est-ce ?

-          L’un de ses collègues brancardiers.

Vanpeene saisit sa tête entre ses mains. 

-          C’est un cauchemar…

-          Inutile de te perdre en conjectures inutiles. Pourquoi, comment. Ta femme baise ailleurs, tu n’y es pour rien. Tu as fait ce qu’il fallait en neutralisant Zahira Taouss. Tout va bien.

-          Et ce jeu que tu me fais jouer avec ce flic… Il va me…

Jean-François leva une main pour l’interrompre.

-          Laisse-moi faire. Je te donnerai les consignes au compte-goutte au moment de les appliquer. Je ne peux pas procéder autrement. Si tu en sais trop à l’avance, les monstruosités que tu as aperçues dans la salle seront averties elles aussi et elles s’organiseront contre toi. Je ne peux pas prendre ce risque.

-          Elles m’ont repéré, bravo.

-          C’est le jeu.

-          Sauf que moi je ne joue pas. T’es tout seul. Si tu es le grand patron, pourquoi as-tu besoin de moi ?

Le visage de l’homme s’assombrit.

-          Je suis le grand patron justement. J’ai décidé que ça tomberait sur toi. Point. Je n’ai pas à justifier mes décisions. J’ai des comptes à régler avec les Hommes. Ils se paient un peu trop ma tête. Tu viens de voir ce dont ils sont capables. Tu fais le job en bon soldat ou alors…

-          Ou alors quoi ?

-          Je t’évacue.

-          Eh merde !

-          Tu as les cartes en mains, débarrassé de tes scrupules vis-à-vis de ta femme.

Haussement d’épaules.

-          Merci ! J’avais besoin de ça. Et le flic ?

-          Il fait partie du plan. Je vais le mettre à l’épreuve auparavant. J’ai besoin de savoir ce qu’il vaut. Sa collègue Valmont, je sais, pas lui.

-          A l’épreuve de quoi ?

-          A l’épreuve du mal, évidemment.

Vanpeene pouffa.  

-          C’est du délire !

-          Je veux que tu achètes une arme de poing avec silencieux sur le darknet. Tu limeras le canon pour modifier les empreintes sur les balles.

-          Pardon ?

-          Tu ne risques rien. Tu as besoin d’un équipement de base.

-          Je vais devoir tuer ?!

-          Pas forcément. Tu dois pouvoir te défendre. Ta vie sera menacée. Il faudra anticiper. Libre à toi de ne pas m’écouter. Tu as le choix. Cette arme est nécessaire. L’homme à qui tu devras faire face séquestrera un enfant dans sa cave. Je veux que ce petit soit sauvé. Tu vas te charger de ça et je veux que tu te protèges.

-          Je ne sais pas me servir d’une arme.

-          Apprends.

-          T’es un marrant, toi !

-          Je guiderai tes gestes.

Vanpeene ausculta le visage de Jean-François. L’homme arborait une mine décontractée en totale antinomie avec la teneur de la conversation. Sa vie venait de prendre un sens abscons. Il était passé de l’autre côté du miroir. Aucun retour possible à son monde d’avant. Le décor de son domicile réapparut autour de lui.


 

 

 

 

 

 

18

 

 

Vingt-quatre heures plus tard, un Beretta 92 avec silencieux et balles reposait dans un tiroir de son bureau. Le revendeur résidait à vingt kilomètres. Paiement en bitcoins. Transaction effectuée en campagne isolée. 

Vanpeene avait accepté sa nouvelle condition. Les visions infernales lors de son voyage dans les méandres des dimensions inconnues hantaient son esprit. Il serait désormais John Michael Shadow. L’autre lui-même destiné à mener un combat insoupçonné. Janus et ses deux visages, capable de fractionner sa vie, de passer d’une personnalité à l’autre avec une déconcertante facilité.

Attablé sous la clarté d’une vieille ampoule suspendue au plafond, il parcourait la presse locale. Un incendie dans une usine, une maman adolescente, le repas des anciens, le train touristique, un atelier peinture. Rien au sujet d’une quelconque découverte macabre dans la forêt de Clairmarais.

De deux choses l’une : soit le corps n’avait pas été découvert, soit il l’avait été et la police était de mèche avec le procureur pour retenir l’information le temps nécessaire. Mais le temps nécessaire à quoi ? Zahira Taouss avait-elle finalement survécu ?

Il se repassa le film de son abandon en forêt. Il avait choisi un emplacement à quelques dizaines de mètres de l’étang d’Archelles, ceint par un sentier extrêmement fréquenté. Un vrai boulevard à promeneurs du dimanche.

En un coup de fil, il aurait pu savoir à quoi s’en tenir, mais c’eut été au prix de son propre discrédit. Il était officiellement en congé maladie pour dépression.

Le disque dur de son ordinateur feula. Il venait de pénétrer dans le réseau de la police en se branchant sur l’un des appareils actifs dans le bâtiment. Adresse IP tournante, impossible à localiser. L’utilisateur ne pouvait pas se rendre compte de sa présence.

Sa respiration s’accéléra, sifflante. Dieu lui avait insufflé l’expertise innée des techniques informatiques. Ça fonctionnait. C’était effrayant.

-          Tu pourrais parler le zulu du jour au lendemain si je le voulais, avait-il plaisanté.

Vanpeene ne l’avait pas cru et pourtant, quelques investissements en matériel informatique plus tard, il naviguait incognito dans le réseau interne du commissariat de Saint-Omer.

Ils avaient en effet retrouvé le corps sans vie de Zahira Taouss. Interdiction formelle aux médias de diffuser l’information. Le légiste n’avait rien décelé qui le reliât à lui. Les réseaux de surveillance avaient été efficacement neutralisés. La situation était sous contrôle.

John Michael Shadow entreprit d’investir l’univers numérique de la victime. Rien ne trahissait sa réelle nature. Pas une image. Pas une allusion. Une femme investie dans sa mission de thérapeute, investie dans sa relation amoureuse avec le commandant de police Aimé Moreau, qui, selon toutes apparences, ignorait la nature véritable des aspirations cachées de sa compagne. Un homme de bonne moralité, impatient de vivre au grand jour son histoire d’amour.

-          Il me plaît beaucoup celui-là, commenta Jean-François penché sur l’écran lui aussi.

Dossier « Patients ». Shadow cliqua. Il parcourut rapidement la liste de leurs noms. L’un d’eux, pour une raison obscure, retint son attention Marylise Winter.

-          Bien vu mon garçon. C’est leur rabatteuse, dit Jean-François. Elle repère les gamins et les prends en photo. Elle transmet les profils directement à Taouss lors de séances psy. Taouss décide. Si intérêt, Winter les enlève et les garde au chaud jusqu’à ce qu’un membre du cercle les prenne en main. Rien ne circule par l’électronique à ce stade. 

-          Je ne l’ai pas vue au rituel, remarqua Shadow.

-          Elle n’y participe pas. C’est une petite main. Elle touche dix-mille euros par bébé et mille euros pour un hébergement de plusieurs jours dans sa cave. Si tu parviens à la neutraliser, tu casses leur circuit d’approvisionnement.

Une ombre d’inquiétude passa sur le visage de Shadow.

-          Et le duo Keller-Valmont ?

-          Cesse de t’inquiéter. Je les gère ces deux là. Va plutôt préparer le petit-déjeuner. Ta femme vient de quitter l’hôpital. Elle sera là dans moins de quinze minutes. Ne t’étends pas trop sur tes achats de matériel informatique. Inutile d’allumer des voyants. Le mot d’ordre : invisible. Passer sous les radars.

Shadow acquiesça.

-          Content que tu me fasses confiance, dit Jean-François.

Il n’attendit pas la réponse et s’effaça en souriant. Shadow en fit autant. Wilfried Vanpeene se déconnecta, cacha ordinateur et accessoires dans le fond d’une armoire chargée de dossiers puis s’éjecta du bureau.

Il restait des œufs. Il ferait des crêpes.

 


 

 

 

 

 

 

19

 

 

-          Tu veux que je te dise Michel ? T’es un vrai connard ! … Non… Pas la peine de gueuler comme ça !

Accrochée à son balai, Marylise Winter, alias Sushita Alebama dans le monde du porno dans lequel elle persistait à briller, laissait libre cours à sa colère. Dans la courette, la lumière pâle du matin caressait son abondante chevelure blond délavé rassemblée sommairement sur le sommet de son crâne en chignon approximatif. En journée, elle évitait le maquillage afin d’accorder à son épiderme fatigué un peu de repos. Un rapide coup d’œil au miroir suspendu au mur de l’office lui confirma la totale pertinence de son souci de préserver sa beauté innée, cet attrait sexuel singulier, inépuisable fonds de commerce en somme, pour la plus grande joie du docteur Descuis, le champion de la toxine botulique, le virtuose du bistouri, le génie de la liposuccion.

Comme si elle s’adressait désormais à son téléphone et non plus à son interlocuteur, elle fixa l’écran lumineux droit dans les yeux.

-          Je ne suis pas quelqu’un qu’on enferme ! Faudrait savoir ce que tu veux !

Retour brutal de l’appareil contre l’oreille ornée de pendeloques.

-          Quoi ? … Parfaitement ! … C’est toi qui m’as dit vouloir consacrer plus de fric aux productions soft. Moi je fais du hard, du sale ! OK ?! C’est ma came et ça plait à mon public. Oh ! Et va chier dans ta caisse ! Ducon !

Elle raccrocha puis aperçut Sam, le fils de la patronne. Le blondinet de huit ans à peine n’avait pas perdu une miette de la conversation. 

-          Quoi ?! l’invectiva Marylise Winter en le regardant fixement.

Frappé par l’œil noir de la nouvelle aide ménagère, il frissonna d’effroi puis s’éclipsa en gémissant un maman-elle-me-fait-peur-la-dame. Il trouva refuge dans les bras de sa mère, derrière le bar.

11h15. Encore quarante-cinq minutes avant la pause déjeuner. Marylise Winter vida l’eau sale dans l’égout, puis rangea le seau, le racloir et la serpillère dans la remise. Le claquement sec de la porte de la salle de restaurant annonça une avalanche d’emmerdements. Elle se pressa de quitter la courette encastrée entre la façade arrière de l’établissement, les dépendances et le mur de la maison voisine. Elle se glissa en douce dans la cuisine pour entamer le nettoyage des ustensiles et casseroles utilisés pour la préparation des plats inscrits au menu de base. Le service allait commencer. La patronne se planta devant elle, poings vissés sur ses hanches.

-          Marylise, tout va bien ?

-          Je termine la vaisselle et je pars en pause.

-          Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.

-          J’ai fait le travail. Vous pouvez vérifier.

La patronne fulminait.

-          Je vous ai entendue tout à l’heure au téléphone. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Silence embarrassé.

-          De plus, Sam s’est plaint. Vous avez été méchante avec lui ?

-          Pas du tout ! protesta Marylise en roulant des yeux.

Elle tenta d’éloigner la patronne de la cuisine. Retour vers la courette à l’abri des oreilles indiscrètes. Impossible. Elle résistait.

-          On a un mal de chien à recruter pour ce genre de poste. C’est dur, des horaires compliqués, pas de qualification. Néanmoins, je ne m’attendais pas à un tel comportement de votre part et je me demande ce que vous fichez ici. Vous êtiez en période d’essai. Je mets un terme à votre contrat de travail à partir d’aujourd’hui. Préavis de trois jours et puis bon débarras. D’ici là, je vous tiens à l’œil.

-          Pas la peine, rétorqua Marylise. Foutu pour foutu, je me casse. Votre préavis, vous savez ou vous pouvez vous le foutre ?

Poitrines en avant, les deux femmes se défièrent du regard, bouches déformées par la colère.

-          Vous employez deux serveuses au black avec fausses déclarations à l’URSSAF, fausses fiches de paye. J’ai toutes les preuves. En quinze jours, j’ai eu le temps de faire mes courses dans vos petites affaires.

-          Tu me fais du chantage, espèce de garce ?!

-          Non. Obligation citoyenne de dénoncer des fraudes. Je ne veux pas être votre complice.

-          Salope. 

-          Peut-être.

Rapide évaluation de la gravité de la situation.

-          Je vais porter plainte contre vous pour vol de documents appartenant à mon établissement et chantage.

-          Eh, bien bonne chance alors.

-          Foutez le camp !

-          Oui, mais auparavant, je vais envoyer une copie de notre contrat de travail à l’URSSAF afin de vérifier que vous avez bien effectué votre déclaration unique d’embauche avant ma prise de poste. J’en ai le droit.

La patronne blêmit.

-          Que voulez-vous ? susurra-t-elle d’une voix profonde.

-          Oh ! Et puis non. Finalement vous allez me garder. Je vais prendre ma pause déjeuner et ensuite je reprendrai mon travail jusqu’à 15h comme le stipule mon contrat, pour autant qu’il soit officiel. Vous allez ensuite valider ma période d’essai et m’accorder une petite augmentation.

L’image de l’employée idiote s’effondra soudain au profit de celle d’un monstre sans scrupules. Les deux serveuses en service dans le restaurant ce jour-là connaissaient le caractère illégal de leur embauche. Elles en acceptaient l’idée en échange de l’encaissement de la totalité de leurs pourboires.

-          Madame Winter, sachez que je regrette amèrement de vous avoir embauchée. Je ne voudrais pas être à votre place.

-          Ne vous en faites pas pour moi, répondit Marylise avec des intonations flûtées.

Elle ôta son tablier et sortit. La patronne se précipita en salle, intima les deux serveuses en situation irrégulière de rentrer chez elles jusqu’à nouvel ordre. Elles seraient payées, mais il fallait faire place nette pour le moment, le temps de réfléchir à une solution pour se débarrasser de cette harpie. Son neveu était policier municipal. Il accepterait de lui prêter main forte. Marylise Winter ne perdait rien pour attendre. Elle l’appela aussitôt. L’homme décrocha.

-          Jérôme ? T’es dispo ce midi ? J’ai un problème. Une employée me fait du chantage.

-          J’arrive !


 


 

 

 

 

 

 

20

 

 

Marylise Winter observa sa patronne battre en retraite avec une délectation non feinte. Elle connaissait parfaitement l’art de la manipulation et son instinct de prédatrice l’enjoignait d’accélérer le processus avant que les événements ne prissent une tournure encore plus défavorable.

Elle disposait de quarante-cinq minutes. Rapide calcul mental. Le cabinet médical de Zahira Taouss se trouvait à environ sept cents mètres du restaurant. Elle avait largement le temps d’y faire un saut pour faire le point sur la situation.

Marylise Winter avait repéré l’enfant, Sam, deux mois plus tôt. Zahira Taouss avait pris le temps d’observer les photos. C’était d’accord. L’enfant l’intéressait. Alors Marylise Winter avait passé plusieurs soirées dans le restaurant de la mère du petit et s’était montrée avenante. Un poste se libérait. Profil polyvalent commis de cuisine, plonge, ménage. Une fois embauchée, elle avait reconstitué l’emploi du temps des employés, repéré les moments où l’enfant était seul sans surveillance. Elle s’était dès lors donné un mois pour agir. Le délai courait désormais à son terme.

Zahira Taouss voulait cet enfant. Il était parfait. Bravo. Belle trouvaille. Elle devrait mettre la main à la pâte cette fois. Sa mère se comportait comme une louve et, depuis leur altercation, les chances de se retrouver seule avec Sam se réduisaient comme peau de chagrin. À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Marylise Winter avait préparé un argumentaire béton pour la convaincre de l’aider.

Or, cruelle déception quelques minutes plus tard. La porte du cabinet médical était close.

 


 

 

 

 

 

 

21

 

 

20h30

 

Keller et Valmont confectionnaient une salade pour le dîner. Ils plaisantaient en tenant à distance les sujets liés au travail.

Le téléphone de Keller buzza.

-          C’est Moreau, précisa-t-il. Faut que je réponde.

-          Alors ? fit le commandant avec autorité.

-          On a passé au crible la totalité de son emploi du temps. Ça n’a pas été simple. Toutes ses données ont disparu.

Keller marqua une pause. Moreau accusait encore une fois le coup. Cette information donnait une indication quant à la détermination du meurtrier. Demeurait alors une et unique question : pourquoi ?

-          Pas de mobile, grommela l’officier, effacement des données, abandon de la victime encore vivante. On n’a rien ! Rien ! Queue d’ale ! Que donne l’enquête environnementale ?

-          Ses collègues en milieu hospitalier, les infos que tu nous as données, sa famille. On a une vision partielle. J’ai quitté son cabinet à 17h30. Il y avait quelqu’un dans la salle d’attente. J’ai entendu bouger.

-          Elle a donc reçu un autre patient après toi.

-          C’est ça. Au moins un. Elle n’était pas en retard dans ses consultations lorsque je suis arrivé.

-          Élisabeth est avec toi ?

Hésitation.

-          Oui. On bosse.

-          Active le haut-parleur s’il te plaît. Je veux qu’elle m’entende aussi.

-          Bonsoir commandant ! carillonna-t-elle.

-          Bonsoir Valmont. Je tenais à vous remercier pour ce rapport informel. Notre nouvelle patronne m’auditionne demain matin pour vérifier mon emploi du temps. Je n’ai pas caché mon intimité avec la victime.

-          Elle vous soupçonne ? s’enquit la jeune femme.

-          Je ne sais pas. À sa place, je le ferais. Je ne compte pas les messages d’inquiétude que j’ai pu adresser à Zahira la veille de sa mort. Sa rupture…

-          Justement, intervint Keller. Elle t’a largué par texto. Aucune preuve qu’elle en soit l’auteur.

-          Tu penses que…

-          Pourquoi pas ?

-          On a les résultats du bornage ? demanda Moreau.

Élisabeth Valmont consulta ses messages.

-          Oui ! On a ! confirma-t-elle. Dernier bornage de son téléphone au centre hospitalier.

-          Helfaut ?

-          Oui commandant.

-          Allez-y tous les deux. Je ne suis pas en charge de l’enquête, mais je vous le demande en ami. Il doit rester des traces de son passage. Il y a des bâtiments désaffectés là-bas, non ?

-          Tu penses au bâtiment de l’ancien sanatorium ? dit Keller.

-          C’est ça.

-          D’accord commandant ! On y va !


 


 

 

 

 

 

 

22

 

 

Wilfried Vanpeene embrassa son épouse et la regarda s’éloigner dans l’allée caillouteuse de leur pavillon, une bâtisse en brique rouge datant de la reconstruction d’après guerre. La ville avait été détruite par un bombardement allié. Une erreur d’aiguillage disait-on. Jean-François apparut dans le hall. La mine contrariée, il s’impatientait en frappant du pied sur le carrelage.

-          Quoi ? fit Vanpeene.

-          Ils savent !

-          Ils savent quoi ?

-          Tu as envoyé un texto de rupture à son petit ami avec son téléphone. Ils l’ont géolocalisé.

-          Je ne l’ai pas envoyé d’ici, alors tout va bien.

-          Stop ! T’as fait une grosse bourde en fait. Ils vont remonter jusqu’à toi par la vidéosurveillance. Il est où ce téléphone ?

-          Je m’en suis débarrassé.

-          Tu l’as détruit ?

-          Oui.

-          Quand ?

-          Bah juste après avoir envoyé le texto. T’étais là. Tu ne t’en souviens plus ?

-          Fous-toi de ma gueule ! Tu crois que je fais gaffe à tout ? Maintenant je sais que je dois faire gaffe à tout avec toi.

-          Que veux-tu que je fasse ? demanda Vanpeene avec irritation. Tu es censé être Dieu. Je croyais ton plan parfait. Faut croire que non.

-          Je ne t’ai pas demandé de te servir de son téléphone. Tu veux te faire épingler pour un malheureux petit texto parce que tu as voulu chauffer un commandant de police ?

-          En fait, souffla Vanpeene sur un ton de défi, je n’aurais jamais dû me lancer dans ce plan foireux dès le départ. Je finis par ne plus savoir comment je m’appelle.

-          Arrête de te plaindre.

-          J’aurais dû m’en douter que tu me prendrais la tête tôt ou tard. Pourquoi tu ne m’as pas empêché d’envoyer ce texto de merde ?

Les traits de l’homme se durcirent. Vanpeene n’aurait pas le dernier mot.

-          La suite ? dit-il avec lassitude.

-          J’ai missionné un nettoyeur. Il est en route.

-          Normalement, je n’ai rien laissé derrière moi.

-          Je veux en être sûr.

Pendant ce temps, le visage dissimulé par une large capuche, Alfred Ménart, responsable du service technique du centre hospitalier, désactivait le système de vidéosurveillance du sous-sol de l’ancien sanatorium. Bidon d’essence à la main, il s’engagea dans un dédalle de longs couloirs aux parois lardées de larges tuyaux. Au terme du parcours une ancienne remise abandonnée. Il poussa la porte, la referma derrière lui, répandit l’hydrocarbure sur le sol, les meubles, le vieux lit médical. Il fourragea dans sa poche et en sortit un briquet. D’un coup de pouce, il fit rouler la pierre et le posa sur le sol devant lui. Les flammes embrasèrent le liquide puis l’espace tout entier. Satisfait, Alfred Ménart s’éclipsa par la porte de secours et disparut dans la pinède.

Lorsque Keller et Valmont se présentèrent sur les lieux, le feu avait fait son œuvre. Le commandant des sapeurs pompiers écarta d’emblée la thèse de l’accident. L’immeuble était sécurisé. Personne ne fréquentait cette zone régulièrement. La surveillance était d’ailleurs sommaire. Manque d’effectifs. Inutile de se perdre en conjectures.

-            Plan vigipirate mon cul ! pesta Keller.

-          On a mis dans le mille, déclara Valmont. Maintenant la question est de savoir comment l’auteur de l’incendie a été prévenu.

Keller battait des bras, dépité. Valmont poursuivait son analyse des faits.

-          Coïncidence ou résultat d’écoutes ? On nous a piratés ?

-          J’en sais rien. Et Erika ? Tes potes fantômes ? Pas d’infos ?

-          Non, malheureusement.

Ils regagnèrent leur véhicule après un rapide contrôle des lieux et des alentours. La gendarmerie arrivait.

-          Ils trouveront peut-être quelque chose, dit Élisabeth Valmont.

-          Je les appellerai tout à l’heure ou demain pour en être sûr, mais franchement, j’en doute. Je veux savoir qui a prévenu.

-          Pas Moreau, c’est évident.

Silence. Keller introduisit la clé dans la fente et démarra le moteur.

-          Le tueur nous espionne. De toute évidence, Zahira Taouss s’est retrouvée ici.

-          Karl, il faudrait qu’il connaisse notre existence.

-          Ou qu’il surveille Moreau.

-          Tu crois que ce meurtre vise Moreau en réalité ? Ce serait lui le mobile ?

-          Je ne sais pas. Le tueur l’a abandonnée encore vivante. Selon moi, donner la mort ne l’intéresse pas.

-          Ou il a cru qu’elle était morte.

-          Peut-être… soupira-t-il. L’ancien sanatorium. Assainir. On peut toujours rechercher un symbolisme.

-          C’est un message tu crois ? demanda Valmont d’une voix tremblante. Ton analyse des basses fréquences ? Ces fameuses traces de soi qu’on abandonne derrière soi ? Ces infimes particules du tueur, éparpillées dans l’espace et le temps ? Celles qu’il suffit de repérer, d’analyser pour ensuite effectuer une projection des situations selon ces subtils vecteurs ?

-          Qu’est-ce que tu me fais là Gostbusteuse ?

-          Keller ze profiler ! plaisanta-t-elle. Plus sérieusement. Tu as repéré quelque chose ?

-          Oui et non. Tu sais ce que je pense de la psychologie, la psychiatrie et tout le tintouin.

-          De la branlette intellectuelle, je sais. Donc ? Ta théorie ?

Il fit mine de réfléchir.

-          On a affaire à un genre de justicier. Type masculin. Moreau voulait me forcer à commencer une thérapie avec elle. J’y suis allé et je n’ai pas aimé. C’était une connasse finie. Son comportement n’excuse rien, mais elle peut être tombée sur un patient border line.

Des gouttes de pluie commençaient à tomber dans les flaques. La campagne était froide, la nature défleurie. Keller aimait la bienveillance de sa coéquipière. Elle le tempérait. Leur amour était né au fil des mois. Ils le vivaient sans le dire. Deux adresses, deux lieux de vie pour faire illusion. Leur intimité n’appartenait qu’à eux. Seul Moreau connaissait leur attachement l’un pour l’autre. Les autres attribuaient leur complicité à ces heures passées ensemble. Elle avait accepté de l’épouser. Un jour peut-être. Ou pas.

-          On aura une idée de la composition de sa patientèle après analyse des fadettes, ses courriels et prises de rendez-vous par internet.

-          Bienvenue dans l’antre de la dinguerie.

Le téléphone de Valmont trilla. Elle consulta le message.

-          Les perquiz n’ont rien donné, lut-elle à voix haute. Ils ont scanné le bureau et le domicile en entier.

-          Je serais d’avis d’y aller en soum-soum.

-          Une idée derrière la tête ?

-          On verra les scans en 3 dans un premier temps. Rien ne vaut une visite sur place pour humer l’atmosphère.

-          Atmosphère… Atmosphère…


 


 

 

 

 

 

 

23

 

 

Keller gara le véhicule dans la cour intérieure du commissariat. Il invita Élisabeth Valmont à s’arrêter en salle de pause à l’écart du centre névralgique de l’austère bâtisse. Des tables, chaises, canapé, cuisine, softs, crakers. Un espace détente sans fioritures.

Il se laissa tomber lourdement dans le moelleux du canapé et croisa les jambes en un geste théâtral.

-          J’ignore si je dois m’inquiéter, dit-il sur un ton faussement enjoué. Selon toutes apparences, un fou furieux a certainement accès à mon dossier médical. S’il veut se faire un flic, c’est possible. De plus, cette affaire relève du SRPJ. Personne n’a cru bon devoir les prévenir. Je m’interroge.

Le visage souriant d’Agathe Brunet apparut dans l’embrasure. Elle introduisit sa tête en premier pour palper l’ambiance, puis le reste de son corps. Vision étrange.

-          Puis-je me joindre à vous ? Vous étiez en plein debriefing ?

Par un enchaînement de gestes élégants, elle prit place à table, déposa un dossier devant elle, l’ouvrit et parcourut les documents qu’il contenait.

-          Je vous écoute, dit-elle. Cas : Zahira Taouss, qu’avons-nous ? Keller vous vous interrogez ? Faites-moi part de vos réflexions.

Bref échange de regards.

-          Nous pensons que l’auteur des faits peut-être un patient. Les données informatiques ont été vidées de ses appareils. Cela ne veut pas dire « détruites ».

-          Transférées ?

-          C’est ça. On est en train de reconstituer son répertoire à partir des fadettes.

-          Vous l’avez consultée, lieutenant, si mes informations sont correctes ?

-          Oui, commissaire.

-          Une partie de l’effectif est suivie en ce moment, précisa Valmont, suite à l’affaire Paradis 123. Des collègues sont morts et c’est difficile pour certains d’entre nous.

-          Oui, je suis au courant.

-           Nous pensons qu’elle a été enlevée par un patient peu de temps après mon passage.

-          Comment s’est déroulée votre consultation, justement, lieutenant ? Avez-vous remarqué quelque chose, un détail, qui pourrait nous aider à remonter la piste du patient en colère ?

Il hésita avant de répondre. Agathe Brunet venait de ciller. Rapide évaluation de la situation : il s’était rendu chez Taouss. L’échange s’était mal passé. Elle avait ensuite téléphoné à Moreau pour lui faire son rapport. Négatif, évidemment. La commissaire, lors de son passage en revue des troupes, avait demandé son avis à Moreau. Il avait dû lui brosser un portrait peu élogieux. Alors, Agathe Brunet venait de ciller.

-          Pas très bien. Non.

Elle se pencha en avant d’un air concentré.

-          Vous pourriez préciser un tantinet ?

-          Je ne parle pas aux psys. Je n’ai rien à leur dire. Je ne suis pas bon client pour eux. Je n’ai rien remarqué de bizarre lors de cette consultation inutile.

-          Votre hiérarchie a pourtant jugé préférable de vous obliger à consulter.

Une petite inversion accusatoire, une ! Évacuer la sangsue ! Vite !

-          Certes. Ce n’est pas par manque de respect vis-à-vis de ma hiérarchie, précisa-t-il. Les talents des psys ne me sont pas utiles. Je ne les accrédite pas pour me faire le bien auquel ils prétendent. Leur action est efficace deux fois sur dix pour des personnes qui ont besoin de parler pour comprendre une situation. À mon avis : les fous restent fous, les névrosés, névrosés.

-          Et vous, vous comprenez les situations, selon vous ?

-          Je n’ai pas besoin de psy. Je n’ai pas coopéré avec la victime. Par ailleurs elle a été très désagréable. J’ai préféré rester en retrait.

-          Désagréable ?

-          Hautaine, impolie. Un genre de prédatrice, si vous préférez.

La commissaire encaissa l’allusion comme pour elle-même. Elle se rembrunit et employa un ton coupant.

-          Prédatrice ? Comme vous y allez ! Avez-vous un problème avec les femmes ?

Le corps de Keller s’affaissa. Ça commençait mal avec elle. Rapide coup d’œil désespéré en direction d’Élisabeth Valmont. Elle ne réagissait pas. Il se mura alors dans un épais silence.

-          Le reste de l’histoire, je la connais, dit la commissaire d’un ton redevenu neutre. Je voulais vos impressions à tous les deux. Nous verrons si le caractère à priori désagréable de la victime se confirme avec les auditions de ses patients, pour autant qu’on puisse se fier à leur interprétation potentiellement déformée de la réalité. Un fou reste un fou, n’est-ce pas lieutenant ?

Keller ne releva pas l’allusion.

-          Avez-vous autre chose ? Ensuite je vous laisserai travailler.

-          D’après la géolocalisation du téléphone portable de la victime, nous pensons que la scène de crime se situe dans les sous-sols de l’ancien sanatorium d’Helfaut, précisa Valmont. L’actuel CHR. Comme s’il cherchait un endroit symboliquement riche de sens. Impossible de confirmer car l’endroit a été incendié aujourd’hui.

-          Un hasard ?

-          Probablement pas.

-          Pourquoi chercher du symbole si c’est pour abandonner la victime dix kilomètres plus loin en pleine forêt ? Les symboles, c’est pour transmettre un sens caché à quelqu’un, non ?

-          Ça devait avoir du sens pour lui, pour lui donner le courage de commettre son crime.

-          C’était sa première fois pensez-vous ?

-          Peut-être. En tout cas, le choix du sanatorium devait avoir un sens pour lui. Il ne souhaitait pas forcément nous en faire part.

-          Je n’arrive pas à voir le lien…

-          Elle était nue en pleine forêt, encore en vie, l’endroit le plus fréquenté du site. Il voulait qu’on la retrouve et prenait le risque qu’elle survive.

-          Donc, qu’elle puisse témoigner.

-          Oui.

-          Ou il l’aura cru morte.

-          Ou pas, mais comment savoir ? Est-il dingue au point de jouer avec le feu ?

Agathe Brunet se leva pensivement et servit trois tasses de café fumant.

-          Selon vous, poursuivit-elle en tendant l’une d’elle à Élisabeth Valmont, il aurait pu sciemment la laisser vivante derrière lui.

-          C’est une possibilité, répondit-elle en acceptant la tasse. Merci.

La commissaire se planta devant Keller. Avachi dans le canapé, il leva les yeux vers elle.

-          Lieutenant, un café ? Je vous propose de repartir du bon pied, voulez-vous ?


 


 

 

 

 

 

 

24

 

 

Le téléphone portable de Marylise Winter tintinnabula. C’était la patronne. Que voulait-elle, cette connasse ?

-          C’est madame Duvauchel. Marylise, j’ai bien réfléchi : vous n’allez pas revenir travailler cet après-midi. Je n’apprécie pas votre façon de faire avec moi. À mon sens, vous êtes dangereuse. De plus, le peu de la conversation que j’ai surpris tout à l’heure me laisse à penser que vous fréquentez un milieu plus que douteux. Quant à ma situation comptable, elle est en règle. Je vous encourage donc à exécuter vos menaces. Je saurai comment vous répondre. Concernant vos papiers de rupture de contrat de travail, ils sont à votre disposition au bar. Si après ça je vous vois encore rôder près de mon restaurant, j’appellerai la police. Allez au diable !

Elle raccrocha.

Le plan de Marylise Winter s’effondrait. Elle avait trouvé l’enfant parfait. Elle avait commencé à gagner sa confiance. Une malheureuse conversation téléphonique, une toute petite erreur de timing et la perspective des quinze mille euros de gains s’envolait comme par un sale coup de malchance. Trouver des gamins, c’était une chose, les livrer en était une autre. Elle pesta, hurla, frappa du pied sur le pavé. La Duvauchel ne se rendait pas compte, la salope, de tous les risques encourus pour offrir au cercle des sujets de qualité.

La concurrence était rude. L’argent facile. Plus facile que la prostitution ou les films pornographiques. Son réseau n’était pas propice. Elle n’avait pas la chance de travailler dans les services sociaux auprès d’une multitude d’enfants. Un vivier inépuisable. Pour Marylise, la capture d’un petit était un coup exceptionnel.  Certes seul l’hébergement des petits était en soi lucratif, mais pas autant que le job effectué de A à Z.

Cette saloperie vient de me cramer quinze mille balles en un coup de fil ! Putain ! Je vais lui choper son gosse de suite, le mettre au chaud et palper la thune. Et cette garce de toubib qui ne répond pas !

Elle leva les yeux. Devant elle, la cathédrale Notre Dame. Elle se rua vers l’entrée en hoquetant. Dieu serait son secours.

Elle se plaqua violemment contre la porte de l’Assomption en chêne sculpté et se laissa glisser en pleurant. La cathédrale semblait déserte. Son regard se fixa un moment sur le mausolée d’Eustache de Croye, puis se perdit au hasard du dallage, pour mourir quelque part au niveau des chapelles absidiales. Si Dieu existait, elle le trouverait ici.

-          Madame, puis-je vous aider ?

Un homme d’âge moyen, d’apparence simple, s’était approché et se penchait vers elle l’air sincèrement inquiet.

-          Je ne vous ai pas entendu.

Elle chercha des yeux l’endroit d’où il avait surgi et esquissa un sourire timide. Une autre salve de sanglots la submergea. Deux mains puissantes la saisirent et la soulevèrent.

-          Allez, murmura l’homme d’une voix douce et enveloppante, ne restons pas ici. Faisons quelques pas et vous verrez, quel que soit votre problème, vous irez mieux.

-          Qu’est-ce que vous en savez ? bredouilla-t-elle. Vous ne me connaissez pas.

Elle se laissa néanmoins guider par sa voix chaude en connexion directe avec le bas de son ventre. Un étrange désir montait en elle, une excitation. Ce n’était pas Dieu, mais ce n’était pas mal quand même. Elle fouilla du regard son visage pour en découvrir l’expression. Il était plongé dans l’ombre d’une large capuche. Les mains de l’homme étaient fortes et robustes, ses doigts étonnamment longs. Douce illusion. Une capuche dans une cathédrale ?

Elle se dégagea poliment et se posta à côté du bénitier creusé dans la pierre épaisse et dure. Ses joues ressentaient le froid des lieux. Elle fourragea nerveusement dans son sac.

-          Excusez-moi, dit-elle en sortant un paquet de mouchoirs.

Elle essuya les longues coulées noires lardant sa peau claire du bord de ses paupières jusque dans son cou.

-          Je dois être affreuse, minauda-t-elle.

Elle peaufina le nettoyage d’une main douce. Il en restait un peu. L’homme s’était approché d’un peu plus près. Elle aperçut le sacristain chargé d’un bouquet de cierges. Il s’en allait d’un pas pressé compléter les stocks.

-          Ça va aller, monsieur, merci, dit-elle tremblante. Je vais rentrer chez moi et me reposer un peu.

-          J’ai une question, répondit-il soucieux. Vous pleuriez, alors, moi, j’ai une question pour vous.

Si c’était son prix pour la laisser en paix, elle était d’accord pour y réfléchir.

-          Qu’êtes-vous venue chercher ici ?

-          Ici… ici ? Dans la cathédrale ?

Il acquiesça d’un bref hochement de tête. Elle dandina d'inconfort. Il est gonflé, le mec, merde. Ça ne le regarde pas.

-          Dieu, répondit-elle avant d’esquisser une fuite vers la sortie.

Il la retint.

-          Pourquoi ? fit-il.

-          Ça ne vous regarde pas !

-          Vous avez promis de me répondre.

-          Vous avez dit « une question ». Là, ça en fait deux.

-          S’il vous plaît, répondez.

Sa voix résonnait dans les graves à présent.

-          J’avais un truc à lui demander.

-          Ah oui ? Vous ?

Elle cilla. Les fourmillements de désir s’étaient carapatés. Son cœur battait plus fort, son estomac se vrillait. L’ombre de la capuche dissimulait le visage de l’inconnu. Le désir cédait à la peur.

-          Vous lui parlez souvent ?

-          À qui ? grogna-t-elle en fixant la lourde porte comme si cela pouvait déclencher une loi d’attraction inconnue.

-          Dieu.

-          Heuh, je ne sais pas. Oui, je crois.

L’homme inspira profondément pour réfléchir et tendit l’oreille comme s’il écoutait une tierce personne. Ça y est ! Un dingue ! Bon, fini de rigoler !

-          Vous mentez, déclara-t-il d’une voix blanche.

-          Pardon ?

Rapide coup d’œil circulaire. Le sacristain était hors de vue.

-          Dieu, je le connais, poursuivit l’homme, et là il me dit que vous ne discutez jamais ensemble. Il ne vous connaît pas, enfin pas jusqu’à aujourd’hui. Là maintenant, il vous connaît.

-          Ah ! Parce que vous papotez avec Dieu ?

Marylise Winter secoua sa tête comme si elle espérait ainsi mettre de l’ordre dans ses idées. Mains en avant, elle coupa court à la conversation et se dirigea vers la sortie. L’homme, immobile, la regarda s’éloigner. Ce mec me prend pour une conne ! Dieu aussi par la même occasion ! J’ai besoin de choper le gosse parce que je ne vais pas cracher sur quinze-mille balles. En effet, selon elle, pareille occasion ne se représenterait pas de si tôt. Elle en avait assez du baby sitting pour le réseau à deux-cents balles la journée.  Marre de sucer des bites pour leurs films à la con. La mère Duvauchel va me filer son morpion !

Et puis, où Zahira Taouss était-elle ?

Une idée lui traversa l’esprit : Sam allait seul à l’école. Elle avait peut-être une chance de l’attirer dans un piège moyennant un investissement de quelques centaines d’euros pour l’acquisition du smartphone dont il rêvait. Sa mère le lui refusait.

Rien n’était impossible malgré ces circonstances défavorables.

Le flot des passants se densifiait sur les trottoirs. Elle ausculta le parking avant de se diriger vers sa voiture. Le type semblait s’être volatilisé. Tant mieux : il lui avait fait froid dans le dos. Elle plongea une main dans son sac, en sortit une clé électronique. Au moment où elle allait s’engouffrer dans l’habitacle de sa berline, une douleur fulgurante l’irradia à la base de son cou. Une chaleur cotonneuse se répandit dans son corps jusqu’au cerveau. Une douceur onctueuse l’enveloppa. Bref coup d’œil en arrière. C’était lui. Il l’avait suivie. Elle ne vit que son sourire au moment où il l’installait à la place du passager. Il fourragea dans sa poche, en sortit une paire de lunettes de soleil. Il les chaussa aussitôt sur le visage de sa captive.

-          Tu veux être une star, ma belle. Tu en as déjà l’allure.


 

 

 

 

 

 

25

 

 

-          Elle était enceinte. Deux mois à peine.

Aimé Moreau contenait ses larmes. Son bureau débordait de dossiers et de documents divers. Keller referma lentement la porte et s’avança.

-          Je me méprise de lui en avoir voulu de son silence l’autre soir.

À présent, le commandant se répandait en culpabilité.

-          Mais je ne t’ai pas demandé de descendre me voir pour m’entendre me plaindre. Assieds-toi, Karl.

Keller s’installa en face de lui sans mot dire.

-          Tu te rends compte qu’il te faudra plus que l’institution pour coincer ce connard, déclara Moreau.

-          Manifestement, oui.

Pris dans un atroce entonnoir, il cherchait de l’aide. Les yeux emplis d’ombre, il fouillait le visage de Keller dans l’espoir de débusquer le signe d’une quelconque découverte dont il ne lui aurait pas encore fait part.

-          J’aimerais que tu me dises, Karl, que penses-tu d’Agathe Brunet ? Tu as eu le temps de discuter un peu avec elle ?

Le lieutenant feignit la surprise.

-          Quoi ? Sur quel plan ? Tu veux que je te dise si je la trouve baisable ?

Claquement de langue en invitation à garder son sérieux.

-          Elle ondule un peu trop quand elle marche, poursuivit Keller sans se départir du registre choisi, pas trop chaloupé. Elle a une vague pilosité sombre sur les avant-bras, au niveau de la moustache aussi. Ça doit la rendre nerveuse. Elle coule des regards, fait sa chatte. Je pense que les collègues vont prendre des photos d’elle en douce pour se branler.

Moreau l’avait laissé parler par simple curiosité. Il plaqua ses mains sur son crâne comme si le monde s’écroulait autour de lui.

-          Je ne sais pas pourquoi je te demande encore ton avis ! Je dois vraiment être désespéré ! Je suis perdu avec cette affaire !

Le temps se diluait en pure perte depuis la mort de son amour. Aimé Moreau s’était juré de résister à la déprime afin de se maintenir aux premières loges de l’enquête. Incompréhension lucide d’une réalité diffuse. Qui était Zahira Taouss ? Qu’allait révéler sa mort ? Sur elle ? Sur eux ? Sur lui ? Et l’enfant ? Pourquoi n’avait-elle rien dit ?

-          Je n’ai pas d’avis concernant la patronne, si c’est ce que tu veux savoir, enquilla Keller sur un ton lénifiant. Elle n’est pas Thellier. De là à dire que c’est une bonne ou une mauvaise chose, je ne sais pas. À sa place, j’aurais déjà appelé les lillois.

-           Elle vient d’une DRPJ. Pas le réflexe ? Ou alors le proc essaie de régler l’affaire d’ici en premier recours ?

-          Je ne sais pas, répondit Keller en claquant ses mains sur ses cuisses.

Il s’éjecta du siège.

-          On a reçu la retranscription des fadettes. On va savoir à qui elle a parlé avant sa mort. Tu sais ce qu’on va y trouver, à tout hasard ?

-          J’allais la demander en mariage.

-          Elle le savait ?

-          J’avais tourné autour du pot.

Keller afficha une mine charitable.

-          Je suis désolé… pour… pour tout ça.

Il s’éclipsa sans attendre de réponse.

 


 


 

 

 

 

 

 

26

 

 

De retour dans son bureau, Keller fut accueilli par un visage familier.

-          Tu te souviens de monsieur Vanpeene ? gazouilla Élisabeth Valmont.

Les deux hommes se saluèrent d’un discret coup de bouc. Vanpeene, déjà installé, semblait avoir passé la nuit dans le bureau. Il appuyait un regard contrarié sur Keller.

-          Ma femme est à l’hôpital, annonça-t-il. Son harceleur est revenu à la charge. Elle risque de perdre le bébé. J’attends des nouvelles du médecin.

-          Rappelez-moi …

Vanpeene roula des épaules. Allait-il devoir réexpliquer son histoire à cet abruti de flic ? L’ordinateur de Valmont moulinait poussivement. Il adopta une posture indignée.

-          Nous sommes venus vous voir avant-hier matin. Ma femme est harcelée par un malade. Il a remis ça cette nuit. Cette fois, il avait une arme. Un couteau. Il a menacé de la tuer.

-          Ça s’est passé où ?

-          Sur le parking de l’hôpital. C’est son service qui m’a prévenu. Quelqu’un l’a trouvée inanimée à côté de sa voiture.

-          Inanimée ?

-          C’est le choc. Elle a perdu connaissance.

-          Des coups ?

-          Non.

-          Personne ne nous a prévenus, s’étonna Keller.

-          Ils ne sont pas au courant des raisons de son malaise. Ils ont mis ça sur le compte de la grossesse. Ma femme m’a chargé de passer vous voir ce matin sans leur en parler.

-          Il le faudra, précisa Valmont.

-          La sécurité, je suis au courant, surtout après l’incendie qui a eu lieu dans les vieux bâtiments. Tout le monde en parle.

-          Avez-vous prévenu vos collègues au TI ? s’enquit Keller.

-          Pas encore. Je préfère respecter la volonté de mon épouse et passer par la voie traditionnelle : vous. Le procureur décidera des suites à donner à l’affaire à la lecture du PV d’audition.

-          Hum… OK. C’est vous qui décidez. On va envoyer quelqu’un auprès de votre femme pour prendre sa déposition, dit Valmont. Le collègue se fera passer pour un membre de la famille. Ce sera plus discret. Quand sort-elle ?

-          Dans trois ou quatre jours. Elle veut reprendre le travail de suite.

-          À votre place, j’avertirais votre chef. Le procureur est tout de même le mieux placé dans votre entourage immédiat pour vous aider. Même vous, vous avez le pouvoir de…  

-          Monsieur Keller, certainement avez-vous raison, mais je pense qu’il se contentera d’ordonner une enquête de pure forme. Tant que ce dingue ne sera pas passé à l’acte, personne ne bougera.

-          Excusez-moi monsieur le procureur adjoint, dit Keller, mais je ne comprends pas tout. Votre épouse est menacée et…

-          Je ne vous demande pas de comprendre mon épouse. Moi-même je n’y arrive pas. Je ne vais pas ameuter tout le parquet pour qu’elle se défile au moment de porter plainte.

-          Vous avez besoin de sa plainte pour…

-          Mon épouse peut avoir beaucoup d’imagination, si vous voyez ce que je veux dire. Prenez ma démarche auprès de vous comme une marque de confiance.

-          Je vois…

-          Merci, lieutenant. Les voies du mariage sont insondables.

Les lieutenants esquissèrent un sourire entendu.   

-          La vidéosurveillance de l’hôpital aura certainement filmé la scène, dit Valmont. On va se charger de ça.  

Vanpeene ne réagit pas. Ses pieds tambourinaient sur les dalles. Il guettait les réactions de Keller. Il s’étonnait de lui avoir accordé sa confiance alors qu’il le prenait pour un parfait abruti.

-          C’est bon, d’accord. On va passer voir votre épouse dans la journée, déclara Keller.  

-          Qui « on » ?

-          Un collègue enquêteur.

Le visage de Vanpeene se troubla.

-          Pourquoi pas vous lieutenant Keller ? Je viens de vous dire que j’avais confiance en vous. Pas confiance en la Police Nationale Française en général, en vous. Karl Keller, lieutenant de cette même Police Nationale Française.

-          C’est du pareil au même. J’irai voir votre épouse. Je ne veux pas de problème avec le parquet.

-          Je vous remercie infiniment.

-          Ne vous inquiétez pas monsieur Vanpeene, intervint Valmont. Nous vous tiendrons au courant et si vous souhaitez assister à l’audition, nous n’avons pas de souci avec ça. L’audition sera filmée, ainsi votre épouse n’aura à parler qu’une fois. Les autres questions, éventuelles seront complémentaires.

-          Tant que le lieutenant Keller est là… Vous faites ce que vous voulez.

L’homme exprima sa satisfaction et prit congé, l’œil impérial. Valmont le suivit du regard, puis une fois assurée qu’il était hors de vue lança un « Je ne le sens pas ce type » tranchant et assuré.

Haussement d’épaules.

-          Il est bizarre, ajouta-t-elle. Impossible de le cerner. T’en penses quoi ?

-          Ce mec nous a à l’œil. Son histoire de harcèlement sonne juste, mais le reste me reste sur l’estomac. Il travaille au parquet. Il connaît la musique. Son intérêt pour moi est étrange. C’est facile pour lui de lancer un signalement auprès du procureur concernant sa femme. Soit il se méfie du procureur, ce qui corrobore les dires d’Erika, et il préfère passer par nous. Soit il se fiche pas mal du procureur et veut que je m’occupe personnellement de sa femme. Dans ce cas pourquoi moi ? De plus trouve sa façon de s’inquiéter très particulière. Il en a l’air mais pas la chanson. Je ne lis pas la peur dans ses yeux.

-          Il prend même sa femme pour une mytho, non ?

Keller acquiesça.

-          Elle est enceinte, dit Valmont. Il faut qu’on s’occupe de ça en priorité. Je le sens. Si l’affaire s’envenime, on va prendre cher. On va fermer notre gueule et faire ce que nous demande monsieur le procureur adjoint.

-          D’accord, la sainte maternité a parlé, grogna Keller.

-          Parfois les gens font des enfants en croyant réparer leur couple.

-          Eh ben… Pardon, mais je ne rentre pas dans ce débat.

-          On passer dire bonjour à madame Vanpeene ?

-          Why not ? En attendant on a deux tonnes de fadettes à se palucher, grogna-t-il en désignant le carton déposé sur le sol entre le chambranle et l’armoire chargée de dossiers suspendus. On aura une tripotée de dingues à convoquer en audition des fois qu’on retrouverait parmi eux l’assassin de Zahira Taouss. Affaire prioritaire…

-          Deuxième affaire prioritaire, lieutenant Keller !

-          C’est ça, allez, on s’arrache.

Keller affichait l’assurance de celui qui connaît son dossier sur le bout des doigts. Vanpeene n’était pas le plus affable des personnages, mais les signes infimes d’une incohérence cachée plus pernicieuse avaient sonné l’alerte dans son mental. Dans celui de sa coéquipière également selon toutes apparences.

-        Tu l’as entendu ? demanda Valmont.

-        What ?

-        Les voies du mariage sont insondables.

-        Tu veux vraiment que je te réponde ?

 


 

 

 

 

 

 

27

 

 

Il  inspira profondément, enivré par la toute-puissance, la satisfaction du devoir accompli. Il avait façonné une femme abjecte dans le plus pur respect de la loi du talion.

Le souvenir du rituel satanique auquel elle avait contribué de près ou de loin ne le quittait pas. La volonté inébranlable de venger les innocents lui avait donné la force et le courage de procéder selon les consignes claires et détaillées convenues au préalable.

Elle avait beaucoup parlé. Il avait agité la possibilité de sa libération en échange d’informations sensibles relatives à l’activité inique du cercle. Elle avait confirmé le rôle présumé de Zahira Taouss. Elle avait donné un autre nom, un dentiste : le docteur Jacques Delaunay, pédophile. Il participait aux messes et ventilait des vidéos pédopornographiques dans un réseau très fermé. Elle n’avait jamais vu de quoi il était réellement question, mais l’homme lui confiait régulièrement des missions de garde d’enfants, chez elle, ailleurs parfois. Non, elle ne savait pas où. Il passait chez elle en pleine nuit, lui bandait les yeux avant de la conduire sur les lieux où se trouvaient les enfants. Ils étaient souvent plusieurs, de tous les âges.

-          Pourquoi autant d’égards quand on sait ce que vous leur faites ?!

-          Pour éviter les chocs émotionnels trop importants avant la cérémonie. Sinon ils…

-          Ils quoi ?! avait-il hurlé.

-          Ils ne sont pas pareils.

-          Pareils ? Tu es donc chargée d’apaiser leur peur pour qu’elle soit plus forte ensuite ?!

John Michael Shadow avait franchi le seuil de leur univers épouvantable. Il connaissait depuis le sort réservé aux innocents piégés dans leurs filets. Marylise Winter lui avait confirmé ses visions tout en jurant n’avoir jamais ôté de vie. Au bord de la nausée, il avait achevé la besogne. Elle avait perdu connaissance.

Il se leva, se déshabilla, se rasa entièrement, prit une douche désinfectante. Il procéda ensuite au lavage méticuleux de Marylise Winter, meurtrie.

-          Je suis désolé de faire ça, mais il le faut.

À l’aide d’une colle à prise rapide, il ferma sa paupière droite, ouvrit la gauche et la fixa. Il nettoya délicatement sa bouche pour taire les remugles.

-          Tu as trahi et abandonné les enfants. Tu as refusé de voir ce qu’ils leur font. Tes yeux ne te servent à rien, mais le Ciel voit tout. Tu n’as pas dénoncé, ta langue ne te sert à rien. Je l’ai donc retirée.

Il collecta ses dents et les déposa dans un petit sac en toile fine.

-          Tu les as laissés mourir, tu mourras toi aussi, comme eux, à leur image.

Il colla ensuite les extrémités du pouce et de l’index de sa main gauche, puis colla l’ensemble sur son visage de sorte que son œil gauche grand ouvert apparût dans le cercle ainsi formé.

-          Ta main forme trois fois le chiffre six, tu as remarqué ? Six-cent-soixante-six. C’est votre signe non ? Sois fière de l’arborer. Tu es des leurs. N’en doute pas.

Sur le pubis imberbe de Marylise Winter, il inscrivit en lettres gothiques à l’encre indélébile : « Pour Karl Keller ».

-          C’est bien… murmura-t-il avec satisfaction.

Il entreprit la désinfection de ses outils et instruments.

-          Je ne suis pas un tueur psychopathe, expliqua-t-il en les rangeant dans les compartiments d’une petite caisse à outils. Tu vas leur transmettre un message. Quoi de mieux que leur symbolisme ?

Il déposa Marylise Winter, haletante, sur une bâche blanche en plastique parfaitement propre. Il entailla l’intérieur de ses poignets puis l’emballa minutieusement. Gestes rapides et sûrs. Il perça deux orifices au niveau du nez.

-          Voilà… Ainsi tu pourras respirer.

Il déposa le paquet dans le coffre de sa voiture, sourd aux manifestations de panique de son contenu. Dernier contrôle de la maison avant de partir. Rien à signaler. Tout était en ordre. Il déclencha la fermeture de la porte sectionnelle du garage.

La ruelle était déserte à cette heure avancée de la nuit. Il roulait lentement. Il fit halte à l’endroit choisi pour la présentation de son œuvre, s’éjecta de la voiture, la contourna d’un pas leste et souple, ouvrit le coffre, empoigna le paquet, le fit basculer et le laissa tomber lourdement sur le pavé. Il ajusta la position du corps, puis s’éclipsa.

Jean-François apparut sur le siège passager.

-          Comment te sens-tu ? demanda-t-il.

-          Je ne sais pas. Quelle idée de la dédicacer … Ce n’était pas un peu too much ?

L’homme sourit faiblement et ne dit mot.

-          Dieu est un psychopathe finalement. Oh ! Putain ! On en enferme pour moins que ça ! Est-ce que tu te rends compte ?!

-          Tu l’as entendue ? Tu sais combien de gamins elle a hébergés pour ces monstres ?

Vanpeene fit signe que non.

-          Une cinquantaine. Ils sont tous morts. Tiens, passe par là. Tu ne seras pas repéré.

Il bifurqua sur la droite et s’engagea dans une ruelle sombre et déserte.

-          Pourquoi tu ne règles pas tes comptes toi-même ? demanda Vanpeene. Pourquoi suis-je obligé de faire le sale boulot, à ta place finalement ? John Michael Shadow. Je suis devenu un vrai schizo.

-          J’ai un plan pour détruire leur réseau. Tu fais partie de ce plan. Je te l’ai déjà dit. La façon dont je règle la question a son sens. Je pourrais en effet me débrouiller sans toi. Je suis désolé de t’imposer ce choix. J’ai toujours laissé aux Hommes la possibilité de me montrer ce qu’ils valent. Ils choisissent toujours le mal. Ce mal a pris possession de leur espèce. C’est très difficile de régler cette question pour des raisons qui t’échappent. J’ai une vision globale de la situation. Je sais où je veux en venir et aussi comment. J’aimerais que les Hommes renoncent au mal par eux-mêmes, qu’ils le fassent de leur propre chef.

-          Toute cette mise en scène c’est pour leur faire comprendre des trucs, c’est ça ?

-          Dans les grandes lignes, oui. J’agis sur plusieurs fronts, plus ou moins directement. Ça dépend. En tout cas, une chose est certaine : tu es bon soldat et je n’ai pas prévu ta chute. D’ailleurs tu peux arrêter quand tu veux. Un autre prendra ta place. Marylise Winter t’a confirmé une réalité qui corrobore celle que je t’ai montrée tantôt. Nous nous attaquons ici au centre névralgique de ce réseau.

-          Keller ?

-          Comme je te l’ai déjà dit : je lui ai attribué un rôle. Je veux l’éduquer un peu avant qu’il ne rejoigne le rang, le décrasser. Il est encore un peu trop obtus. Il a une façon intéressante d’analyser les situations. Son idée de repérer les basses fréquences est très efficace.

-          Nous sommes combien comme ça dans ton fameux plan ?

-          Légion.

Silence.

-          Rentre chez toi, Wilfried, occupe-toi de ta femme aujourd’hui. Elle vient de perdre son bébé. Tu es passé la voir avant son passage au bloc, une autre fois avant la nuit. Sois avec elle à son réveil. Tu ne dois pas donner de signe de désintérêt à son égard malgré sa faute. Laisse-moi gérer le reste. La fête est finie.

 


 


 

 

 

 

 

 

28

 

 

Quelques heures plus tôt, début de soirée chez Karl Keller.

Élisabeth Valmont avait mis un peu d’ordre dans l’appartement, pris une douche et s’était installée dans le canapé pour relire le procès verbal d’audition de Corinne Vanpeene. Au terme de tergiversations argumentées, Keller et elle avaient décrété qu’elle s’y collerait dans le courant de l’après-midi. Mission double : recueil de son témoignage suivi d’un éventuel dépôt de plainte, observation et relevé des détails attribués à la communication non verbale.

À son arrivée, le drame venait de se produire. Corinne Vanpeene, avortement spontané. Valmont n’apprit rien de plus. Pas de description physique du harceleur, voix métallique. Pour cinquante balles, t’as un modificateur de voix sur internet, autant dire que n’importe qui peut se le procurer. Dossier vide. Sera classé sans suite, de suite. La future mère venait de perdre son bébé, le non verbal emprunt exclusivement de chagrin était éloquent et submergeait toutes autres probables subtilités. Son téléphone portable trilla. C’était Keller.

-        Alors ? T’es partie il y a trois plombes. T’as quelque chose ?

-        Pas vraiment. Je rentre. On retrouve chez toi ?

-        Je finis deux ou trois trucs ici et j’arrive.

Il raccrocha, donna deux ou trois autres coups de fil, papota avec un collègue à la photocopieuse, puis quitta le commissariat. Dans la rue, le bourdonnement d’un poste de télévision filtrait au travers d’une fenêtre entrebâillée. Les lumières bleutées dansaient dans les foyers, trahissant la mise en suspens d’existences figées devant les écrans animés.

Cliquetis de clés. Keller allait ouvrir la porte d’entrée de son appartement.

-          Vous voyez, moi je sais où vous habitez. 

La voix était rose et sucrée comme de la barbe à papa. Il la reconnaissait, alors il retint ses clés et sa respiration.

-          Jessica Waldeck. Que fichez-vous ici ?

Sa frêle silhouette se détacha de l’obscurité du couloir, effrayante sous l’éclairage de sécurité. Keller pressa à la hâte l’interrupteur à portée de main. La lumière revint pour quelques minutes seulement.

-          Vous ne m’avez pas crue, hein ? le brocarda-t-elle avec défiance. Je suis venue vous voir. Vous m’avez prise pour une barje.

-          Je répète ma question, insista Keller : que faites-vous dans cet immeuble ?

Elle ondula vers lui comme un chat. Il se souvenait. Les rêves prémonitoires, la défaillance de la vidéosurveillance, ses coordonnées erronées.

-          Vous n’étiez pas à votre bureau quand je suis passée tout à l’heure.

Sa voix tisonnait le crâne de Keller à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Les traits de son visage s’animaient de mouvements involontaires. Putain ! Elle est vraiment dingue ! Si je la coffre, elle va me claquer dans les doigts ou, pire, m’inventer une histoire salace pour me foutre dans la merde pour le plus grand plaisir du proc. Je ne le sens tellement pas celui-là !

-          Si c’était si urgent, vous pouviez demander à être reçue par l’un de mes collègues. C’est la même chose.

Elle fit signe que non d’un air démoniaque, puis désigna la porte.

-          Vous n’ouvrez pas ?

-          Non.

-          Vous ne m’invitez pas à entrer ?

-          Je vous invite à retourner au commissariat.

-          Mais c’est vous que je veux voir.

Encore cette sensation de griffures de chat sur la dure-mère. Il fit mine de consulter ses messages pour enclencher discrètement l’application « enregistrement » de son téléphone.

-          Jessica Waldeck, dit-il, si vous voulez me voir, passez au commissariat pour un rendez-vous. Ici vous êtes dans ma sphère privée, à mon domicile. Je ne vous y ai pas conviée.

-          Vous ne m’avez pas écoutée.

-          Garde à vue pour complicité de meurtre.

-          Ah ? Parce qu’elle est morte finalement ?

L’enregistrement tournait à plein régime.

-          C’est bon. Vous avez gagné. On va au commissariat. Vous allez m’expliquer tout ça après un petit passage en cellule.

-          Vous savez très bien que je n’y suis pour rien.

-          C’est vous qui le dites.

L’obscurité revint. Keller pressa l’interrupteur.

-          Vous avez un fils, dit-elle sur un ton d’urgence. C’était un secret gardé par sa mère. Vous avez une cicatrice à la cuisse. Un coup de couteau pendant une intervention il y a deux ans. Dans vos petites affaires, vous avez gardé un vieux dessin de votre grand-père, une fleur peinte à la gouache, une pensée. Votre grand-père jouait du violon. Vous avez une photo de lui. Vous picolez trop et…

-          Ça suffit, souffla-t-il.

-          J’ai raison n’est-ce pas ?

-          Je ne le dirai pas. J’accepte de vous écouter, mais ici, sur ce palier. Venez-en au fait s’il vous plaît.

-          Et la garde à vue ?

-          Au fait, je vous ai dit. Je n’ai pas toute la soirée.

Jessica Waldeck roula des yeux, changea de posture pour intensifier l’effet provoqué par ses propos.

-          J’ai juste un truc à vous dire. Je m’en passerais bien, parce que vous n’êtes pas agréable comme mec, mais je suis obligée.

-          Tiens donc…

Obscurité. Interrupteur.

-          Quelqu’un vous oblige à me dire ces choses ?

-          Oui. Évidemment. Moi je m’en fiche à la base. J’ai pas pour habitude de venir chatouiller du flic et d’aimer ça en plus. Vous croyez quoi ?

Ça y est ! Une schizo! Elle va ramper au plafond.

-          Vous me prenez pour une schizo, à l’instant même, lieutenant.

-          Quoi ?!

-          Pas la peine de me dire la messe. Il vient de me prévenir.

Keller s’empourpra à son grand désespoir. Il allait tenter une opération sauvetage-urgent-de-son-honneur.

-          Il ne vous en veut pas de penser ça de moi, ajouta-t-elle.

-          Qui ?

-          Dieu.

Keller explosa de rire.

-          Il n’aime pas trop se prendre la tête, alors il a pris l’apparence d’un type qui s’appelle Jean-François. Il m’a dit de vous le dire pour pas trop vous perturber.

Obscurité. Interrupteur.

-          C’est qui ce mec qui se prend pour Dieu ? Il a pris des cachetons ?

-          Non. C’est Dieu. Point barre. Il m’a demandé de vous le dire.

-          Pourquoi ne vient-il pas me parler en personne ?

-          Plus tard. Un jour vous allez le supplier de venir.

Éclat de rire.

-          Bon, plus sérieusement, dit Keller une main sur l’estomac, abrège. Mon impatience est insoutenable. Ensuite casse-toi. C’est la garde à vue ou l’hôpital psychiatrique.

Le tutoiement venait de s’imposer à lui. Elle écoutait une présence invisible, acquiesçait.

-          Je rêve, murmura Keller comme pour lui-même.

-          Je vais vous dire ce que je dois vous dire : il y a une autre femme. Un type lui a fait des trucs dégueu et a écrit votre nom sur elle parce que c’est pour vous. C’était une mauvaise femme, comme l’autre dans la forêt.

-          Mauvaise femme ? Développe ?

-          Je ne sais pas. Il ne me dit pas.

-          Pourquoi ?

-          C’est pas mon taf de développer. Mon taf c’est de vous répéter ça et basta.

-          C’est le taf de qui alors ?

-          Le vôtre. C’est à vous de chercher pourquoi elles ont payé. Ce qu’elles ont fait.

Obscurité. Interrupteur. Keller écoutait sans ciller. Il ne voulait pas trahir ses émotions.

-          La deuxième femme n’est pas encore morte, poursuivit-elle. Il va la déposer quelque part, mais je ne sais pas où. Elle sera en vie à ce moment-là et quand vous la trouverez, elle sera morte.

-          Peux-tu décrire Jean-François ?

-          Il a l’air d’un brave type. Grand. Brun. Dents trop blanches sa race. Il est cool avec moi.

-          Il se prend pour Dieu, c’est ça ?

-          Non. C’est Dieu. Il a choisi un prénom pour que ce soit plus sympa entre nous.

Keller haussa les épaules, décontenancé cette fois. Élisabeth Valmont parlait aux morts et un type qui se prenait pour Dieu s’improvisait madame Irma.

-          Vous allez chercher la femme, lieutenant Keller ?

-          Tu sais comment elle s’appelle ?

-          Non.

-          Alors je ne peux rien faire. Il faut attendre.

-          C’est comme vous voulez.

-          Redonne-moi tes coordonnées s’il te plaît.

-          Vous les avez déjà.

-          Je ne les ai plus.

Le teint de Jessica Waldeck se brouilla. Elle semblait contrariée. Elle lança un rapide coup d’œil en arrière. L’inquiétude commençait à se lire sur son visage.

-          Il faut que vous vous occupiez de la seconde femme. Cherchez qui elle est et ce qu’elle fait.

Keller plongea son regard dans le creux de ses mains, puis le laissa flotter le long des lignes architecturales du couloir.

Obscurité. Interrupteur. Lorsque la lumière revint, Jessica Waldeck avait disparu. Le cœur battant, il rechercha le fichier de l’enregistrement de leur conversation : un long soliloque. On eut dit un fou parlant seul dans un couloir entre clarté et obscurité.


 

 

 

 

 

 

29

 

 

Keller se résolut à entrer dans son appartement. Élisabeth Valmont s’était assoupie dans le canapé, son PC en veille posé sur son abdomen. Il aimait la retrouver chez lui. Sa présence suffisait à son bonheur. Elle semblait heureuse, alors la vie était belle.

-        C’était qui sur le pallier ? À qui parlais-tu ?

Elle se redressa et déposa l’ordinateur sur la table basse.

-          La gamine extralucide.

-          Elle était là ? s’exclama-t-elle, les yeux écarquillés.  

-          Oui, et, à mon avis, elle est dingue.

-          Que voulait-elle ? J’ai loupé un scoop ?

-          Annoncer une autre victime. Une autre femme.

Keller omit d’évoquer l’enregistrement et se contenta de répéter mot pour mot leur conversation.

-          Elle a profité de l’obscurité pour s’évaporer.

-          Elle a disparu, disparu ? Tu n’as pas cherché à la rattraper ?

-          Non, soupira-t-il navré. Je ne sais pas comment elle a fait.

Elle se leva et demanda ce qu’il voulait dîner.

-          Apéro dînatoire ? fit-il avec légèreté.

-          On fête quoi ?

-          Toi et moi ?

-          D’accord.

Elle revint quelques minutes plus tard avec un plateau chargé d’amuse-gueules.

-          C’est qui ce mec dont elle t’a parlé à ton avis ? Le tueur ?

-          Admettons qu’il existe et qu’elle m’ait dit la vérité, c’est possible. Elle avait l’air à moitié possédée. Franchement je ne sais même pas d’où elle sort.

-          Admettons qu’elle existe, elle aussi. Impossible de mettre la main sur elle. Autant dire qu’on n’a rien du tout.

-          La prochaine fois, je la coffre, déclara Keller.

-          C’est clair ! acquiesça Valmont en picorant des radis. Alors, c’est qui ce mec ?

-          Dieu.

-          Hein ?

Elle sembla soudain branchée en mode pause.

-          Il se fait appeler Jean François.

-          Et se prend pour Dieu, répéta-t-elle médusée. Faut être con. Je n’ai jamais rencontré un Jean-François intelligent. Ça doit être le prénom qui fait ça.  

Il acquiesça d’un hochement de tête.

-          Celui-là doit être gratiné.

-          Oui, enfin, moyen, parce qu’elle m’a sorti des trucs sur moi que personne ne pouvait savoir.

Haussement d’épaules.

-          Quoi ? ajouta-t-il en l’imitant.

-          C’est facile de se renseigner et ensuite de faire croire que.

-          Oui, mais là, personne, je te dis. C’est comme ton Erika quand elle te rencarde. Il n’y a rien dans mes données accessibles. Ce sont mes souvenirs personnels.

-          On fait quoi du coup pour la nouvelle victime ?

-          Je vais demander à la patronne un renforcement des équipes de patrouille en me basant sur rien. Pas sûr qu’elle accepte.

-          Tu la crois la gamine ?

-          Principe de précaution, dit-il en rédigeant un courriel à l’attention d’Agathe Brunet.

La commissaire prit l’information au sérieux et donna ses ordres en conséquence. Keller pouvait se détendre. Il déplia son ordinateur portable personnel. Consultation rapide de sa boîte mail, puis les réseaux sociaux sur lesquels il était présent sous couvert de pseudonymes. Quelques publicités, des demandes de connexion. Il allait effacer l’intégralité des courriels lorsque l’un d’eux retint son attention. Objet « De la part de JF ». Adresse jms@gameover.com. Il cliqua. Un clown ventripotent apparut. Il se dandinait sur un fond écarlate. En gros caractères défila sur l’écran : « Après une mise en jambe, commence le jeu ». Une vidéo en pièce jointe. Il cliqua et plissa les yeux pour mieux voir.

Le visage d’une femme apparut, terrifié. De sa bouche édentée coulait un mince filet sanguinolent. Son œil gauche, le seul ouvert, était effroyablement exorbité et semblait désespérément rechercher une échappatoire. Des larmes de sang coulaient sur ses joues tuméfiées. Dix secondes. Pas une de plus. L’écran s’obscurcit, puis le clown réapparut en grimaçant.

-          Ce n’est pas un jeu, Karl ! ricana-t-il avec exagération joviale.

Plan rapproché sur son nez rouge, puis il disparut. Le message aussi. Impossible de le retrouver.

-          Putain ! Quel gros con !

Sous le choc de la vision, il n’avait pas eu le réflexe de fixer les images. Elles avaient défilé si vite ! Valmont, effrayée par l’éclat de voix de Keller, se précipita vers lui.

-          Il y avait une vidéo ! pesta-t-il. Un mail ! Un clown ! J’ai eu à peine le temps de comprendre ce que c’était. Tout a disparu de mon ordi.

-          Faut jamais ouvrir les pièces jointes de mails bizarres.

Fou de colère, il arpentait le salon en battant des bras.

-          C’était de la part de JF ! T’aurais voulu que je le spame ?

-          JF… Jean-François ?!

-          C’est ce que j’ai pensé.

-          C’était quoi cette vidéo.

-          Une femme salement amochée.

-          Un snuff movie ?

-          Probable.

Valmont réfléchit.

-          Tu te souviens de l’adresse de l’expéditeur ?

-          Oui… attends… jms@gameover.com

-          Gameover.com, on devrait trouver.

-          Je vais essayer de lui envoyer un email.

Il s’exécuta. Message sans texte. Objet : « Attention JF ». Quelques secondes plus tard, il reçut un message d’avertissement de non distribution.

Avertissement d’une actualisation en cours. Réception e-mail. « De la part de JF » jms@gameover.com.

-          Encore lui ! s’écria Valmont. Attends, je filme avec mon téléphone. Ah non. « Jms ». Ce n’est pas le même.

-          Je sais lire ! Au lieu de faire tes commentaires, filme !

Elle focalisa la lentille sur l’écran, ajusta la netteté, puis démarra la prise de vue. Keller cliqua. Le contenu du courriel s’afficha. « Trop tard ! » L’écran s’obscurcit, définitivement. Stupéfait, Keller accusa le coup. Il se laissa tomber lourdement dans le fond de son siège, les mains vissées sur son crâne comme si sa tête allait se détacher de son corps.

 Il tenta de réactiver son ordinateur, en vain.

-          On va le filer pour analyse au service info, suggéra Valmont. Horace est un ancien hacker, il t’aidera à récupérer tes données.

-          Si tu le dis…

Keller esquissa un vague geste de ras-le-bol. Il connaissait le verdict : ordinateur grillé. Point barre.

-          Et puis, me prends pas la tête avec ton optimisme à deux balles, pesta-t-il. Un taré m’envoie un snuff movie de la part d’un autre taré qui se prend pour Dieu.

-          Je n’y suis pour rien…

-          OK ! Mais avec le bol que j’ai, la gonzesse du film est la prochaine victime. Dédicace spéciale : Karl Keller. Pourquoi moi ?!

-          Préviens la patronne.

-          C’est ça. Tu crois quoi ? Rien par voie électronique. Le mec nous espionne.

-          Si c’est le cas, on va le savoir.

-          Tu paries que non ? S’il est dans notre système, il s’est arrangé pour être indétectable.

-          Qui est capable de ça ?

-          Des gars des services secrets ou des hackers embauchés par des organisations criminelles high level. Ils sont souvent mieux équipés que nous. Je ne bouge pas. C’est un canular. Je m’en fiche. C’est tout du moins l’image que je veux essayer de donner.

Valmont attaqua les petites carottes crues et servit une mousse.

-          D’accord ! On voit ça demain.

Elle esquissa un geste de tendresse. Il l’ignora, happé par la colère. Un téléphone trilla. Caroline.

-          Tu ne dors jamais ? aboya Keller.

-          Pas là, lieutenant. On a trouvé un cadavre.

-          Une femme ?

-          Oui. Enveloppée dans une bâche en plastique.

-          Où ?

-          Enclos Notre-Dame. Vous venez ?

-          Je préviens Valmont et on arrive.

Il raccrocha.

-          On ne verra rien demain. Rhabille-toi. On sort.

-          Je finis mes carottes.

 


 

 

 

 

 

 

30

 

 

Keller et Valmont se garèrent place Sithieu, ceinte par des façades en pierre jaune et travaillées dans le style typiquement régional. Au centre trônait la statue de Monsigny.

L’accès à la cathédrale était barré. Des riverains s’étaient agglutinés devant les rubalises tendues en travers de la route. Le feulement de moteurs, le bourdonnement de voix, avaient filtré à travers les murs épais des demeures. Les clartés bleutées des gyrophares léchaient les façades. La pierre du gigantesque édifice s’animait en un sacre maléfique, un étrange spectacle de lumières psychédéliques.

De larges écrans de sécurité étaient en cours d’installation. La PTS s’activait. Une brigade en uniforme contenait le flux des curieux, une autre bloquait les accès secondaires. Une fois les tentes dressées et fixées, les techniciens entamèrent la fixation de la scène de crime. 

-          Lieutenants ! les héla la commissaire.

Plus loin se dessinait dans les rais de lumière la silhouette du procureur. La peur remonta dans la gorge de Keller.

-          Qu’est-ce qu’on a là-dessous ? demanda-t-il en enfilant ses gants en latex.

-          L’IJ n’a pas terminé. On a le cadavre d’une femme à première vue. Elle a été emballée dans une bâche.

-          Ils ont pris leur scanner cette fois ?

-          Oui. Ils viennent de le recevoir. C’est une merveille ! J’ai découvert cette technologie à Rennes. Je suis heureuse de la retrouver ici.

Valmont l’interrogea du regard.

-          C’est un scanner 3D, expliqua Agathe Brunet. Création de copie virtuelle de la scène de crime. On retrouve les détails physiques tels qu’ils étaient à l’instant T.  C’est la première chose à faire. Pas de risque de contamination. On a tout : les taches de sang, les impacts de balles. Les détails qu’on aurait pu manquer sous l’effet de l’émotion par exemple. Ils ont scanné avant le déballage du corps. Ils vont recommencer une fois le corps découvert. Avant les autopsies, c’est magique. On voit tout. On peut même estimer l’heure du décès et interpréter les signes de traumatismes. C’est vraiment génial.

-          Avec l’IA, on n’a plus besoin de nous, dit Keller d’un ton glacial. Je vais me reconvertir dans la culture des fraises.

-          Tu savais qu’on avait investi là-dedans ? s’étonna Valmont.

-          Non.

-          Dès que vous aurez les images, je veux votre analyse, dit la commissaire. Je me base aussi sur votre esprit d’analyse, vous voyez ?

Un agent de l’IJ se présenta.

-          C’est fixé, déballé, scanné de nouveau dans son jus. Le transport sanitaire vient d’arriver.

-          Faites-les patienter. Je veux voir d’abord.

-          Très bien commissaire !

L’homme rejoignit ses collègues. Agathe Brunet afficha un air emprunté.

-          J’ai prévenu le SRPJ. Le procureur ne l’a pas encore fait pour l’assassinat du docteur Taouss. Là, je ne cherche plus à comprendre. Ils attendent les premières images et seront à l’IML pour l’autopsie. Ils nous envoient trois gars pour vous superviser.

-          Vous allez demander à être dessaisie des deux enquêtes ? demanda Valmont d’une voix aigüe.

-          Non… Ce n’est pas ce que je dis. Je…

Une voix tonnante l’interrompit. Agostini laissait libre cours à son énervement.

-          Vous auriez pu me prévenir que vous aviez appelé les lillois ! Je viens d’avoir le commissaire divisionnaire au téléphone. Je vous ai pourtant dit que je voulais prendre mon temps pour les avoir le moins possible dans nos pattes. Vous savez ce que ça signifie le SRPJ chez nous ?

Silence consterné. Agathe Brunet lui présenta des excuses glacées. Agostini ne l’aimait pas. Sa beauté racée, son élégance innée transpiraient la loyauté, le souci de la mission accomplie dans le respect du droit commun. Elle venait de prendre son poste à Saint-Omer. Elle voudrait s’appliquer, resterait sourde à l’impérieuse nécessité de marcher sur le fil d’un rasoir implacable, celui de la loi Agostini. Les chiens étaient parfois en réalité des loups et les loups ne se mangeaient pas entre eux. Il y avait les états de service officiels et ceux dont on gardait le secret. Le secret était la force. Le secret et la capacité de le garder déterminaient la valeur d’un homme ou d’une femme. Agathe Brunet commençait mal.

Le regard hostile d’Agostini sur la commissaire n’échappa pas à Keller. Il rangea cette information dans un coin de sa mémoire. Il saurait comment la placer, l’utiliser, sur l’échiquier mouvant de l’improbable réalité qui lui était imposée. Pas de projection ni de conjecture hasardeuse, au risque d’altérer un jugement imparfait par nature, et de passer à côté d’un élément essentiel à la résolution de cette nouvelle affaire. Observation.

-          Tout va bien Keller ?

Le lieutenant lui inspirait un comportement presque hostile, difficilement dissimulable. L’instinct prédateur du procureur avait-il détecté sa méfiance à son endroit ? Intéressant… Monsieur ne peut pas me blairer. Il ne sait pas que je sais pour ses magouilles. Va falloir que je fasse gaffe avec lui.  La vidéo. Son contenu surgit soudain. Et si la victime était la femme filmée durant son agonie ? Air saturé d’angoisse. Agostini insistait. Il voulait sa réponse.

-          On a deux cadavres en à peine trois jours, répondit-il.

-          Un lien entre les deux, pensez-vous ?

-          Trop tôt pour le dire.

Agostini lui adressa une moue sceptique.

-          Au fait, qui a prévenu ? demanda-t-il d’un air détaché.

-          Un riverain, répondit la commissaire. Il a vu une forme oblongue sur le pavé. Il est sorti. Il nous a appelés. Il a déchiré le plastique pour voir ce qu’il contenait. On a pris ses empreintes et sa déposition.

-          Parfait.

La silhouette blanche du Dr Phong Duong apparut.

-          Si vous voulez la voir, c’est maintenant. On va l’embarquer.

Sous la tente, Agostini, Brunet, Keller, Valmont et Duong.

-          J’ai découpé le plastique pour dégager le visage jusqu’au niveau des épaules pour les premières constatations. Le corps sera scanné à l’IML parce que je ne sais pas ce qu’on va trouver là-dessous. Vous allez vite comprendre. On a donc une femme de type caucasien, 30-40 ans. Décès estimé à moins d’une heure, une demi-heure à partir du moment de la constatation. Elle était peut-être encore en vie au moment où le voisin vous a prévenus. Pas de lividités. La mise en scène du corps parle d’elle-même. Paupière droite collée fermée, paupière gauche collée ouverte. Main collée sur le visage ante mortem. Poignet gauche entaillé. Elle s’est vidée de son sang dans son emballage. Suite de l’examen à l’IML.

-          On aurait pu la sauver ? demanda Valmont.

-          Non.

-          Elle aussi était donc en vie quand elle a été déposée ici.

-          À quoi pensez-vous ? la questionna Agostini.

-          Deux femmes. Deux abandons dans des lieux de passage au lieu de se débarrasser des corps. Le premier est comme un brouillon comparé au second, beaucoup plus élaboré à première vue. Deux questions : est-ce le même auteur ? Cette différence de présentation est-elle volontaire ?

Un détail attira l’attention de Keller.

-          Avez-vous déplacé le corps docteur ?

-          Non.

-          Dans ce cas, pourquoi se trouve-t-il sur cette mosaïque ? Regardez. Ici la disposition des pavés représente une rose des vents. La tête de la victime est orientée vers le Sud et les pieds vers le portail de la cathédrale.

Il s’approcha du cadavre et d’une main gantée écarta l’enveloppe plastique qui s’était refermée. Son cœur se serra. C’était elle, la femme de la vidéo.

 


 


 

 

 

 

 

 

31

 

 

Keller et Valmont roulaient en trombe sur les routes désertes en direction de l’IML de Lille. La musique battait son plein dans le véhicule. Les téléphones portables posés à toute proximité des enceintes. Précaution de base en cas de suspicion d’écoute téléphonique en off.

Keller parlait d’un ton leste et fluide. Il commentait l’attitude d’Agostini vis-à-vis d’Agathe Brunet, affirmait sa conviction de reconnaître la victime sur la vidéo. Les traits d’Élisabeth Valmont se froissaient à mesure qu’elle en appréhendait les possibles aboutissements. Elle lissa ses cheveux en arrière puis les rassembla sommairement en catogan.

-          T’en penses quoi ? s’enquit-elle en vérifiant du bout des doigts la tenue de la coiffure.

-          La vidéo, le corps me sont dédicacés. Je suis dans la merde.

-          Ça devient personnel.

-          C’est bien ça qui me dérange. De plus, cette accumulation de signes d’agacement du proc à mon égard commence à m’inquiéter sérieusement. J’ai une prédisposition à la bravoure assez peu marquée.

Elle sourit en guise de réplique.

-          La psy en avait après moi, ajouta-t-il.

-          Elle allait t’interner tu crois ?

-          Elle commençait à planter le décor.

-          Pour que ton hospitalisation paraisse logique ?

-          C’est ça. Paradis 123. La perte des collègues. Elle commençait à accentuer le caractère gravissime des faits. Ils le sont, c’est certain, mais …

-          … pas au point de t’hospitaliser.

-          A chacun ses vecteurs de résilience, non ?

-          Certes.

-          Eh bien, pour elle, non. Bref. Elle veut m’interner et elle meurt. Agostini m’aurait bien fichu son poing dans la gueule tout à l’heure, la mère Brunet me prend de haut.

-          Elle s’est ravisée.

-          Peut-être, mais ce n’est pas venu naturellement.

-          En parlant d’elle, dit Valmont, j’ai du mal à savoir ce qu’elle vaut.

-          Moi non plus et Moreau ne m’en parle pas. Il est obsédé par l’enquête. Le proc ne l’aime pas. C’est peut-être une bonne chose pour nous ?

Lille. Sortie « Centre Hospitalier ».

Ils s’engagèrent dans une rue étroite contournant le CHU sur la gauche. Deux barres immobilières reliées par un bâtiment central cubique conféraient à l’ensemble vu du ciel la forme d’un H.

Institut Médico-Légal. Un étroit couloir sombre, infini. Progression rythmée par le claquement des roues du brancard sur les dalles recouvrant le sol. L’équipe avançait à pas pressés. Portes coupe-feu en enfilade. La salle d’autopsie se trouvait derrière les frigos.

Les deux lieutenants revêtirent une tenue stérile puis investirent la pièce carrelée du sol au plafond, équipée de rigoles d’évacuation des fluides et d’un système de récupération des liquides biologiques. Sous trois scialytiques, trois supports de corps équipés de supports de tête. Le corps de Marylise Winter avait été installé sur le premier de la rangée. Sur un présentoir, on avait disposé une scie d’autopsie avec extracteur, balance à organes, burins à crânes, costotomes, pompes, hydroaspirateur. Le scanneur externe en remplacement des prises de vue, et l’appareil échographique étaient en veille, prêts à fonctionner. La porte feula.

-          Tiens donc ! Keller ! Charmant endroit pour des retrouvailles !

L’homme, petit, la cinquantaine dégarnie et peu avenante, sembla s’éclairer comme une ampoule en apercevant Élisabeth Valmont. En tenue stérile lui aussi, il tenait à la main masque et bonnet chirurgicaux.

-          Commandant Dulieux fraîchement nommé à  la DRPJ de Lille.

Salutations d’usage.

-          Vous avez quitté la BAC de Roubaix ? s’enquit Keller par pure politesse.

-          Oui. Il me fallait changer de crèmerie pour un peu d’avancement.

-          Bravo alors.

-          Il paraît que je dois vous superviser, enquilla-t-il, pour une autre affaire sur votre territoire ?

Il désigna le cadavre d’un bref coup de menton.

-          Deux avec celui-là, ça commence à faire pour une petite ville comme Saint-O. J’ai lu les rapports relatifs au meurtre du docteur Taouss. Notre profiler est dessus. On aura la cartographie mentale de notre guguss. On a reçu la liste des patients à auditionner. On commence demain. Un spécialiste va nous assister vu leurs pathologies. Il nous filera un coup de main pour interpréter leurs réactions. On navigue en eaux troubles. Si la piste d’un patient contrarié se confirme, on va vite le savoir.

-          Vous pouvez m’ajouter à votre liste, annonça Keller la voix cassée par la fatigue. Plusieurs collègues et moi sommes suivis à la suite des fusillades qui ont coûté la vie de quatre collègues.

-          Affaire Paradis 123… Oui, en effet, je me souviens.

-          Le commandant Moreau avait pris rendez-vous pour moi. J’ai rencontré le docteur Taouss pour la première fois le jour de son enlèvement. Selon Moreau, elle n’a plus donné signe de vie après leur conversation en fin d’après-midi.

-          Vous aviez des raisons d’en vouloir au docteur Taouss ? s’enquit Dulieux.

-          C’était une connasse, mais non. Pas d’envie meurtrière.

-          Vous pouvez justifier votre emploi du temps depuis votre consultation.

-          Oui.

-          D’accord. Alors faites-le. Autant éliminer d’emblée cette question désagréable.

Le légiste de garde apparut flanqué de Phong Duong, manifestement contrariés. Ils se querellaient.

-          La prochaine fois que vous faites intervenir mon chef de service pour fourrer votre nez dans mes affaires, vous ne mettrez plus un pied ici !


 

 

 

 

 

 

32

 

 

Le légiste de l’IML, réquisitionné contre son gré par son chef de service, mesurait presque deux mètres, visage taillé à la serpe, regard fauve, tempes grisonnantes, présence complexe. Apercevant les deux lieutenants, il hocha la tête avec dédain.

-          C’est qui ceux-là ?

Rapides présentations.

-          Docteur Bellechasse.

Sans s’encombrer des politesses d’usage, il prépara son matériel en pestant.

-          Ici, il y a des règles. On nous a coupé du budget. J’ai du personnel absent. Quand je vous dis qu’on ne peut pas vous prendre un sujet, c’est qu’on ne le peut pas. On n’a pas que vous et ce n’est pas le cas le plus urgent. On a des cadavres qui attendent depuis des jours. Écartez-vous. Je vais scanner le sujet, le déballer et le scanner de nouveau. Pas besoin de vous avoir dans mes pattes. Duong, vous allez me donner un coup de main.

Une fois les relevés effectués, Bellechasse saisit les premiers éléments de son rapport.

Femme blanche, entre 35 et 40 ans. Type caucasien. Corps enveloppé dans une bâche en plastique blanc, scellée avec du ruban adhésif ultra résistant. L’imagerie révèle un squelette en bon état. Pas d’anomalie apparente. Pas d’identification possible. Numéro d’identification : IML20221143. Expert : Alain BELLECHASSE, assisté de Phong DUONG pour le Tribunal d’Instance de Saint-Omer. OPJ présents : KELLER, VALMONT, DULIEUX.

Je découpe la bâche en plastique afin de libérer le corps. Le corps est non embaumé. Confirmation femme 35-40 ans de type caucasien. Bien nourrie. Développement normal. Mesure 163 cm et pèse 68 kg. Cheveux blonds décolorés.

Bellechasse ânonna l’ensemble de ses commentaires au micro de son dictaphone selon une procédure précise et minutieuse. Les détails correspondaient en tous points aux premières constatations effectuées sur place ainsi qu’à la vidéo adressée à Keller. Il entreprit le nettoyage de la peau maculée de sang séché et puis l’impensable fut prononcé :

-          Inscription sur la peau, zone de l’hypogastre à deux centimètres environ du pubis.

Les regards des OPJ convergèrent, hébétés, en un point situé sur la zone du bas-ventre.

-          Je lis : « Pour Karl Keller ». Karl Keller…, mais… c’est vous !

Le lieutenant, saisi par un violent haut-le-cœur se précipita vers le réceptacle le plus proche.

-          J’espère que vous n’êtes pas pressés, dit Bellechasse. Je pense qu’on va en avoir pour un moment.

Élisabeth Valmont aidai Keller à reprendre ses esprits.

-          Pause ! décréta Dulieux.


 


 

 

 

 

 

 

33

 

 

Seule dans les toilettes pour femmes, Valmont se rafraîchissait le visage. Un mouvement derrière elle capta son regard. Les fantômes d’Erika Vence et de Mathieu Aumont patientaient.

-          Vous avez des infos pour moi ? demanda-t-elle sans ambages.

-          C’est le même type, déclara Erika Vence d’un ton ferme.

-          Comment le savez-vous ?

-          Nous commençons à croiser pas mal de monde ici, expliqua Aumont. Les morts parlent entre eux. C’est comme un vaste réseau de renseignement.

-          Plus ou moins fiable… précisa Erika. Il faut toujours vérifier.

-          Oui. Certains sont en plein délire et nous baladent. C’est très facile d’être trompé.

-          Nous passons notre temps à vérifier les informations et chercher notre chemin.

-          Oui. Certains sont forts pour créer des situations qui n’existent pas. Surtout s’ils sont morts depuis longtemps.

-          Je comprends. Avez-vous aperçu les victimes de votre côté ?

-          Non. Nous ne savons pas où elles sont.

-          Avez-vous la possibilité de les trouver ?

-          Moi je n’essaierais pas, dit Aumont. Ce n’est pas bon d’appeler les morts. Certains se croient encore vivants et s’accrochent à tout ce qui pourrait leur en donner l’illusion. Nous ne voulons pas qu’ils vous hantent alors nous sommes prudents. C’est compliqué ici.

-          Vous êtes bien placé pour savoir, admit Valmont. Mais OK, on ne compte pas entièrement sur vos informations pour nous aider. Vous avez l’identité du tueur ?

-          Non. Personne ne sait ici, répondit Erika Vence. Certains étaient présents lors du meurtre de Marylise, mais n’ont pas pu voir son visage. Il était comme brouillé.

-          Marylise ?

-          C’est le prénom de l’autopsiée, précisa Aumont. Un gars de chez nous a croisé son ancienne voisine qui était présente au moment du meurtre. Nous avons essayé d’en savoir plus, mais la voisine ne veut pas parler.

-          Moi qui pensais que les morts savaient tout, soupira Valmont le regard toujours fixé sur la surface du miroir.

-          Nous commençons à peine à comprendre les règles d’ici, dit Erika Vence. Ceux qui communiquent avec les vivants sont considérés à part.

-          Comment ça ?

-          On ne leur dit pas tout parce que les morts n’ont pas le droit de tout dire aux vivants. Nous vous parlons alors les informations sont compliquées à obtenir.

Le temps pressait. La pause touchait à sa fin.

-          Pourquoi Karl ? s’enquit Valmont.

-          Nous ne savons pas. Pour vous rassurer, nous avons regardé autour de vous. Votre commandant est loyal, Dulieux aussi. Pas le procureur, c’est sûr, je vous l’ai déjà dit.

-          Vous êtes sûrs de ces infos ? Là c’est important.

-          Restez sur vos gardes, lieutenant. Ne faites confiance à personne, c’est plus prudent.

Comment faire confiance aux morts alors? Mentaient-ils ? Situation absconse.

-          Nous n’avons pas l’intention de vous nuire en vous donnant de fausses informations, dit Aumont. Madame Vence et moi avons été assassinés. Nous avons décidé de vous aider. Nous sommes toujours dans les parages, alors autant faire quelque chose de bien pour vous.

-          Merci, monsieur Aumont. C’est très gentil. Mais vous savez que je ne peux pas prendre vos informations pour argent comptant. Elles sont pour moi des possibilités. J’en ai besoin, alors continuez. Ne vous vexez pas si je les garde un peu pour moi en attendant de vérifier.

-          Vous voulez qu’on cherche quoi pour vous si ce n’est pas trop dangereux pour nous ? demanda Aumont candidement.

-          Eh bien… Tout ce qui pourrait nous aider, même un détail. Nous avertir si nous courons un danger, le lieutenant Keller et moi.

On tambourina à la porte. Elle tardait trop. Elle cilla, se retourna pour apercevoir ses visiteurs une dernière fois, mais ils avaient disparu. Elle abandonna un long soupir, se ressaisit puis sortit toute énergie retrouvée pour affronter la suite de l’autopsie.  


 

 

 

 

 

 

34

 

 

-          Il est sous le choc.

-          Qui ?

-          Keller.

Wilfried Vanpeene achevait de brûler dans un grand brasero d’extérieur, installé sur la terrasse à l’abri des regards, le reste des matières en contact avec le corps de Marylise Winter. Jean-François l’observait, adossé à la palissade.

-          Il est à l’IML, poursuivit ce dernier. Il vient de découvrir la dédicace sur le corps. Il va y passer la nuit et une partie de la matinée.

Vanpeene tisonna.

-          Ils ont quelque chose sur moi ?

-          Non et ils n’en auront pas. J’y veille.

-          Il pleure, tu me dis.

Cette idée lui paraissait improbable. Keller, si arrogant d’habitude, pleurait.

-          La vidéo, son nom sur le cadavre, il est sous le choc. Abominable conjecture pour cet esprit très immature.

Regard oblique. Vanpeene écoutait avec patience. Il venait de mettre un terme à l’existence de deux femmes. Les états d’âmes du flic ne l’intéressaient pas.

-          Tu n’as pas fait d’erreur, je te le répète.

Mais le regret enflait en lui. Ces femmes étaient des monstres au regard de cet homme qui se disait être Dieu. Vanpeene ne disposait pas de preuves tangibles. Son comportement avait l’apparence de la schizophrénie, comme ces tueurs obéissant à des voix funèbres. Wilfried Vanpeene le jour, John Michael Shadow la nuit, le schéma frisait à peine la caricature. Il venait de grossir les rangs des psychopathes singuliers, dont on reconnaît la griffe. La sienne ? Il provoquait les conditions de la mort sans porter le coup fatal. Il n’ôtait pas la vie, mais la laissait s’éteindre.

Dehors, chuintement de la pluie. Jean-François l’enveloppait de son regard.

-          Tu sais, je peux faire apparaître devant toi tous les anges du Paradis, cela ne changera en rien ta réalité. Ce que tu as vu existe.

-          Je suis magistrat. Je suis donc aux premières loges et je n’ai jamais entendu parler de telles horreurs. Pourquoi ?

-          Pour trouver ce type d’informations, il faut savoir qu’elles existent. Le hasard peut aussi te mettre sur la voie. Si tu penses aux fictions, les romans, les films, c’est montré. Seuls ceux qui s’y adonnent le comprennent. Les autres pensent que ce n’est que du blabla. Pire : ces images donnent à ceux qui n’y pensaient pas, l’idée d’essayer.

Vanpeene déposa le tison sur le carrelage ruisselant. Le feu prenait l’eau. Il avait terminé sa besogne à temps. Il aboya un « Je suis fatigué » plat et insipide, puis se dirigea vers la maison.

-          Tu te reposeras plus tard, répliqua Jean-François.

-          Je vais dormir.

-          Tu as encore le temps de rendre visite à ta femme. Elle souffre.

-          Ce n’était pas mon gosse. Je m’en fiche.

-          N’allume pas de voyants inutilement.

-          Tu avais raison : un brancardier était avec elle quand j’y suis allé la dernière fois sans prévenir. Ils chialaient tous les deux. Je crois que c’est clair. C’était son gosse, pas le mien. Et comme tu as toujours raison, je vais de ce pas rendre visite à ma chère épouse.

Dans le ciel, les nuages lourds se contorsionnaient. La lumière jaunâtre de l’éclairage public se reflétait sur le bitume luisant de pluie. Un vent frais agitait les drapeaux fièrement hissés sur le parterre, au centre du rond-point un peu plus en amont.

Les images monstrueuses surgissaient devant les yeux de Vanpeene. Piqué par un impérieux besoin de réponses, il remit à plus tard son projet de visite à son épouse. Il s’enferma dans le bureau à l’étage, où il avait discrètement installé son nouveau système informatique. Adresse IP fantôme, système de brouillage, il entreprit une descente inopinée dans le darkweb.

-          Branche-toi sur le réseau de Zahira Taouss, conseilla Jean-François. Repère ses abonnements internet. Ils abritent parfois des correspondances codées. Tu dresses ensuite la liste de ses probables relations hors patientèle, car tu l’as déjà celle-là. La police travaille dessus.

-          Winter m’a parlé d’un certain Jacques-Yves Delaunay. Dentiste.

Il chercha et trouva. 

-          Le voici. Ils sont abonnés à la même page culturelle sur tous les réseaux sociaux.

-          Tu le reconnais ?

-          Le rituel… oui… il y était…

-          Lâche le contrôle de tes mains, pose les sur le clavier. Je vais te guider. Je vais t’aider à choper son adresse IP. Il a un VPN, je sais comment le craquer. On va voir ce qu’ils trafiquent sur le dark. Tu es prêt ?

Vanpeene acquiesça. Ses doigts coururent sur le clavier.

-          Ils sont très bien organisés.

-          Je suis procureur adjoint et …

-          … et tu n’as rien vu. Je sais. Tout est différent aujourd’hui.

Vanpeene cliqua sur une photo de Delaunay. L’image s’agrandit.

-          Wilfried, je ne te demande pas de faire tomber tout le réseau. C’est hors de ta portée, il est tentaculaire. Tu vas juste ouvrir une boîte de Pandore pour que d’autres s’engouffrent dans la brèche. Je te l’ai dit : vous êtes légion. J’agis de sorte que vous agissiez d’une seule voix. Vous ne vous connaissez pas et pourtant, chacun à votre niveau, vous agissez de concert pour les faire tomber en disgrâce. J’ai laissé les Hommes livrés à eux-mêmes par respect de la loi du libre arbitre. D’aucuns diraient par mollesse d’esprit. D’accord, j’accepte le reproche. Ils s’en prennent à leurs enfants. Là je dis stop ! Ils ont fabriqué une drogue puissante, la Paradis 123, pour me voir. « La drogue qui permet de voir Dieu ». Ils espèrent ainsi me piéger. Ils veulent me voir, alors je suis là et JE vais les piéger. C’est moi qui décide. J’ai toujours le dernier mot. Voici la suite de mon plan. J’y travaille moi aussi.

Il s’approcha de Vanpeene et se pencha sur l’ordinateur pour un dernier contrôle.

-          Éteins-moi tout ça. Tu continueras tes recherches plus tard. Dans l’ordre que tu voudras : va te reposer, va voir ta femme sinon elle te nuira. Moi, j’ai quelques petites choses à faire en attendant de te brancher sur la suite.


 


 

 

 

 

 

 

35

 

 

Keller poussa la porte d’entrée de son appartement. Élisabeth Valmont tenait à peine debout.

-  Entre, dit-il la voix lourde et la bouche pâteuse.

Leurs paupières picotaient. Ils disposaient de six heures pour se restaurer et se reposer. C’était peu, mais le maximum accordé par une charge de travail exceptionnellement imposante. Les OPJ de la DRPJ avaient pris leurs quartiers au commissariat. On leur avait réservé des chambres à l’hôtel le plus proche. Ils planchaient déjà sur les dossiers.

Keller tira les rideaux. Dehors, le ciel paraissait liquide.

Musique. Téléphones portables sur les enceintes. Le son couvrirait leurs voix.

- Karl ! Tu peux venir ?

Il lui décocha un regard peu amène. D’un mouvement de la tête, elle désigna la table de la salle à manger. En son centre, trônait un ordinateur portable flambant neuf, orné d’une cocarde.

- Tu as reçu un cadeau.

- C’est toi ? s’enquit-il espérant l’affirmative.

Elle secoua la tête.

- Apparemment, quelqu’un est au courant pour ton ordi, dit-elle pensive.

- Qu’est-ce que c’est que cette merde ! psalmodia-t-il en s’approchant.

-      N’y touche pas. On est entré chez toi par effraction. J’appelle les collègues.

-      Non ! s’écria-t-il une main en avant, droit sur ses hanches. Je m’en occupe. Tu n’es pas censée gérer mes affaires. En attendant, inspection générale de l’appart. Et si on te demande ce que tu fais ici…

-      On bosse.

-      C’est ça.

-      Donc j’efface mes empreintes dans la chambre et la salle de bains.

-      Dans la chambre au moins.

-      Ma brosse à dents dans la salle de bains, on en fait quoi ?

Keller expira bruyamment, puis il enfila une paire de gants en latex.

-          On efface les traces de toi. Chambre et salle de bains. Le reste, c’est bon. Tu récupères tes affaires et tu les ranges dans le coffre de la voiture ou alors poubelle de l’immeuble. Je ne veux pas que notre relation nous transforme en cibles.

Inspection de l’appartement. Rien à signaler. En apparence seulement, car, au fond d’eux, un doute était apparu. Ils rejoignaient les rangs de ceux qui doivent regarder par-dessus leur épaule.

-          Attends avant d’appeler les fauves, l’avisa-t-elle en s’installant devant l’ordinateur. J’aimerais voir ce qu’il a dans le ventre.

À ces mots, Erika Vence et Mathieu Aumont apparurent.

-          On a de la visite, prévint-t-elle.

-          Tes deux potes fantômes?

Elle acquiesça.

-          Des infos ?

-          Apparemment non. Je te dirai s’ils parlent. Pour l’instant, ils semblent regarder ce que nous faisons. Je ne leur demande rien. Je les laisse venir.

Keller tenta de remettre de l’ordre dans ses idées avant de déplier l’objet de leur curiosité. Il cherchait sur le visage de sa partenaire les signes d’une conversation muette avec les deux spectres. Il effleura son front d’un baiser, puis la pria de procéder. Il n’en avait pas la force et s’en remettait à elle pour s’aventurer dans les méandres de l’univers informatique d’un fou dangereux. Elle brancha le chargeur à l’appareil et à la prise la plus proche.

-          C’est parti, claironna-t-elle comme si le top départ d’un jeu télévisé venait d’être sonné.

Une image se déploya sur l’écran. Ciel bleu majestueux nimbé de lumière. Echange de regards. Il se dissipa, puis un message en caractères blancs sur fond bleu roi défila lentement dans le sens de la lecture.

 

Cher Monsieur KELLER,

 

Page 1 : Merci de ne pas interrompre le défilement de ce texte. Ce diaporama est automatique. Bonne lecture. 

Page 2 : Cet ordinateur est pour vous, car le vôtre est hors service de par mon action. Veuillez m’en excuser.

Page 3 : Je l’ai configuré de sorte qu’il soit indétectable. Il ne peut être piraté. Toute entité qui s’y risquerait, serait elle-même infestée. Ses données me seraient immédiatement transmises avant leur totale destruction. Inutile donc de tenter l’impossible.

Page 4 : Cet ordinateur est connecté à un réseau internet fantôme. C'est-à-dire que nul ne peut détecter votre activité sur ce réseau. Vous avez été placé sous surveillance par des tiers, illégalement, à vos dépens. Cet appareil n’est pas détectable. Sa technologie est supérieure aux dernières avancées en matière d’espionnage. Il utilise un réseau quantique non encore découvert par les Hommes. Ils ont progressé dans ce domaine, mais ils sont encore très éloignés du système installé dans votre nouvel appareil. Il est inutile de le désosser, d’essayer d’isoler les composants pour capter cette nouvelle technologie. Elle est hors du champ de votre compréhension de l’univers.

Page 5 : Pas d’inquiétude, tant que vous n’évoquerez pas l’existence de cet ordinateur, vous ne risquez rien.

Page 6 : C’est tout ce que vous devez savoir pour aujourd’hui. La foire aux questions est prévue, plus tard. Si vous décidiez de révéler l’existence de cet ordinateur, à votre hiérarchie par exemple, alors le disque dur serait automatiquement détruit et ma colère immense.

Page 7 : La vérité n’intéresse personne, ni ceux qui la malmènent, ni ceux qui la défendent. Moi, je la veux.

 

Jean-François.

Les deux lieutenants s’interrogèrent du regard. Picotement glacé dans la nuque. Les fantômes s’agitaient.

-          C’est le type dont m’a parlé la gamine, murmura Keller. C’est le même prénom. Il nous faut des infos sur lui.

Valmont explorait le disque dur de l’ordinateur, concentrée comme si sa première parole bouleverserait leur vie.

-          Ils sont énervés, les deux zozos. Ça ne m’arrange pas.

Une étrange atmosphère visqueuse et indéfinissable venait de prendre ses quartiers dans l’appartement.

-          Il y a une messagerie, clama-t-elle victorieuse.

Elle cliqua sur l’icône.

-          On dirait un genre de chat, une messagerie instantanée.

Il se pencha pour mieux voir. L’historique était vide.

-          On tente ? proposa Valmont l’œil pétillant.

-          Non. J’en ai assez pour ce soir. On s’est pris la tête pour rien à tout nettoyer après une journée de merde. Je vais me coucher. Vérifie que tes deux potes n’ont rien à te dire et rejoins-moi, d’accord ?

Valmont croisa les bras avec humeur, mais garda le silence. Elle laissa filer quelques secondes avant prendre un ton badin :

-          Mathieu ? Erika ? Vous êtes là ?

Ils apparurent.

-          Désolée, j’étais occupée. Vous avez quelque chose pour moi ? Si vous aviez des infos sur ce fameux Jean-François, je suis preneuse.

Ils affichèrent une mine désolée. Non. Bien entendu. C’eut été trop beau.

-          Nous sommes venus vous avertir, dit Erika. Ils vont se déchaîner contre vous.

-          Qui ?

-          Ils vous en veulent, ajouta Aumont.

-          Qui ?

-          Nous ne savons pas. Nous ne pouvons pas rester. Si jamais ils savent qu’on vous a prévenus, il nous en cuira.

Ils s’effacèrent sans autre explication. Leurs dires eurent l’effet d’une projection de verre pilé en pleine face.

-          Merde ! pesta Valmont hors d’elle. Toujours ces moitiés d’infos dont on ne peut rien faire ! C’est une habitude !

Keller, alerté par les éclats de voix s’inquiéta.

-          Des connards ! Ils se rincent l’œil et se barrent ensuite sans donner d’infos.

Il réapparut dans le salon et la prit dans ses bras. Elle se cala contre lui.

-          On va attendre avant de parler de notre projet de mariage aux autres, dit-elle.

-          Un problème ?

-          Je ne sais pas. D’après eux, on a mis des gens en colère et ça va nous retomber dessus. Impossible de savoir de qui il s’agit. Ils n’étaient pas censés nous prévenir. Je ne sais pas si je peux encore compter sur eux pour nous rencarder.

-          Ils vont revenir quand ils pourront. On ne peut pas faire grand-chose de leurs infos de toute façon. Ce sont des éléments parmi d’autres. On va se débrouiller. On a appris à se méfier. Avec ton sixième sens de plus en plus efficace et mon esprit d’analyse, on devrait s’en sortir seuls.

-          C’est moi que t’essaies de convaincre, là ?

Il la libéra de son étreinte et haussa les épaules, dépité.

-          Et puis cet ordi, répondit-il, on va voir après la sieste ce qu’il a dans le ventre. On va fermer nos grandes gueules et voir ce que les pingouins de Lille auront à nous dire tout à l’heure.

Elle lui offrit son visage. Il déposa un baiser sur ses lèvres.

-          Si je résume avant de faire dodo, plaisanta-t-il, un taré a écrit mon nom sur le ventre de sa victime comme un artiste dédicace son œuvre. J’étais à deux doigts d’être envoyé en HP. Selon tes ectoplasmes, ça magouille sec en haut lieu, des types qui ont un pouvoir de contrainte sur nous deux, un détail. Si tout est vrai, ce sont des prédateurs et les prédateurs sentent quand ils sont en danger. Ils ne supportent pas les mensonges des autres ou les dissimulations, car ils ont besoin de construire leurs magouilles sur des bases stables afin d’en maîtriser l’aboutissement. Seule la vérité est capable de leur apporter cette sécurité. Comme moi, ils sont capables de détecter, repérer, isoler et interpréter les basses fréquences émises par leurs cibles, leurs victimes, leur environnement en général indétectables pour un quidam. Ils t’ont calculée avant les autres. Si tu comprends qui ils sont, ils sont capables de s’en rendre compte en une seule et banale conversation. Ton non verbal, tes gestes involontaires, l’intonation de ta voix, ton champ lexical d’expression. Ils disposent d’un instinct dont tu n’as aucune idée.

-          Tu as le même, alors, toi, si.

-          J’ai le même, mais pour de bonnes raisons, pas pour faire chier les autres.

-          Tu n’as jamais deviné leurs vrais visages.

-          Encore faut-il les fréquenter suffisamment. Si on prend l’exemple d’Agostini : pour moi, ce mec là, c’est une merde. Il a pouvoir de contrainte sur moi. Je me considère en audition à chaque fois que je le croise.

-          Il a l’air de se douter de quelque chose. Erika nous a prévenus. Nos basses fréquences ont dû nous trahir. Compliqué de les contrôler.

-          Peut-être a-t-il compris. La question est : jusqu’où vont-ils et combien sont-ils ?

-          Si ça se trouve Paradis 123 n’était qu’une mise en bouche. Et puis le simple fait de faire le taf correctement, ça les rend dingues.

-          Peut-être. Difficile de savoir.

Keller pressa l’interrupteur. L’obscurité bleutée de la nuit déploya ses ailes. Paupières closes, ils espérèrent la suavité cotonneuse du sommeil. En vain.

-          Il faut que je protège Kevin.

-          Ton fils ?

Il acquiesça. Kevin Lecomte était entré dans sa vie quelques mois plus tôt seulement. Il venait d’avoir 18 ans. Ils se voyaient de temps en temps. Le jeune homme s’était remis aux études et Keller n’avait pas de temps pour une vie de famille constante.

-          On peut m’atteindre à travers lui. Il faut que je le tienne à distance d’une façon ou d’une autre.

-          Je peux dire la même chose de mon père.

-          Que fait-on ?

-          Rien. Tu vas empêcher un ado de discuter avec ses potes sur les plateformes de jeux en ligne ou interdire à mon père de rencontrer ses amis du club d’archéologie sous prétexte de les protéger ?

-          Non.

-          Alors, on ne peut rien faire. Si qui que ce soit veut nous atteindre à travers eux, il le fera.

Il ne chercha pas à arguer du contraire. Les événements récents liés au démantèlement de l’organisation criminelle Paradis 123 défilaient en boucle dans son esprit.

-          Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir, dit Valmont d’une voix douce. Nous sommes flics tous les deux. Nous connaissons la noirceur de l’âme humaine. Survivre sans basculer, c’est bien.

-          Tu as raison. Je n’ai jamais magouillé et c’est un trésor de vie.

-          Yep. Tout pareil.

Elle se cala contre lui. Il l’embrassa amoureusement.


 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

36

 

 

La salle de repos organisée en quartier général était comble. D’aucuns diraient que les habitudes étaient prises tant les affaires complexes semblaient rythmer le quotidien de la commune depuis plusieurs mois. Meurtres, enlèvements, fusillades, trafics de stupéfiants, tout y passait. La DRPJ de Lille songeait-elle sérieusement à constituer une équipe dédiée à ce territoire en particulier ? Le commissaire divisionnaire et le préfet avaient fait part de leurs préoccupations à leur ministre. Ce dernier ne s’en étant pas alerté plus que ça, leur avait confié la responsabilité de traiter ces affaires du mieux possible et de le tenir informé avant la presse tout de même. Il ne fallait pas charrier. Bref, ils étaient seuls. Agostini quant à lui, n’avait plus les coudées aussi franches et, pour une obscure raison, se renfrognait, se rencognait, pestait, rechignait. Il avait branché son détecteur de vices de procédure et faisait planer la menace d’un classement sans suite, point barre à la ligne. On attribuait ce mauvais esprit à une rivalité rugueuse et primaire envers le juge d’instruction saisi par le tribunal judiciaire de Lille. Marcel Pernisson, un bon vivant bedonnant à deux doigts de la retraite. Les deux hommes, d’obédiences rivales, se détestaient cordialement.

Dans la salle de repos du commissariat de Saint-Omer, on avait installé de grands panneaux d’enquête, des feutres, des aimants. Le café était chaud. Moreau était présent, en dépit d’un grand abattement. Agathe Brunet prit la parole.

-          Je viens de faire la connaissance des commandants Dulieux et Vicentini, SRPJ-DRPJ de Lille. C’est tout nouveau pour moi. Je viens d’une DRPJ et j’ai plus l’habitude d’être à leur place. Ils sont accompagnés des lieutenants Baptiste Casier et Laurent Gautheron. Nos deux entités vont travailler ensemble.

Vicentini, aussi long et fin qu’un coton-tige, salua l’assemblée. Casier était un gaillard épais et nerveux, visage replet, traits francs, regard vif et clair, nez épaté, cheveux ras de couleur incertaine. Laurent Gautheron, quant à lui, arborait une allure bohème, corps élancé et tonique, visage fin et anguleux chaussé de lunettes aux montures noires lui conférant une autorité inattendue.

Ils passèrent en revue les éléments portés à leur connaissance, passèrent au crible la vie des victimes, fouillèrent les images recueillies par scanner et enfin dressèrent la liste des auditions à programmer. La reconnaissance faciale avait rendu son verdict : Marylise Winter, connue des services de police pour des délits mineurs dont les enquêtes n’ont jamais abouti.

-  Son pseudo : Sushita Alebama. Les rens la suivaient, précisa Vicentini en épinglant sa photo sur le tableau d’enquête.

Il nota au marqueur son nom, prénom, pseudo. 

-          Elle traînait dans le milieu du porno. On pense qu’elle trempait dans un genre de trafic centré sur le marché du sexe essentiellement.

-          On sait qui elle fréquentait ? s’enquit la commissaire.

-          Aucune information. Dossier ouvert pour surveillance. Pas abondé, étrangement. Peu de notes blanches à son sujet.

-          Oui. En effet. Ce serait bien de savoir pourquoi on n’a rien sur elle. Alors on suit la procédure habituelle : recherche des parents, famille. On épluche son compte bancaire, ses appels téléphoniques, boite mail. Il nous faut son portrait psychologique, ses habitudes, ses travers. Je veux savoir pourquoi on a ouvert un dossier sans rien mettre dedans. Soit nos collègues du renseignement territorial sont mauvais, soit elle est… du renseignement territorial elle aussi ou un service du même genre. Je veux savoir où on met les pieds avec elle.

Ils approuvèrent d’un hochement de tête en notant les consignes.

-          Il nous faudra aussi comprendre, ajouta Vicentini, pourquoi le nom d’un lieutenant de police a été écrit à l’encre indélébile sur son bas-ventre. Une idée lieutenant Keller ? Pourquoi votre nom ?

Karl Keller sentit son cœur dégringoler d’un coup le long de sa colonne vertébrale. Il ouvrit les mains et leva les sourcils. Non. Il ne savait pas pourquoi. Il ne s’expliquait pas cette aimable dédicace.

-          De deux choses l’une : soit vous vous connaissiez, soit c’est le tueur qui vous connaît. Vous auriez pu avoir des rapports sexuels avec elle ou apparaître dans un film pour adultes tourné par des producteurs de son réseau. Certains arrondissent leurs fins de mois comme ça. Ou alors une infiltration particulière ? Êtes-vous sous légende ?

-          Vous avez imaginé ça tout seul ou vous étiez plusieurs ? le railla Keller.

-          Répondez lieutenant, s’il vous plaît, insista Agathe Brunet avec sévérité.

La bouche de Keller, soudain devint pâteuse. Il prit cette hypothèse pour l’élucubration d’un cerveau mal en point ou alors celle d’une commissaire frustrée en pleine jouissance de l’imaginer dans cette posture.

Convergence de tous les regards vers lui. On attendait sa réponse.

-          Non, déclara-t-il sans ciller.

La commissaire se leva, fit les cent pas devant les panneaux, plongée dans une profonde réflexion. Elle en sortit brusquement.

-          Alors lieutenant, comment expliquez-vous l’inscription de votre nom sur une personne telle que Marylise Winter alias Sushita Alebama, actrice de films X ?

Il haussa les épaules, le visage embrasé par la colère. Sa peau exsudait le dégoût de l’accusé à tort privé de moyens de défense.

-          Eh bien, nous allons vérifier tout ça. Deux de vos collègues vont se coltiner toute sa filmographie disponible sur le web et ailleurs. Êtes-vous certain de vouloir leur infliger ça ?

Il perçut la crispation de sa coéquipière assise derrière lui.

-          Je ne la connais pas, répéta Keller. Si vous voulez visionner ses films c’est pour du repérage facial et contrôle du contenu. Peut-être disposons-nous de dispositif de reconnaissance faciale de bites et de chattes ?

Rires contenus, étranglés, étouffés. Agathe Brunet afficha un air pincé, convoqua Moreau dans son bureau et ordonna à Valmont de seconder ces messieurs du SRPJ.

-          Keller, ajouta-t-elle. Je suis très ennuyée. Je vous ferai part de mes décisions vous concernant dans quelques heures.

-          Je suis suspendu ?

-          Je…

-          Si je puis me permettre, intervint Dulieux jusqu’alors demeuré silencieux, sans intervenir dans votre décision, commissaire, je pense que nous avons besoin des compétences du lieutenant Keller pour cette enquête. Si nous constatons quoi que ce soit le concernant, vous pouvez compter sur notre totale transparence.

Rapide consultation des visages. Agathe Brunet venait de prendre ses fonctions. Elle n’avait pas eu le temps de dresser la cartographie des relations entre ses subordonnés. L’ingérence des lillois perturbait le jeu. Elle ne voulait pas donner l’impression de camper grotesquement sur des positions prises à l’emporte-pièce qu’elle pourrait regretter plus tard. Elle s’avoua vaincue.

-          Très bien. Dans ce cas Keller, vous passerez à mon bureau après le commandant Moreau. J’aurai à vous parler également.

Elle voulait aller au fond des choses, mais sans brutale sincérité. Elle se fendit d’un bref sourire.

-          Allez… on a du pain sur la planche. Je veux tout savoir des deux victimes et surtout si les meurtres sont liés. On se donne la journée pour avancer et on refait le point demain à 7h sauf si ça bouge en coulisses.


 


 

 

 

 

 

 

37

 

 

-          Comment allez-vous, commandant ?

Moreau sonda son esprit. Il voulait répondre au plus juste, trouver l’équilibre entre la vérité et une réalité qui ne le projetât pas sur le banc de touche. Par ses crimes, Thellier, l’ancien commissaire, avait abandonné derrière lui un profond sentiment de trahison. On avait renouvelé le personnel par voie de mutation. Vivre autre chose, ailleurs. Keller et Valmont avaient choisi de rester, tout comme lui d’ailleurs. Son cœur était en ruines, sa motivation professionnelle aussi ; mais il n’était pas encore prêt à déclarer forfait.

« Comment allez-vous ? », question à sens multiple. Question à tiroirs. L’obligation de se plonger dans une histoire dont il aurait voulu être étranger.

-          J’allais demander Zahira Taouss en mariage.

-          Vous ai-je présenté mes condoléances ?

-          Oui. Merci.  

Ses cheveux rassemblés en chignon administratif et son absence de maquillage soulignaient une beauté naturelle emprunte d’une autorité paisible. Moreau se détendit.

-          Ne m’écartez pas de l’enquête, s’il vous plaît commissaire.

-          Difficile. Le commissaire divisionnaire a été très clair à ce sujet. Je ne peux pas intervenir contre sa décision. Il ne m’a pas encore écartée. C’est très limite comme décision.

-          Je sais.

-          Vous êtes témoin, lié avec l’une des victimes. Vous ne pouvez pas enquêter.

Elle fit mine de consulter ses notes avant de poursuivre.

-          En fait commandant, j’aimerais que vous me rédigiez une déposition dans laquelle vous me décrirez la personnalité du docteur Taouss. Du moins celle que vous perceviez en tant qu’intime. Relatez tous les faits, les paroles, les confidences aussi, qu’elle aurait pu vous faire. Un détail peut être utile pour confondre l’auteur des faits.

Elle afficha une mine préoccupée.

-          J’aurais également besoin de votre emploi du temps de ces derniers jours. Vous n’êtes pas suspect, mais autant éliminer cette éventualité de suite. Je suis désolée.

Elle le regarda dans un œil, puis dans l’autre.

-          Ce sera tout commissaire ?

L’assurance du commandant commençait à flancher. Il voulait abréger cet entretien.

-          Non, ce n’est pas tout.

Elle tripota nerveusement le stylo posé devant elle.

-          Je voudrais un rapport sur Keller.

Il se crispa. Elle s’empressa de préciser.

-          Sur Valmont aussi.

-          Il y a leurs états de services et leurs évaluations. C’est là pour ça. Vous pouvez les consulter.

Elle perçut la claire élision de la demande et ne jugea pas nécessaire d’insister. Elle voulait mesurer le niveau de cohésion de son équipe, l’ébranler un peu si besoin pour mieux s’insinuer dans leur trio, mais pas au prix de son propre discrédit. Laisser faire, observer, décider.

La présence des lillois la fragilisait. Situation bâtarde. Ils étaient les témoins de sa compétence ou de son incompétence en communication directe avec le sommet de la hiérarchie. Solide encadrement étant donné le contexte particulièrement complexe et sordide. Découverte de deux corps en moins de trente-six heures. De quoi allumer des voyants et attirer l’attention d’une nation entière. Elle n’avait pas le temps de faire son trou, de comprendre les connexions entre les uns et les autres pour assoir son autorité. Elle naviguait à vue en plein marécage.

-          J’ai regardé leurs états de services, ajouta-t-elle. Bien évidemment. J’espérais votre avis en tant que supérieur direct. Si vous souhaitez paraphraser ce qui existe déjà à leur sujet, soit. Mais si vous jugez nécessaire de porter à ma connaissance d’autres éléments, positifs ou négatifs, je vous y encourage.

Il lui offrit son silence pour toute réponse. Elle déposa le stylo devant elle. Fin de la conversation. Il prit congé. Lorsqu’il ouvrit la porte, la silhouette de Keller se dessina sur le mur opposé.

-          C’est ton tour, articula Moreau silencieusement en roulant des yeux.


 


 

 

 

 

 

 

38

 

 

Keller fut accueilli mollement.

-          Ce ne sera pas long, dit la commissaire les yeux ternis par la fatigue. Je souhaite que cette conversation reste strictement entre nous s’il vous plaît. Puis-je vous faire confiance ?

-          Non.

Elle cilla, puis détourna les yeux, visiblement affectée par le caractère abrupt de la réponse. Keller lénifia.

-          Je travaille en binôme avec le lieutenant Valmont. Je souhaite l’en informer.

-          Je vois. Elle seule ?

-          Oui.

-          Votre numéro de poste ? demanda-t-elle en saisissant le combiné du téléphone.

-          4112.

Elle composa les quatre chiffres.

-          Valmont ? Pouvez-vous descendre et rejoindre Keller dans mon bureau s’il vous plaît.

Elle raccrocha puis adressa au lieutenant un sourire réservé.

-          Vous aurez ainsi, elle et vous, le même niveau d’information.

Quelques minutes plus tard :

-          Keller, j’ai décidé de ne pas vous dessaisir de l’enquête. Vous avez toute ma confiance. Vous également Élisabeth.

Silence. Aucun signe visible de détente. Pas de remerciements. Pourquoi ?

-          Je vous fais confiance parce que vous semblez être le flic le plus controversé du territoire.

Le visage de Keller s’étira en une drôle de grimace. Valmont contint un gloussement moqueur.

-          Vos sources ? demanda-t-il sèchement.

-          Disons que le procureur ne vous porte pas dans son cœur. L’évocation de votre nom provoque chez lui, chez le maire aussi, une réaction de rejet, puis les critiques pleuvent. Vous, vous ne jugez personne, votre regard est franc et direct.

-          Pourquoi m’avoir fait perdre la gueule en réunion tout à l’heure alors ?

Elle se pencha en avant comme pour révéler un secret.

-          Je n’ai pas pour habitude de me jeter dans un banc de requins la tête la première. Saint-Omer est une petite ville. Tout le monde se connaît. Je viens d’arriver. Je me place sur l’échiquier existant en passant sous les radars. C’est le seul moyen pour moi aujourd’hui de faire remonter la vérité. Je vous demande d’être mes alliés. Je pourrais vous en donner l’ordre, mais je doute que ce soit nécessaire. Vous me faites penser tous les deux à un binôme au SRPJ de Rennes, Ian Carrache et Joséphine Le Floch. Nous n’avons pas eu la joie de travailler ensemble sur les mêmes affaires, mais j’aimais bien leur façon de bosser ensemble, ce quelque chose d’indéfinissable entre eux. J’ai l’impression de retrouver cela chez vous.

Elle plaqua ses mains sur le bureau et plongea tour à tour son regard dans les leurs.

-          Je veux qu’Agostini pense que je suis de son côté le temps que je comprenne pourquoi je me méfie de lui à ce point. Voilà. Cartes sur table.  Je risque de vous malmener un peu. Jouez le jeu tous les deux, s’il vous plaît.  Quant à vous Karl, faites votre job, un peu plus en retrait pour le moment, en attendant de découvrir pourquoi le tueur a écrit votre nom sur le corps de la victime. Il tient à vous impliquer personnellement. Ça peut être dangereux pour vous.

Fragile confiance péniblement acquise ou alors méfiance en mode furtif activé. Comme dans l’attente d’une réponse, Agathe Brunet jeta un coup d’œil panoramique sur les documents éparpillés sur son bureau.

-          Eh bien, prenez votre temps pour me répondre. Disons que nous verrons cela à l’usage. Déposez vos rapports et analyses sur le serveur à mon attention. En attendant, je file au Parquet. Vicentini y est et il veut me voir.

Echange de politesses d’usage. Les OPJ se dirigèrent vers la porte. Keller se ravisa.

-          Merci commissaire, dit-il.


 


 

 

 

 

 

 

39

 

 

Chronomètre. Horloge. Montre. Coucou. Tic tac. Tic tac.

Le docteur Jacques-Yves Delaunay était pressé. Sophie Carpentier, son assistante, une petite rousse d’un âge incertain, avait, à sa demande, surchargé son agenda. Le dentiste, un cinquantenaire chevelu, hirsute, le poil gris presque blanc, arborait un visage rubicond surmonté d’un nez bourbonien. De caractère difficile, il faisait partie de ces mauvais patrons, sanguins, injustes, capables de dire le tout et son contraire dans la même consigne. Sophie s’en tenait strictement aux tâches décrites dans sa fiche de poste. Pour le reste, elle tombait toujours à côté et ne faisait jamais rien de bien. Jacques-Yves Delaunay souffrait. Une raideur musculaire due à l’étiolement de sa patience à force d’explorer des bouches plus ou moins ragoûtantes commençait à gêner la précision de ses mouvements ainsi que la justesse de ses diagnostics. Il parvenait à dissimuler les expressions involontaires de sa lassitude avec des sourires convenus et des lieux communs. Il donnait le change à ses patients en expédiant l’exécution des soins, sans se départir de son masque, de ses gants, de ses lunettes ornées de loupes. Certains lui étaient fidèles depuis plus de vingt ans. Ils ne pouvaient pas le comparer à d’autres et pensaient que son comportement était normal.

Donc, le docteur Delaunay ne perdait pas de temps à la parlotte. Ses patients et leurs dents ne l’intéressaient pas. L’argent qu’ils lui rapportaient, si. Ils lui en rapportaient beaucoup, du fric, du flouze, de la thune, mais pas autant que ses activités annexes.

Il finançait des films interdits et les revendait à prix d’or sur le dark. Vingt-mille euros pour un pédoporno personnalisé d’environ quinze minutes,  quinze-mille euros pour un snuff movie, rien que la scène de meurtre en direct. Pour ce cas précis, pas de personnalisation possible. On faisait avec ce qui était disponible. Les tarifs variaient entre quatre mille et dix-mille euros pour les autres catégories : zoophilie, satanisme, bondage. Il aurait pu gagner la même chose en revendant du shit ou du Paradis 123, mais la pédopornographie, le sexe et le sang étaient son truc. L’organisation de soirées particulières, ou soirées à thèmes, lui rapportaient beaucoup aussi. Entre deux et quatre-mille euros l’entrée consommations comprises.

Il s’arrangeait pour attirer dans ses filets des hommes et des femmes de loi. Les invitations gratuites étaient souveraines pour les piéger. Leur honte faisait le reste : Delaunay avait le champ libre pour ses petites affaires.

Ces gains donneraient le vertige à des âmes tendres et non averties, et pourraient donner l’idée de tenter le diable au moins une fois dans une vie. Un coup, un petit film et puis c’est tout. Que nenni, le diable une fois tenté, ne lâche plus l’affaire. Et là, l’enfer se déploie, happe, avale et broie.

Delaunay naviguait à l’aise dans les eaux infernales. Il s’y plaisait comme un Papi Mougeot à la pêche aux moules un dimanche de novembre. Le diable était un pote avec qui on pouvait partager un apéro.

Sophie Carpentier, ignorante de toutes ces choses, avait reçu l’ordre de caser la totalité des rendez-vous de la semaine dans quatre jours au lieu de cinq. Delaunay ne voulait pas lâcher la dentisterie, c’était sa couverture et sa couverture devait être un tantinet rentable s’il voulait la conserver. Elle lui permettait également de repérer de la matière vivante pour ses créations.

Ce jour-là, il était contrarié. Marylise Winter ne donnait plus signe de vie. Il avait besoin d’elle pour l’hébergement d’un gosse. Qu’est-ce qu’elle fiche cette conne ?! Le réseau était pourtant bien rôdé. Elle gardait les enfants, assistait aux tournages, jouait un rôle au besoin. Elle n’avait pas froid aux yeux et ne s’embarrassait pas d’encombrants et détestables scrupules. Marylise Winter était confortable. Elle ne posait pas de questions. C’était avec elle à chaque fois une affaire entendue. Alors pourquoi diable ce silence soudain ?

Delaunay consulta son répertoire téléphonique. « En cas d’urgence ». Elle lui avait donné ce numéro « en cas d’imprévu, de tuile dans leur organisation bien rodée. » En voyant s’afficher ce numéro sur ce téléphone de sécurité, elle avait pour consigne de le rappeler avec un téléphone à carte prépayée dont elle se débarrassait aussitôt après la prise de contact. Elle en avait deux ou trois en réserve. C’était facile. Si elle ne le rappelait pas, si elle était morte, ce qui revenait au même, il devait alors composer le numéro de son répertoire intitulé « dépannage automobile » et laisser un message sur le répondeur : « votre dépanneur n’est pas joignable. Merci d’en envoyer un autre. J’ai rendez-vous dentiste. » Une autre « nounou » lui était alors envoyée selon la procédure habituelle. Cette procédure sonnerait le glas de son business. Les membres du cercle ne se contactaient jamais en dehors du cadre de leurs activités secrètes. Delaunay et Taouss échangeaient de temps en temps. Une façon de prendre la température quant aux risques encourus. Elle l’avait prévenu :

-          Prévenir le dépanneur, c’est se tirer une balle dans le pied. Tu seras jeté avec l’eau du bain. C’est ton arrêt de mort.

-          Pourquoi ?

-          Parce que le rabatteur et la nounou peuvent toujours s’entendre pour monter un coup ensemble et se tirer avec le fric.

-          Je fais partie du cercle, avait objecté Delaunay.

-          Justement, tu connais tout le monde. Tu perds ta nounou, c’est le signe qu’il y a un souci. Tu dégages toi aussi. C’est écrit dans le pacte de sang que tu as signé.

-          Dégage comment ?

Elle s’était abstenue de lui répondre. Delaunay avait pactisé avec le diable. Cela lui avait coûté sa femme. Comme les autres, il avait vendu son âme pour tuer Dieu s’il n’était pas déjà mort. Tant que les Hommes ignoraient ce qu’était réellement l’âme, cette parcelle d’ADN divin, la moisson était facile.

Le tumulte infernal avait fait place au terrible silence de Marylise Winter. Pour la première fois, Delaunay, élu au rituel de la jouvence éternelle, se trouvait dépourvu.

Il décida que cette journée serait normale. La journée d’un dentiste lambda. Le soir, chez lui, sur internet, il prendrait rendez-vous urgent avec le docteur Zahira Taouss. Demande de consultation d’un dentiste désespéré de voir des bouches ouvertes depuis plus de vingt ans. Logique. Il négocierait avec elle. Ensemble ils trouveraient une solution pour contourner l’inévitable appel à « dépannage automobile ».

La livraison d’un enfant était programmée en fin d’après-midi ce jour-là, directement chez lui, dans la cave de son manoir situé en campagne isolée.

Toute la journée durant, il se demanda s’il devait enfreindre les règles et partager ses doutes avec le maître des offices ? C’était un homme de pouvoir sur le territoire. Ils pourraient ensemble reconsidérer les plans avant la livraison du paquet et protéger les arrières des membres du cercle ? Comment juger de la gravité de la situation sans alerter inutilement et dangereusement le réseau ?

-          Ce serait admettre que je suis faillible, qu’ils sont en danger à cause de moi. Or ce n’est pas ma faute si cette connasse ne répond pas quand je la sonne ! pesta-t-il comme pour lui-même.

-          Pa…on…do…eur… ? I…ê….u…o…ass… ? …oi ? s’offusqua la patiente étendue sur le fauteuil médical, la bouche grande ouverte.

-          Pas vous madame Becquet. Vous n’êtes pas une connasse. Évitez de bouger s’il vous plaît.

Delaunay renonça à cette idée d’appel au secours hasardeux. Trop dangereux. Il n’avait pas pourtant pas envie de garder l’enfant chez lui. Il serait obligé de s’en débarrasser tout seul. Le cas s’était déjà présenté. Un nouveau-né. Le rituel avait été annulé en raison de la mise en examen de l’un des membres du cercle pour corruption. L’idiot avait viré sa secrétaire. Elle s’était vengée en balançant ses preuves à la presse pour être certaine qu’elles fussent prises en compte au moment du procès. Le maître des offices vida le dossier judiciaire. Les preuves furent présentées comme des faux en écriture. La secrétaire fut poursuivie et placée en préventive. Cette question-là fut rapidement réglée. Personne ne voulut prendre en charge le petit, ni le rendre à sa famille accusée de maltraitance. Le calendrier liturgique était chamboulé, les commandes annulées. Delaunay avait dû gérer lui-même la question de l’enfant, les clients avaient failli se tourner vers un autre réseau, plus discret celui-là. Il ne voulait pas réitérer l’expérience.

La journée s’étira jusqu’au soir. Dépassement horaire. Temps supplémentaire non rémunéré, non récupéré, Sophie Carpentier s’impatientait, postée en vigile dans l’embrasure. Delaunay consultait son agenda. Il était très en retard. Madame Charrier attendait son tour depuis quarante-cinq minutes au moins. Il ne pouvait reporter. Son bridge venait de sauter. Merde.

-          Docteur, un homme attend, souffla-t-elle.

-          Qui est-ce ? Madame Charrier est la dernière aujourd’hui.

-          Dites-lui de prendre rendez-vous.

-          Il dit qu’il a pris rendez-vous et que c’est maintenant.

Haussement d’épaules.

-          N’importe quoi ! Je sais encore ce que je dis !

Il se leva brusquement puis se précipita dans la salle d’attente.

-          Madame Charrier ! C’est à vous !

Où le gaillard était-il passé ? Rapide coup d’œil dans la pièce attenante. Un homme en capuche, treillis, sweatshirt noir, adossé au mur, sac-à-dos posé à ses pieds, lisait une revue sans se préoccuper de son environnement. Il ne leva pas la tête au passage de Delaunay. Il est là pour le gosse. Je le savais. Il y a un problème. Son instinct lui dicta le silence. Il verrait plus tard. La patiente observait l’inconnu, médusée.

-          Alors ? On y va madame Charrier ?!


 

 

 

 

 

 

40

 

 

Madame Charrier, venait de régler la note et s’apprêtait à quitter le cabinet dentaire. L’homme dans la salle d’attente n’avait pas bougé. Il s’intéressait à un magazine consacré aux défis économiques. Sophie raccompagna la patiente en sortant les platitudes habituelles, puis rejoignit Delaunay dans son bureau pour la désinfection du matériel. Elle avait au moins deux heures de travail supplémentaires dans les dents.

-          Alors ?  Il est toujours là le bizarre ? demanda-t-il.

-          Oui. Je me suis renseignée.

-          À quel sujet ?

-          De cet homme !

Il crut se vider de son sang. Qu’avait-elle appris ? Lui avait-il parlé du cercle, des films ou, pire, de la livraison ? D’ailleurs elle avait eu lieu. Il avait reçu le texto de confirmation, au sujet de fleurs déposées chez leur destinataire.

-          Qu’est-ce qui vous prend docteur ? Je lui ai seulement demandé pourquoi il était là. Il m’a répondu.

-          Et ?

-          Il vient d’avoir un accident. C’est le commissariat qui l’envoie.

-          Le commissariat ? Pas la gendarmerie ?

Delaunay porta un gobelet d’eau à sa bouche, visiblement contrarié. Le commissariat de police. C’était impossible. Premier mensonge.

L’assistante dentaire marqua un bref temps d’arrêt. Probablement la même réflexion se déroulait-elle dans son esprit. Elle afficha un air idiot.

-          Non ! c’est bien ça ! s’écria-t-elle d’une voix nasillarde. Il m’a montré un papier du commissariat et le lieutenant Keller a appelé ici il y a dix minutes pour prévenir.

-          Qu’est-ce que c’est que ces conneries nom de Dieu. Depuis quand les flics m’envoient-ils leurs estropiés ? Vous avez parlé avec le lieutenant dites-vous ?

-          Absolument !

-          Et le type faisait quoi pendant ce temps-là dans la salle d’attente ?

-          Pfft ! Je ne sais pas moi ! J’avais fermé la porte. La banque venait d’appeler et aussi le comptable. Je suis discrète.

Elle acheva la désinfection du siège, puis s’attaqua au scialytique au bout de son manche articulé.

-          Il vous a montré une radio panoramique ? Un scanner ?

-          Non.

-          C’est complètement idiot ! J’ai pas de pano ici ! Sans radios je ne peux rien faire. Ils sont cons au commissariat. Il y a tout ce qu’il leur faut à Saint-Omer.

Il déchaussa à moitié ses lunettes et se frotta les yeux énergiquement. Rapide coup d’œil sur l’écran de son téléphone. Rien. Toujours aucun signe de vie de Marylise Winter.

-          Très bien Sophie, capitula-t-il, je vais le recevoir. Rentrez chez vous. Il est tard. Je fermerai. Merci. Bonne soirée.

-          Bien docteur. Bonne soirée à vous aussi.

Quelques minutes plus tard, l’homme se tenait devant lui, derrière un épais mur de silence, le visage à l’ombre de sa capuche. Delaunay perplexe, s’éclaircit la voix. Il respirait difficilement.

-          Asseyez-vous, bredouilla-t-il en désignant la chaise devant son bureau.

Claquement de porte. C’était Sophie. Ils étaient seuls désormais. L’homme, d’un geste souple, ôta sa capuche et la laissa retomber dans son dos. Delaunay plissa les yeux. Il ne le connaissait pas.

-          Vous avez eu un accident, c’est ça ?

L’homme acquiesça mécaniquement.

-          C’est fâcheux pour vous. Montrez-moi le courrier du commissariat. Je pense qu’ils vous ont envoyé chez moi par erreur. Je ne travaille pas avec eux. Je veux bien regarder votre bouche si vous avez besoin d’être soulagé, mais de là à produire un document judiciaire, il faut que je voie la question avec le lieutenant qui a téléphoné tout à l’heure.

L’homme le regardait froidement, comme s’il attendait le moment propice pour lui sauter à la gorge. L’atmosphère se dégradait imperceptiblement. L’instinct de prédateur de Delaunay était en alerte.

-          Donnez-moi votre nom, votre carte vitale ordonna-t-il pour entrer dans le vif du sujet.

L’homme plongea une main dans son sac à dos, puis en sortit un Beretta 92 dont le canon était prolongé par un silencieux, percuteur déjà levé, chambre chargée.

-          Qui êtes-vous ?  balbutia le dentiste saisi par une peur atavique à la vue du flingue.

-          À votre avis ?

Delaunay ravala une onde brûlante dans le fond de sa gorge. Le cercle lui envoyait un tueur. Ses craintes se confirmaient. Un espoir naquit en lui : la négociation. Rien n’était perdu. Il était totalement étranger au silence de Marylise Winter et le gosse venait d’être livré à bon port chez lui. Il suffisait de montrer patte blanche.

-          Ce que j’en sais, moi ! pérora-t-il. On vous aura mal renseigné en tout cas. Les choses vont au mieux.

-          Ah oui ?

-          Assurément. Winter ne m’a pas appelé. Qu’importe. Je m’occuperai du petit moi-même. Si vous avez reçu une alerte, c’était par erreur. Tout va bien.

Silence. La clarté du scialytique luisait sur le canon du Beretta. Delaunay se lança dans une longue diatribe, certain d’avoir visé juste quant à la véritable identité du faux patient. Le prochain office n’était pas compromis. S’il le fallait, il prendrait quelques jours de congés pour s’occuper de l’enfant. Il pouvait aider à retrouver Winter, ou alors la remplacer. C’était facile. Le type pouvait remballer son joujou et courir faire mumuse ailleurs. Pas de souci. Bonne soirée.

-          Passionnant, susurra l’homme en nouant son regard au sien. Je ne suis pas là pour l’affaire dont vous parlez, même si, finalement, le lien n’est pas si mince.

-          Ah non ?

Delaunay se laissa basculer dans le fond de son siège, l’air perdu.   

-          En fait vous avez en partie raison, docteur, c’est l’une de vos amies qui m’a parlé de vous. Madame Winter. Et puis je vous ai également repéré dans le fichier d’une autre personne. Une psychiatre.

Le dentiste fut pris d’un état de choc catatonique. De sa bouche grande ouverte ne sortait plus aucun son.

-          Dans vos ordinateurs respectifs, j’ai découvert une accumulation d’éléments relatifs aux liens qui vous unissent, elles et vous. Une fraternité, un cercle affublés de tous les superlatifs pompeux dont vous vous êtes fendus.

Sa stupeur se mua en terreur.

-          Qui êtes-vous ?

L’homme ne répondit pas. Il le considérait de façon oblique dans le prolongement du canon de son arme. Il l’ajustait. Delaunay, sorti de sa torpeur, reprenait du poil de la bête. Un élan de survie. Il tâtonna le dessous du plateau de son bureau.

-          Touche pas ! ordonna l’homme. Tu sonnes l’alarme et je te bute.

La main réapparut.

-          Alors je vais la faire courte : tu n’aimes pas les femmes sauf ta mère que tu rêves de baiser, si ce n’est pas déjà fait. J’ai trouvé dans ta bécane un dossier intitulé « vacances ». Devine ce qu’il y a dedans. J’ai retracé tes sorties sur le darkweb, trouvé ton compte en banque à Jersey et puis ta comptabilité de trafiquant de sang jeune, d’organes et j’en passe. On m’avait dit que vous étiez cinglés. Le voir concrètement, c’est quelque chose !

Delaunay pleurait. Léger chuintement liquide. L’homme se pencha pour en découvrir l’origine.

-          Tu t’es pissé dessus ?! C’est moi qui te fais peur comme ça, ou alors tes camarades d’orgies ?

-          Je vous donnerai ce que vous voulez, mais laissez-moi rentrer chez moi.

L’homme se leva lentement, Beretta toujours pointé sur Delaunay,  saisit son sac à dos par une sangle, le cala sur son épaule. D’un signe de son arme, il ordonna à Delaunay de se lever.

-          Je vais te dire qui je suis : je m’appelle John Michael Shadow. J’ai neutralisé le système de surveillance de ton cabinet, celui de ta maison aussi. J’ai fait main basse sur tes fichiers, tes comptes, la liste de tes clients, ton fric. Je te tiens donc par les couilles. Inutile de chercher à prévenir la police parce que je vais m’en charger moi-même, à ma façon. Tu vois où tu en es exactement ?

-          Vous êtes fou…

Shadow ouvrit les bras comme l’animateur félicite le vainqueur d’un jeu télévisé, puis l’ajusta de nouveau.

-          Tu es garé loin d’ici ? s’enquit-il.

Delaunay ne répondit pas.

-          Parce qu’on va chez toi.

Le sol s’ouvrit sous les pieds du dentiste. L’enfant !


 

 

 

 

 

 

41

 

 

Shadow s’empara du siège passager de la berline de luxe grand confort, le canon du Beretta toujours pointé sur Delaunay. Ce dernier attendait les ordres, les doigts crispés sur le volant. Shadow pianota sur l’écran de l’ordinateur de bord, supprima la géolocalisation, désactiva le logiciel d’enregistrement des sons à l’intérieur de l’habitacle, puis se glissa à l’arrière.

-          Tu n’essaieras de me piquer mon flingue. Je sais où on va alors pas de coup de pute en route. Je t’attendais chez toi tout à l’heure. Tu as eu de la visite. De ma planque, j’ai pris les photos. Portraits des deux types, plaque d’immatriculation du van. Je les ai laissés filer. Et j’ai trouvé plus marrant de venir te chercher ici. Je suis entré chez toi, moi aussi. J’ai vu le môme. Tu t’attendais à un bébé ?

Delaunay refusait de répondre. La route défilait sous ses yeux. Il recherchait l’endroit idéal pour provoquer un accident. Shadow voulait sa réponse. Il était au courant de tout. Il avait récolté les preuves contre lui, les livreurs, les membres du cercle.

-          Alors ! Ils t’avaient annoncé un enfant en bas âge, c’est ça ?!

Il acquiesça en tremblant.

-          Eh bien, le bébé s’appelle Julien, il a dix ans. Il est chez toi, dans la cachette que tu lui as réservée. Je l’ai trouvé. Il était transi de peur, le pauvre gamin. Je l’ai pris dans mes bras pour le consoler. Je lui ai promis que le lieutenant Keller viendrait le chercher, mais qu’il fallait qu’il soit courageux et accepte de rester dans la cachette sinon on ne pourrait rien prouver. Je lui ai donné à boire et à manger. Je l’ai laissé intact, sans le débarrasser de ses entraves. Il doit y avoir un paquet d’empreintes sur l’adhésif. Ah oui, parce que tu sais quoi ? Ils l’ont ligoté avec du ruban adhésif. Les cons. C’est fou quand même les bêtises que font les gens quand ils croient ne jamais devoir répondre de leurs actes.

Il se frappa la cuisse de stupeur.

-          Julien s’est apaisé. J’en suis heureux.

Au moment de passer sur un pont, une voie ferrée désaffectée se devina grâce à la clarté de l’éclairage public. Delaunay coula un regard rapide en direction du vide, braqua le volant et accéléra brusquement. Perdu pour perdu, autant se jeter dans le vide. Au moment de franchir la rambarde de sécurité, le moteur de sa berline s’arrêta net, comme si une main invisible venait de couper l’interrupteur de la machine. Stupéfait, Delaunay eut l’impression de plonger en dessous du niveau de sa propre mort. Le monde cessa d’exister. Haletant, il leva les yeux vers le rétroviseur. L’homme n’avait pas cillé et semblait patienter qu’il daignât se remettre en route.

-          Je savais que tu ne pourrais pas t’en empêcher, ricana-t-il. En route, et cette fois, pas de blague. Je veux que tu assistes à la suite.  

-          Le moteur… balbutia le dentiste. Il…

-          Ta gueule connard et roule !

Le visage ruisselant de morve et de larmes, Delaunay effectua les manœuvres nécessaires pour replacer son véhicule sur la bonne trajectoire.

Sous un ciel liquide, il s’engagea dans sa propriété par une longue allée bordée de trembles. La clarté bleutée d’une lune gibbeuse caressait la brume naissante à la surface de l’étendue d’eau aux abords de son manoir. Le vol lourd d’un oiseau nocturne fendit l’espace chargé d’humidité. Les hautes grilles métalliques à ouverture automatique s’écartèrent lentement. La berline s’engagea dans une étroite allée sinueuse et caillouteuse. Vaste demeure grise sur trois étages, recouverte au tiers de vigne vierge et de lierre. 

Delaunay, dont les pensées s’étaient arrêtées net, sortit de son véhicule et, tel le condamné s’avance vers l’échafaud, marcha d’un pas saccadé vers l’immense escalier de pierre qui ornait la façade du manoir. Son assaillant le suivait comme son ombre. Inattendue fatalité.

Il exhuma de sa poche un trousseau de clés. Quelques cliquetis et le pêne glissa. La porte feula en une aimable invitation à entrer. D’une brève pression sur l’interrupteur, la lumière fut.

Le dentiste demeura interdit dans le vestibule. Préoccupé par le haut potentiel meurtrier de Shadow, il attendit les consignes tout en calculant la probabilité de succès d’une éventuelle tentative de fuite. Que voulait-il ? Rapide évaluation de la situation en recherche d’un quelconque avantage. S’il pouvait l’attirer au salon, il pourrait le distraire un instant, le temps nécessaire pour saisir une arme savamment dissimulée. Delaunay n’était-il pas sur son territoire ? Shadow en ignorait les particularités. S’il aiguisait sa perspicacité et son courage, il avait une chance de le prendre par surprise. Ce lieu serait son tombeau. Une lueur d’espoir naquit dans son esprit. Delaunay sourit. Une noirceur d’encre se répandit en lui, ses prunelles devinrent totalement noires. Shadow faisait mine de ne pas remarquer ces signes ahurissants. Le cacochyme chétif s’était métamorphosé en un vieil incube minable et dépourvu de ses ailes.

Le temps pressait. Le dentiste tentait de visser son regard abyssal au sien. Un phénomène hors de contrôle pouvait à tout instant le précipiter dans un guet-apens insoupçonnable dont il ne pourrait s’échapper. Shadow devait ostensiblement ignorer la transformation et provoquer l’intérêt sinon la colère de Delaunay-le-cacochyme. Sans se départir de son Beretta, il sortit de son sac une petite caméra, l’actionna et commença à filmer. Méthode traditionnelle préférée à l’application disponible dans son téléphone portable, non connectée, non géolocalisable. Personne ne pouvait le loger au manoir à cet instant précis.

-          Tu es seul, Delaunay le petit dentiste, dit-il. Tes amis ne viendront pas. Ils t’ont laissé tomber comme une veille chaussette.

-          Mon maître est avec moi, gronda Delaunay d’une voix d’outre-tombe.

-          Ton maître, je lui pisse à la gueule, répondit Shadow d’une voix mouillée. Il a perdu la bataille et ne veut pas l’admettre, petit étron.

La respiration de Delaunay s’approfondit. La peur montait en Shadow comme la mer.

-          Ton maître t’a trompé, petit dentiste, persifla-t-il peu certain du résultat produit. Tu l’as cru ? Pauvre de toi.

Soubresauts. Peau glacée. Souffle sombre et court. Aucun aveu, aucun remords. Delaunay haletant s’approchait, sans ciller, de son adversaire. L’éclairage frissonnait, les meubles trépidaient, les lustres oscillaient, les portes claquaient. Delaunay le menaçait dans la langue du mal.

-          Dieu est mon roi, déclara Shadow sur un ton calme et ferme, l’heure est venue pour toi de payer, petite chose.

Sifflement atroce, contorsions bestiales. Delaunay, de larges cernes violets sous ses yeux hagards, se cambra terriblement. Il se déchirait en de longues plaintes lugubres interrompues par de puissantes convulsions. Soudain, son corps cambré, aussi dur que le marbre, hissé par une force invisible, s’éleva dans les airs. Shadow filmait toujours.

-          N’importe quoi petit dentiste ! Tu es ridicule ! Quel maître peut s’intéresser à toi !

Delaunay, défiant les lois de l’apesanteur, rampait, toutes griffes dehors, sur le plafond. La lumière vacilla de nouveau. Le cœur de Shadow se serra : devant lui le mal se déchaînait. Mu par un instinct de survie jusqu’alors inconnu, il ajusta Delaunay et tira. Delaunay rampait toujours au plafond. Il visa le cœur et tira à trois reprises. Delaunay grognait comme si de rien n’était. Shadow, perdu, appela alors à l’aide.

-           Dieu ! Hé ! Ho ! Papounet ! Grand Tout Nu ! Si t’as rien d’autre à foutre en ce moment, tu pourrais m’aider ? Le gugusse va me faire la peau… là maintenant tout de suite.

Delaunay ricanait. Shadow s’aperçut avec effroi qu’il flottait à un mètre du sol, le cœur enserré dans un étau invisible. Il relâcha son arme et sa caméra. Leur fracas résonna dans la salle. La vie le quittait. Il inspira profondément et hurla dans un dernier souffle.

-           Mon âme appartient à Dieu ! Dieu et moi on t’emmerde ! Dégage !

À ces mots, il chuta lourdement sur le sol, saisit son Beretta, ajusta Delaunay. Mais Delaunay fondit sur lui. Shadow bascula en arrière. Delaunay l’immobilisa sur le dos. Shadow haletait. Delaunay parvint à capturer son regard. Il forçait déjà la porte de son esprit. Il cherchait dans l’invisible, en Shadow, la fréquence électrique de son âme cachée en lui. En bon opérateur radio, il scannait son être à la recherche de l’onde, de l’ADN de son âme. Il sentait le parfum de la peur exsudé par le corps de Shadow. Il lui suffisait de suivre le chemin de cette peur. La peur de Shadow le guiderait directement vers son festin. Il n’aurait plus qu’à cueillir son âme comme une fleur au printemps. La friandise absolue. Le baba au rhum. Le festin des dieux. Le regard de Shadow perdait déjà de son éclat. Son être déposait lentement les armes. Je n’ai pas prévu que tu chutes ! Echo fulgurant d’un souvenir. La main de Shadow souleva le Beretta. L’arme tira les dernières balles qu’elle contenait dans le corps de Delaunay. Il lâcha prise, surpris par le refus de Shadow de se laisser posséder au moment le plus délicat de son assaut, lorsque le démon croyant posséder un autre corps se dévoile et se déconnecte de la fréquence de l’hôte qu’il veut quitter pour en rejoindre un autre. Tel l’animal pris dans les phares d’une voiture en pleine nuit, Delaunay se figea de surprise et de colère, puis retomba, sans vie. Les traits de l’incube avaient disparu. Le regard gris et terne de Delaunay fixaitdésormais le néant.

Shadow ramassa la caméra, vérifia son fonctionnement puis immortalisa la posture du corps désarticulé étendu devant lui.

Rapide coup d’œil circulaire : toute manifestation maléfique semblait avoir disparu. Shadow sortit de son sac une paire de gants en caoutchouc, une combinaison imperméable. Il les enfila puis chaussa des lunettes de protection sur le sommet de son crâne. Il fila à la cave. Il en revint armé d’une scie circulaire, d’une scie égoïne, de sacs poubelle repérés lors de sa visite tantôt.

Il découpa les membres supérieurs, inférieurs, les emballa dans un sac qu’il jeta par la fenêtre. Il se débarrassa de ses protections, les jeta dans la cheminée, les aspergea de l’essence contenue dans le bidon posé à côté des tisons. Il craqua une allumette et la jeta dans l’antre. Le plastique se tordit sous les flammes jusqu’à fondre complètement. Il retourna alors à la cave où Julien l’attendait.

L’enfant était toujours là et se portait plutôt bien. Il coupa ses entraves et l’attira contre lui pour le réconforter.

-          Allez mon gars… n’aie pas peur… Je t’ai promis que je reviendrais te chercher et, tu vois, je suis là.

L’enfant, dans un état catatonique, ne répondait pas.

-        Courage mon p’tit gars hein ! Dis-moi que ça va.

L’obscurité brouillait leurs traits. Julien s’accrocha à son cou.

-          Ça va, souffla-t-il.

-          Cool. T’es trop fort. On va appeler la police ensemble. Tu peux marcher ?

Julien claudiquait. Shadow enroula son bras autour de lui et le prit dans ses bras.

-          La vache c’que t’es lourd !

Julien émit un petit rire.

-          Ne regarde pas par là, souffla Shadow en passant devant la porte de la grande salle. J’ai bien cassé la gueule au mec qui allait te faire du mal. Il n’est pas beau à voir.

-          Tu l’as tué ? bredouilla l’enfant.

-          Un peu oui !

Julien reposa sa tête sur l’épaule de Shadow et serra plus fort ses bras frêles autour de son cou.

-          Ça va aller, mon bonhomme. Le téléphone est là, prends-le. C’est toi qui vas appeler la police. Tu demandes à parler au lieutenant Keller. Keller. Tu insistes. Tu dis que tu es chez le docteur Delaunay et tu racontes ce qu’il t’est arrivé. Ça va aller ?

Julien acquiesça. Il  composa le numéro du commissariat sous la dictée de Shadow.

-          Keller à l’appareil.

-          Bonjour. Je m’appelle Julien Montaigu de Quercy, sanglota-t-il. Je suis prisonnier chez le docteur…

-          Delaunay… souffla Shadow surpris par l’élégance du patronyme de l’enfant.

-          … Delaunay. C’est à vous que je dois le dire.

Cliquetis de touches d’un clavier d’ordinateur. Keller vérifiait. Julien Montaigu de Quercy porté disparu une semaine plus tôt à Cahors. Ce n’était pas un canular.

-          Tu es blessé ? s’enquit Keller ?

-          Non.

-          Tu es seul ?

Shadow lui fit signe de parler sans mensonge.

-          Non.

-          Qui est avec toi.

-          Un type. Il m’a dit de vous appeler.

-          Il va t’emmener ?

Regard. Non.

-          Non. Il ne va pas m’emmener. Il me fait signe de rester ici. Lui, il s’en va.

-          Il t’a dit son nom ?

-          Non.

-          Tu peux me le passer ? Je voudrais lui parler. 

-          Il me fait signe que non. Il ne veut pas et il s’en va.

-          Il y a quelqu’un d’autre ?

-          Non, je ne crois pas.

-          OK. Alors voici ce qu’on va faire : je vais te passer une collègue qui va discuter avec toi pendant qu’on arrive. D’accord.

-          D’accord.

-          C’est bien. Je te passe Caroline. Tu verras, elle est super cool.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

42

 

 

Le manoir de Delaunay était devenu le théâtre d’un ballet fébrile. L’enfant était sain et sauf, contrairement au propriétaire des lieux dont on avait retrouvé les membres dans le jardin, soigneusement emballés. Que s’était-il passé ce soir-là ? Qui avait libéré Julien ?

-          Alors ?

Le procureur Agostini exigeait des réponses. Nerveux, son visage s’animait de tics. Le magistrat remontait sans cesse ses lunettes sur l’arête de son nez comme si son mécanisme interne s’était déréglé et répétait en boucle le même geste.

Agathe Brunet fit un rapide rapport de la situation.

-          Donc on n’a rien sur le type qui était avec le gosse ce soir ?

-          La PTS a peut-être trouvé quelque chose. On comparera avec le fichier.

-          Je veux les images du scanner de suite.

-          Bien monsieur le procureur.

-          Qu’est-ce qu’on a sur le gamin ?

-          Il s’appelle Julien Montaigu de Quercy. Il a disparu à Cahors il y a deux semaines, dans un parc où il allait retrouver ses copains. Il dit avoir été enfermé dans une cage avec d’autres enfants. Il ne sait pas où. Il entendait parler français autour de lui. Il avait tout le temps envie de dormir. On pense qu’il a été drogué. On a mis le labo sur le coup pour la toxico.

Agostini acquiesça sans se départir de son air contrarié.

-          Et les autres enfants ? demanda-t-il.

-          Selon Julien, ils ne parlaient pas. Impossible de déterminer leurs origines. Ils mangeaient et dormaient.

-          Comment est-il arrivé chez Delaunay ?

-          Il ne sait pas.

Les bras du procureur oscillaient en balancier.

-          Et ce type qui l’a aidé, on ne sait rien sur lui. Ça m’emmerde.

-          Je suis désolée monsieur le procureur.

-          Il ne s’agit pas d’être désolée, lieutenant, il s’agit de faire votre boulot.

-          Il a protégé Julien.

-          Mais il a tué Delaunay.

-          Certes.

-          Sait-on comment ?

-          Par balle.

Le légiste apparut, les yeux cernés, le poids du monde sur les épaules.

-          On a fixé la scène, déclara-t-il. Les lillois sont dessus maintenant. Une vraie boucherie ! Une balle dans le cœur, une autre dans le foie, la poitrine, le reste dans la tête. Il a été démembré post mortem. La mort remonte à moins de deux heures. Un peu avant le coup de fil du gosse.

Il montra les premières images réalisées avec le scanner 3D.

-          On a fait toutes les pièces de la maison de la cave au grenier. La majorité des pièces sont vides. Seul le rez-de-chaussée est meublé et équipé. Rien au grenier.

-          Où était le gosse ? demanda Agostini.

-          Dans la cave. On termine les prélèvements. Il y a peut-être d’autres gamins là-dedans.

Agostini jeta un œil en direction de l’obscurité. Les voix des techniciens de l’Identité Judiciaire bourdonnaient.

-          Son téléphone ? Son ordinateur ?

-          Pas encore trouvés, monsieur le procureur, précisa Agathe Brunet.

-          Vous contactez l’opérateur.

-          C’est en cours.

Agostini oscillait d’un pied sur l’autre à présent. Ses yeux, siège de son autorité, semblaient défier la mort elle-même. L’ombre emplissait la demeure malgré l’éclat des lustres.

Le commandant de gendarmerie Alain Rocher apparut, blême, entre deux lambeaux de voilage. Il présenta ses respects avec précipitation.

-          Je peux savoir ce qu’il se passe ici ? C’est le territoire de la police maintenant ?

Il enveloppa la commissaire de son regard acier, certain de produire son effet. La maturité, l’uniforme plaisaient toujours aux femmes. Elle lui répondit par une grimace piquante, peu sensible à l’âme du gendarme trop « gallinacéenne » à son goût.

-          Je passais dans le coin…

-          … et vous avez vu de la lumière ? plaisanta Agostini encore plus contrarié depuis l’arrivée du gaillard.

-          Très drôle. On vous voit à deux kilomètres. Vous auriez pu nous prévenir. On va se taper la merde et devoir supplier ces messieurs-dames du commissariat pour avoir les rapports ?

-          Vous êtes là ? La DRPJ est là aussi. Alors tout va bien.

-          Je ne pense pas, non. Le docteur Delaunay est mon oncle. Ma mère est sa sœur aînée. Il se passe quoi ici ? Il est arrivé quelque chose à Jacques-Yves vu que tout le poulailler est de sortie ?

Croisement de regards : il ne manquait plus que lui et son humour à deux balles. Agathe Brunet l’entraîna dans le couloir en retrait de la salle à manger, puis entama un résumé de la situation. L’homme exigea de voir le corps de son oncle. Frappée par la fixité de son regard, elle tenta de l’en dissuader et lui proposa de lui transmettre les images de la scène de crime. Il refusa en la repoussant et se jeta dans le brouhaha infernal.


 

 

 

 

 

 

43

 

 

-          Où est Keller ?!

Agostini laissait libre cours à sa colère. Tout allait de travers depuis l’affaire Paradis 123. Zahira Taouss et Marylise Winter étaient hors jeu. C’était au tour de Delaunay. Le commandant de gendarmerie Rocher allait s’en mêler. Rocher était un con. Deux membres du cercle et une assistante exécutés en à peine quatre jours. Il ne supporterait pas la pression davantage. Que savait le gosse ? Une perte sèche celui-là. Il retrouva le lieutenant à la cuisine en conversation avec les lillois. Agostini les avait oubliés ceux-là.

-          Keller ! pesta-t-il. Suivez-moi !

Il le poussa dans la pièce attenante, un petit bureau où planait une vague odeur de moquette chaude.

-          Pouvez-vous m’expliquer pourquoi le gosse a demandé à vous parler à vous ? S’il avait composé le numéro d’urgence, il serait tombé sur la gendarmerie, pas sur nous. Rocher ne nous ferait pas chier ce soir avec ses histoires ! Comment ce gamin pouvait-il connaître votre nom ? Je trouve qu’on parle un peu trop souvent de vous en ce moment.

Keller eut l’impression que le procureur allait se briser tant il était tendu. Riposte caustique.

-          Demandez au type qui était avec lui. C’est lui qui lui a donné mon nom et mon numéro.

Agostini encaissa la pique. Il scruta le lieutenant en plissant les paupières.

-          Keller vous vous foutez de ma gueule ! Marylise Winter, Taouss, Delaunay, Montaigu de machinchose, votre nom remonte de partout.

-          Pas Delaunay !

-          Faites pas le malin ! Je suis certain qu’en creusant un peu on va vous retrouver !

-          C’est le type qui a demandé au gamin de m’appeler. C’est ce type qu’il faut retrouver.

-          Un conseil Keller : mettez-y les formes pour vous adresser à moi. Tenez-vous à ma disposition. Nous allons tirer tout ça au clair dès que ce bordel ici est terminé.

Humeur de cachalot le proc-de-mes-couilles ? Toi t’es pas content espèce de gros connard. Reste à savoir pourquoi t’es pas content mon pépère.

Une présence dans son dos gêna le magistrat. Alain Rocher tenait ses promesses : il fulminait et menaçait de saisir l’IGPN. Lorsqu’il aperçut le procureur, il le menaça en brandissant un index.

-          Toi et moi, on va s’parler !

Agostini, comme s’il venait d’exhumer une abomination, fondit sur lui et le jeta dehors sans ménagement. Avant de franchir le seuil, fausse sortie théâtrale. Il s’adressa à Keller, index pointé, lui aussi, décidément, dans sa direction.

-          Vous ! Je vous ai à l’œil ! On va s’voir au parquet !

-          Pas d’IGPN ? Si vous êtes si sûr de vous.

-          Évitez de vous foutre de ma gueule !

Agostini se précipita à l’extérieur. Keller éteignit la lumière dans le bureau puis, à pas feutrés, s’approcha de la fenêtre. Il écarta légèrement l’un des deux rideaux. Les deux hommes s’étaient écartés du troupeau et se querellaient à voix contenues juste devant lui.

Qu’est ce que ça veut dire le proc avec un chef des gengens ? Et c’est le gengen qui lui taille le costard ? Putain ! Il ne parvenait pas à décrypter les mouvements de leurs lèvres dans la semi-obscurité. Un pan de l’histoire semblait émerger d’un océan de boue épaisse et collante. Pourquoi prenaient-ils le risque d’être surpris ? Quel sujet était-il suffisamment sérieux pour mériter une telle baisse de garde ? Leur négligence n’augurait rien de bon.

-          Karl ? Qu’est-ce que tu fais ?

Élisabeth Valmont s’inquiétait. Pour toute réponse, il lui ordonna le silence d’un geste bref et ferme, puis, de la même façon, l’invita à le rejoindre à son poste d’observation. Les deux hommes achevaient leur querelle, alertés par des pas derrière eux. Ils se séparèrent brusquement et fuirent dans des directions opposées.

-          Viens, souffla Keller, sortons d’ici.

-          Attends, explique-moi ! J’ai vu Rocher. Il se disputait avec qui ?

-          Le proc, mais ta gueule. On n’en parle pas ici. On finit le taf et on se casse.

Le traitement de la scène de crime perdura jusqu’à l’aube. La gendarmerie envoya une équipe pour officiellement assister les OPJ du SRPJ, mais aussi pour ouvrir sa propre enquête. Les entités collaborèrent jusqu’à la pose des scellés et désignèrent les vainqueurs pour assister à l’autopsie du docteur Delaunay.

Vers 5h30, chacun avait regagné ses pénates, sauf Agostini et Rocher. Ils s’étaient donné rendez-vous au lieu dédié aux situations de crise : un relais de chasse aux abords de la forêt de Clairmarais. Il y avait à disposition des membres du cercle, fournie par un frère colonel de l’armée de terre, une bâche de camouflage. Elle pouvait masquer à la vue jusqu’à quatre véhicules. L’estimation de l’efficacité de la supercherie en plein jour à cet endroit n’excédait pas quatre-vingt-dix minutes. C’était suffisant pour régler les sujets cruciaux nécessitant une mise au diapason rapide et, dans l’éventualité d’une difficulté plus importante, pour élaborer l’organisation d’une planque pour des besoins à plus ou moins long terme. Cette fraternité de sang, inspirée des profondeurs infernales, avait enfanté un réseau sous-terrain infaillible dont la seule évocation condamnait à mort.

Chaque rencontre commençait par un rituel dicté dans la langue du mal, consacré à leur maître cornu. Cette fois, leur sollicitation demeura sans réponse. Aucune entité maléfique ne se présenta, pas même le moindre petit fantôme.

 


 

 

 

 

 

 

44

 

 

-          Prends-moi dans tes bras.

Keller enlaça Valmont tendrement. La chaleur de son corps le rasséréna. Un amour tendre et voluptueux grandissait entre eux.

-          Tu prends tes affaires et on va chez moi ? souffla-t-elle. J’ai envie de revoir mon appartement. Et puis, chez toi, on y entre comme dans un moulin.

Il sourit et s’exécuta. Vingt minutes plus tard, elle virevoltait dans son salon, heureuse. Rituel d’arrivée : musique, téléphones portables sur les enceintes, webcams masquées, contrôle rapide de la présence de micros par un passage au crible de chaque pièce avec un poste de radio en état de marche. Effet Larsen ? Présence de micro. Ensuite, douche, collation, amour, repos. La commissaire leur avait accordé une journée de pause.

-          Vincent prendra vos messages. Il organise les auditions. Restez chez vous et évitez les médias. Les lillois avancent de leur côté. Je vous attends au bureau dans vingt-quatre heures.

Keller se rhabillait, l’air soucieux. Gestes nerveux.

-          Qu’est-ce que tu as, Karl ? Tu t’en vas ?

Il caressa du regard les formes alanguies de la jeune femme. Elle se leva, s’approcha de lui amoureusement et enroula ses bras autour de son cou.

-          Il faut que je rentre, dit-il. Je ne peux pas me laisser aller à trop d’insouciance. Même vingt-quatre heures. Si je reste ici, je te mets en danger. Souviens-toi de ce dont nous avons convenu.

-          Ton portable est borné chez moi. C’est trop tard. Il est déjà au courant.

-          Je rentre. Je suis désolé. Je consulterai la messagerie. Je ne peux pas baisser la garde.

Elle s’étira comme un chat.

-          Je suis désolée, dit-elle. C’est de ma faute.

-          Non. Tu as le droit d’avoir envie d’être un peu chez toi.

Un rai de lumière artificielle de l’éclairage public dorait leurs visages. Elle cilla.

-          Nos téléphones sont bornés ici, je te dis. C’est trop tard. Reviens avec ton ordinateur. Je t’aime et je n’ai pas envie de te savoir seul chez toi, surtout après tout ce qu’on a vu cette nuit. La souffrance du gamin. Le dentiste en morceaux.

-          Agostini et le commandant de gendarmerie ?

Un courant d’air froid passa entre eux. Elle frissonna.

-          Oui. Si tu veux. Ils s’engueulaient, c’est ça ?

-          Le gengen a gueulé sur le proc tu veux dire !

Elle écarquilla les yeux et poussa un sifflement de stupéfaction. Elle lissa le drap du plat de sa main pour réfléchir.

-          Il se passe quoi entre eux ? demanda-t-elle. Comment Agostini a-t-il réagit.

-          Ce qu’il y a, je ne sais pas. Le proc m’a pris de très haut. Ça je l’entends : je ne suis qu’un petit lieutenant. Je suis de la merde à ses yeux. Le commandant de gendarmerie Rocher, lui, est arrivé comme une bombe et l’a quasiment jeté dehors pour une explication bien virile. Ils se sont engueulés.

-          Tu sais à quel sujet ?

-          Non. Ils ne criaient pas assez fort pour et il y avait trop de bruit à l’intérieur pour que je les entende. Peu importe finalement. J’ai vu un commandant de gendarmerie se comporter de façon anormale avec le proc. Agostini s’est laissé dominer sans sourciller.

Il marqua une pause.

-          Là, tu vois ma chérie, ce serait bien que tes potes fantômes nous rancardent un peu.

Elle haussa les épaules.

-          Ils ne sont pas là et je ne vais pas m’amuser à les invoquer genre Ouija et toutes ces conneries de sorcellerie. Je ne les sollicite pas. Si tu commences à leur demander des trucs à tour de bras, tu ne sais plus comment t’en débarrasser ensuite.

Elle rafla sa culotte et son soutien-gorge.

-          Je t’accompagne !  

-          Je croyais que ton chez-toi te manquait.

-          Faut croire que non.

Elle se glissa dans ses vêtements comme un poisson. Quinze minutes plus tard, Keller ouvrit sa boite aux lettres. On avait déposé quelque chose. Une pochette kraft. Pas de destinataire, expéditeur inconnu. Il sortit de sa poche une paire de gants en latex et les enfila pour un examen minutieux de la chose.

-          Tu vas l’ouvrir ?

Il acquiesça.

-          T’es sûr ? Tu ne veux pas l’envoyer au labo auparavant dès fois qu’elle contiendrait un piège genre gaz mortel ou poison ?

Il la palpa délicatement et sentit les formes d’un petit objet. Il ressortit de l’immeuble pour l’ouvrir. Elle contenait une clé USB.

-          On va voir ce qu’elle a dans le ventre.

Keller découvrit une liste de fichiers. Des vidéos. Des documents PDF. Des photos. Un avertissement sonore annonça l’arrivée d’un courriel. ATTN KARL KELLER. Il cliqua. Le message contenait une lettre identique à la précédente. Même présentation, mais l’auteur était différent.

-          John Michael Shadow…

-          C’est qui celui-là ?

Il lut en ignorant la question.  

 

Monsieur Keller,

 

Jacques-Yves Delaunay est mort. C’est moi qui l’ai tué. Il ne m’en a pas laissé le choix. Quant à Zahira Taouss et Marylise Winter, elles étaient encore en vie lorsque je les ai libérées. Je ne cherche pas à me défausser, loin de là, car d’autres suivront. Autant vous le dire de suite.

Vous avez certainement trouvé la clé USB déposée dans votre boîte à lettres. Elle contient des éléments de prime importance. J’ai filmé ce qui devait devenir les derniers instants de ces personnes étant donné que deux d’entre elles n’ont pas été sauvées. Jacques-Yves Delaunay y est particulièrement impressionnant. La vidéo a été réalisée sans trucages. Delaunay a connu un épisode de possession démoniaque. Ce fut compliqué pour moi d’y faire face, car je ne m’y attendais pas. Cette vidéo n’a pas de son. C’est volontaire. Le possédé parle dans la langue du mal. Il est donc inutile que vous l’entendiez. Ce langage vous pénètre et vit en vous à votre insu. Il est donc inutile de vous infliger ce supplice.

Incinérez le corps de Delaunay après la batterie d’examens que vous lui ferez subir. Restez le moi possible en contact avec lui. Son âme a peut-être survécu et pourrait vous persécuter. Il a entendu parler de vous, monsieur Keller, par ma faute. Veuillez me pardonner. J’ignorais à quel point cet homme était atteint. Si je l’avais su, croyez que je me serais abstenu.

Ces trois personnes appartiennent de près ou de loin à un cercle. Vous venez de faire face à Paradis 123. Il s’agit d’une autre organisation. Elles peuvent avoir ou avoir eu des connexions. Elles sont à rechercher. Le mode de fonctionnement est similaire. Les membres de cette fraternité obéissent aux plus hautes instances maléfiques qui soient en ce monde. Ils livrent ensemble un combat féroce contre le bien dont l’issue régit l’environnement dans lequel vous vivez.

Taouss, Winter et Delaunay font partie d’un réseau criminel dont le territoire s’étend avec le temps. Ce réseau a des connexions nationales et internationales. Cette réalité est cachée. Vous la découvrirez dans les fichiers que contient la clé USB.

Je ne vous recommande pas de confier cet exemplaire à votre hiérarchie. Je m’en suis déjà chargé. Le parquet, la presse, madame Brunet à son domicile, chacun a reçu mon petit paquet. Je précise qu’ils ignorent la liste des destinataires. Ils pensent être les seuls à avoir reçu cette information de première importance.

Le contenu est illégal. Le détenir pourrait vous causer de graves ennuis. C’est pourquoi il sera détruit après consultation. Vous saurez, mais ne détiendrez pas. Ne filmez pas l’écran. J’en serais déçu car cela me coûterait du temps supplémentaire inutile pour l’effacer sur tout autre appareil. Je souhaite gagner votre confiance.

Regardez ces films, consultez ces preuves. Notez à la main les noms des personnes dont il sera fait mention dans les documents si vous le souhaitez. Certaines font peut-être partie de votre entourage. Vous pourrez les tenir discrètement à distance.

Vous allez, monsieur Keller, dans les prochains jours découvrir comment ces informations vont remonter et par qui, comment elles seront traitées. Votre hiérarchie, les juges, la presse. Laissez traîner vos oreilles et vos yeux. Ils ne savent pas que vous savez, dès lors, vous n’avez rien à craindre. Ne laissez rien transparaître. Pas une allusion, pas un seul regard appuyé. Rien.

Pourquoi vous, monsieur Keller ? Parce que le Ciel a un plan et que vous en faites partie, tout comme moi. Je m’acquitte de ma part de travail. Elle ne me plaît pas. Dieu vient de décider de leur fin. La gangrène est tellement profondément enracinée dans ce monde que le combat pour sauver les enfants martyrs s’annonce extrêmement difficile et périlleux. Ils se couvrent les uns les autres. Ils mentent. Ils n’éprouvent aucune compassion ni aucun remord. Pour eux, l’amour n’existe pas et Dieu est mort.

 

Bienvenue en enfer, monsieur Keller.

 

John Michael Shadow.

 


 

 

 

 

 

 

45

 

 

Vingt-quatre heures de repos, pas une de plus. Agathe Brunet avait été très claire. Insuffisantes pour se remettre des visions infernales découvertes dans les fichiers contenus dans la clé USB. Keller et Valmont pleuraient comme des enfants perdus, blottis l’un contre l’autre. Plus rien d’avait de sens désormais. Comment pouvaient-ils lutter contre une telle monstruosité ? Leurs téléphones demeuraient silencieux. Pourquoi ? Agathe Brunet avait reçu les mêmes informations. Était-elle dans le même état émotionnel ? Et la presse ? Et le parquet ?

-          On ne peut appeler personne, gémit Keller.

-          Qu’est-ce qu’on va devenir ?

-          Oh mon amour, je ne sais pas. Je pense à ces gosses. J’en ai vu des horreurs dans ma carrière de flic. Les collègues des mœurs ne m’ont jamais parlé d’horreurs pareilles.

-          Ils ne sont peut-être pas au courant ?

-          Ou alors ils le sont et ils se taisent. Impossible de savoir.

-          Ils ne sont pas sur la liste. On n’a oublié personne tu crois ? Tu as noté de ton côté.

-          Ah oui. On a une liste maintenant. Eh merde. Apprenons-la par cœur avant de la détruire. Pas de recherches internet sur ces personnes. Si nous sommes surveillés par les services, autant ne pas allumer des voyants impossibles à éteindre.

-          OK.

Elle plongea ses yeux tristes sur le document qu’elle tenait entre ses mains tremblantes. Son téléphone buzza.

-          C’est la chef, dit-elle. On va savoir.

-          Élisabeth, commissaire Brunet d’une voix gaie et maîtrisée. Keller est-il avec vous ?

-          Oui.

-          Je sais que vous êtes en repos, mais pouvez-vous passer chez moi tous les deux ? Pas longtemps, rassurez-vous. Je veux organiser une petite réception au commissariat à l’occasion de ma prise de poste. J’aurais besoin de vos conseils.

-          Quand voulez-vous qu’on passe ?

-          Maintenant. Je vous donne mon adresse.

La porte s’ouvrit sur un espace encombré de cartons de déménagement. Il planait une odeur de gratin et d’oignon grillé. Agathe Brunet les accueillit, la mine défaite. Elle venait de pleurer. Beaucoup. Elle les invita à entrer.

-          Installez-vous, bredouilla-t-elle en désignant la table de la salle à manger.

Un mobilier blanc aux lignes simples. Des photos encadrées sur le buffet. La famille. Les vacances. Papa.

-          Merci d’être venus.

Par des signes explicites, elle collecta leurs téléphones portables, les déposa sur une étagère du cellier, referma la porte. La caméra de son ordinateur était masquée. Elle sélectionna un enchaînement de musiques d’ambiance, puis parla à voix feutrée.

-          Nos téléphones sont hors ligne, précisa Valmont.

-          Et alors ? répondit la commissaire. Vous croyez que ça les arrête s’il y a une batterie ?

Elle se moucha. Le chagrin coulait encore en elle. Elle chercha ses mots.

-          Je vous ai menti, avoua-t-elle. Je ne vous ai pas demandé de venir ici pour organiser une fête, mais pour vous parler de quelque chose.

Elle déplia une lettre.

-          Quand je suis rentrée chez moi tout à l’heure, il y avait un courrier anonyme dans ma boîte aux lettres. Une lettre et une clé USB. Je vais vous lire : Commissaire, j’ai tué Jacques-Yves Delaunay. Voici comment. Voici pourquoi. Les fichiers sur cette clé USB sont authentiques. Je les ai découverts sur les données informatiques de ces trois personnes et les ai recueillis pour vous. Vous venez de vous installer à Saint-Omer, une ville chargée d’histoire, mais aussi de secrets. De terribles secrets. Ils se sont organisés sous forme de réseau. Ils ont créé une fraternité. Vous êtes étrangère à leurs pratiques, tout comme moi. Je ne voulais pas tuer Delaunay, et vous verrez qu’en fait je n’ai pas eu le choix. L’enfant séquestré chez lui devait être sauvé. Il y en a d’autres. L’histoire judiciaire de notre pays regorge d’histoires sordides d’enfants martyrs. Vous avez été confrontée, au cours de votre carrière, plusieurs fois, à ce genre d’affaires. Si ces dernières vous ont touchée, ce que vous vous apprêtez à découvrir ici est totalement hors champ. Les membres de cette fraternité, collectent et vendent le sang des innocents. Le secret des secrets. Je vous confie donc ce que j’ai découvert dans les appareils électroniques de Delaunay, Taouss et Winter. Je vous remettrai ces appareils lorsque vous serez remise de la découverte de ces films, photos et documents. Il y en a d’autres. Une copie de ce contenu est envoyée au procureur Agostini, au commissariat, à la presse. Ils ne savent pas que vous avez reçu un exemplaire chez vous. John Michael Shadow.

Agathe Brunet reposa la lettre sur la table.

-          J’ai vu… Je ne sais pas si je vais m’en remettre. Et en même temps, je n’ai pas le droit de flancher. Les gosses, eux … Oh… mon Dieu…

Elle retint une autre vague de sanglots. Keller et Valmont peinaient à retenir leurs larmes.

-          Vous deux, vous étiez au courant ?

-          Non, mentit Valmont à mi-voix.

-          Je vois… J’ai regardé le contenu de cette clé.

Elle la désigna d’un regard. Ses yeux se nimbèrent de larmes à nouveau. Shadow, puisqu’il se présente ainsi, a filmé ses crimes. Il a beau les expliquer, pour moi ce sont des crimes. Si tout cela est vrai, des enfants disparaissent et sont assassinés sans que nous puissions faire quoi que ce soit pour les sauver. Tout est là-dedans. Les noms. Les lieux. Les dates. Vu le pedigree de certains, cette histoire sordide sera planquée sous le tapis, à moins de faire intervenir des instances supérieures qui agiront peut-être… ou pas…

Elle avait entamé une bouteille de Bordeaux. Elle but le fond de son premier verre, puis s’en servit un second, à ras bord cette fois. Des mouchoirs froissés s’accumulaient sur la table autour de leur boîte.

Son téléphone sonna au loin. Elle se leva pour répondre. C’était Marc Agostini. Elle enclencha la fonction haut-parleur puis retourna s’assoir à table.

-          Oui, monsieur le procureur ?

-          Où êtes-vous ? Encore chez Delaunay ?

-          Non. Je suis rentrée. Je travaille de chez moi.

-          Etes-vous passée par le commissariat ?

-          Non.

-          Vous avez prévu de vous y rendre quand ?

-          Dans une heure ou deux pour voir avec l’équipe si tout va bien. Pourquoi monsieur le procureur ?

-          Je serais passé vous voir pour faire le point sur l’affaire Delaunay.

Agathe Brunet planta son regard dans les yeux de Valmont puis ceux de Keller. L’homme prenait la température et voulait savoir dans quelle mesure son champ était libre. Libre pour quoi faire ?

-          Je n’ai pas encore tiré de conclusions définitives. Je pense à un genre de justicier.

-          Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Vous avez des informations ?

-          Rien de concret encore. Un ressenti. Le témoignage de l’enfant corrobore cette hypothèse. Il lui a parlé.

Silence puis feulement d’un moteur qu’on démarre.

-          Les analyses dactylographiques ? demanda-t-il d’un ton sec.

-          Rien. Pas d’ADN non plus.

-          Quoi d’autre ?

Elle hésita avant de répondre.

-          On n’a pas trouvé d’ordinateur, tablette, téléphone chez lui.

-          Disques durs ?

-          Non. Rien. Il a un abonnement internet et pas de matériel. On va chercher de ce côté-là. Le service informatique va retracer sa navigation à partir de son adresse IP. Ce ne devrait pas être très long.

Claquement de langue. Agostini s’énervait.

-          Vous pensez que son meurtrier est en possession de ce matériel disparu ? demanda-t-il.

-          Probable.

Le claquement de roues sur une série de ralentisseurs interrompit la conversation. Il roulait.

-          A-t-on une idée de ce que cachait Delaunay ? poursuivit-il d’une voix blanche ?

-          Pas de certitude, mentit-elle. On n’a pas encore les résultats de l’enquête au niveau de son cabinet dentaire. Son assistante va être auditionnée.

-          Oui, je suis au courant. Une perquisition aussi. Alors ? Pas de certitude, mais quoi ?

-          Il devait y avoir des éléments en rapport avec l’enfant retrouvé séquestré chez lui. Il a effectivement été enlevé en Belgique. Il est de Tournai. Ses parents sont en chemin. Ils le retrouveront après la batterie d’examens médicaux en cours. Il a évoqué une camionnette blanche, deux hommes. Il n’a pas eu le temps de bien les voir. Ils l’ont drogué de suite et donc il n’a plus de souvenirs entre le moment de son enlèvement et son arrivée chez Delaunay.

-          D’accord.

Échange de regards perplexes. « D’accord ».

-          Écoutez Agathe… Puis-je vous appeler « Agathe » ?

-          Euh… bien sûr, oui…

-          Prévenez-moi si vous avez du nouveau, d’accord ?

-          Oui, répondit-elle avec une lassitude palpable.

Le moteur se tut. Froissement d’étoffe. Claquement de portière. Agostini était arrivé à destination.

-          Agathe… tout va bien ? Je vous sens contrariée.

-          Concentrée sur mes analyses et sur les procédures.

-          Je vois.

Instant silencieux.

-          Eh bien, tenez-moi au courant, Agathe.

Il avait insisté sur son prénom d’une façon étrange. Cela sonnait comme une mise en garde à peine voilée.


 

 

 

 

 

 

46

 

 

Agostini raccrocha puis se faufila dans le hall du commissariat. L’endroit était désert. Il fondit en direction du comptoir de l’accueil. Se pencha et vit une pochette kraft dépasser d’un tas de courrier en cours d’enregistrement. Une tasse de café fumant annonçait le retour imminent de l’agent à son poste de travail. Il la saisit par le coin, la fit glisser d’un geste souple, la plia, l’inséra dans la poche intérieure de sa veste et sortit. Il venait de prendre un risque. Les caméras de surveillance le trahiraient. Il avait prévu une explication toute trouvée : une erreur de destinataire. Il  saurait donner à quiconque l’envie de regarder ailleurs de toute façon.

En rentrant chez lui, il découvrit avec stupeur un 4x4 noir garé dans son allée. Bruno Gallet, propriétaire du journal local, l’attendait de pied ferme. Hors de leurs véhicules, les deux hommes se saluèrent froidement.

-          Qu’est-ce que tu fiches ici ? grogna Agostini.

-          On a un sérieux problème, répondit Gallet en sortant une enveloppe kraft de sa poche.

L’homme, chauve, obèse morbide, transpirait abondamment. Le procureur se figea, blêmissant.

-          Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il pour se donner contenance.

-          Tu n’en as pas l’idée ?

-          Non.

-          Quelqu’un joue au lanceur d’alertes. J’ai trouvé ça dans la boîte à lettres de l’agence aujourd’hui. Ça parle de nous. Le mec a presque tout balancé : les noms, les rituels, les gosses, les vidéos, la compta et…

Il s’interrompit un instant pour reprendre son souffle.

-          Il les a tués.

-          Évite de parler de ça dehors. Nous sommes à portée de voix.

-          Alors laisse-moi entrer. Il faut qu’on parle.

Agostini le retint par le bras.

-          Ma femme et mes gosses sont là, alors s’il te plaît !

La peur, molles vagues sombres dans l’estomac de Bruno Gallet.

-          Quelqu’un est au courant ! siffla-t-il en articulant à peine. Ce mec a buté trois d’entre nous ! On ne peut pas laisser pourrir la situation. Cette lettre était adressée à la rédaction !

Gallet allait replacer la pochette dans son veston, mais Agostini l’en empêcha.

-          Donne-moi ça. T’en as fait une copie ?

-          Non.

Agostini lut la lettre. Une simple présentation du contenu de la clé USB. Pas d’explications. Pas de signature. «  Veuillez prendre connaissance de ces éléments. Le monde doit savoir ». Il la replia.

-          Tu ne cilles même pas. Tu étais au courant ! 

-          J’en ai intercepté une au commissariat. Même texte.

-          Combien de personnes ont-elles reçu la même chose ?

-          Je ne sais pas.

-          Toi ?

Agostini ne répondit pas.

-          Toi ? insista Gallet saisi par la panique.

-          J’en ai reçu une ici.

-          Chez toi ?

-          Oui. Il y avait la clé. Pas de courrier.

-          Pourquoi pas de courrier ? Pourquoi un courrier pour la rédaction et le commissariat et pas pour toi ?

Gallet s’exprimait avec un ton enfantin.

-          Je suis allé au commissariat par acquis de conscience, poursuivit le procureur, et j’ai bien fait.

Le journaliste se frotta le crâne énergiquement. Il gonfla son cou large et rond. Il peinait à respirer.

-           Ça nous en fait au moins trois, dit-il.

Ils se toisèrent avec intensité.

-          Keller ? Le cadavre de Winter lui a été dédicacé, non ? Comme ça ? Pour rien ?

Vague flottement mou.

-          Marc, ce flic est dangereux. Si ça se trouve, il a été mis au parfum lui aussi.

-          Je le saurais. Il me l’aurait dit rien que pour me faire chier.

-          Qu’est-ce que tu en sais ? Tu réfléchis avec les pieds ! Neutralise-le et vite.

Agostini laissa balader son regard dans la pénombre naissante de la nuit.

-          Ou alors le faire tomber à notre place, marmonna le procureur comme pour lui-même.

-          Comment comptes-tu t’y prendre ? Tu l’envoies en taule et on s’occupe de lui ? Un flic ne survit pas là-dedans.

-          Non. Trop d’intervenants entre l’avocat, l’administration pénitentiaire et les détenus. Tu possèdes le journal le plus lu du coin. Une bonne rumeur pédo et il ne pourra plus sortir de chez lui. Il sera viré de la police. Il se suicidera et c’en sera terminé. La gloire pour nous d’avoir fait le ménage dans nos rangs.

-          Je ne le sens pas. Je ne suis pas pour mêler le journal à ça. Ils vont vouloir vérifier les sources.

-          Depuis quand ça t’emmerde ?

-          Marc, le plus simple c’est de planquer de la Paradis 123 chez Keller, ou de la coke. Descente de flics. Préventive et suicide. Le résultat est le même.

-          Tu fais une grosse com à son arrestation ?

-          Bien entendu ! Et ça nous laisse le temps de nous réorganiser.

Agostini soupira bruyamment.

-          Dans ce cas, il nous faudra un plan B. Quelqu’un en coulisses agit contre nous. On ne sait pas qui c’est ou s’il est de chez nous. Il est hors de question de reporter le prochain rituel. Il nous faut un autre garçon vu que Delaunay s’est grillé avec sa prise. Demande à Vence qu’il actionne son réseau. Moi, je vois avec le maire comment régler la question « Keller ».

-          Sa coéquipière ? Tu la sens comment ?

Agostini étouffa un rire sardonique.

-          Ils baisent ensemble c’est sûr. Ils font trop d’efforts pour jouer au duo mâle-femelle qui n’y a jamais pensé. Un tour en taule pour son chéri et elle ira baiser ailleurs.

-          Et la nouvelle commissaire ?

Le visage du procureur s’éclaira.

-          On l’invite à l’un de nos dîners dont nous avons le secret. GHB, mise en scène, photos d’elle en train d’occire un gosse. Elle nous mangera dans la main ensuite, si elle ne se suicide pas. On pourrait faire un montage numérique, mais c’est tellement plus drôle ainsi. On retrouve toujours des preuves.

Le journaliste en convint, un demi-sourire aux lèvres.

-          Tu te rends compte que nous sommes hors procédure ? dit-il. Nous ne sommes pas censés nous agiter de la sorte.

-          Si tu as une autre solution… ! Fais la tournée des popotes chez les belges des fois qu’ils auraient des infos qu’on n’a pas. Qu’ils nous trouvent un figurant pour le rituel.

Gallet acquiesça.

-          Casse-toi à présent.

-          Que vas-tu faire des clés USB ?

-          Celles-ci n’ont jamais existé. S’il y en a d’autres, nous le saurons.


 

 

 

 

 

 

47

 

 

-          C’était le procureur, dit Agathe Brunet en déposant son smartphone sur la table. Il ne m’a parlé de rien.

-          Vous devriez éloigner ce mouchard, l’avisa Valmont.

-          Vous avez raison.

Elle l’emporta puis revint les mains vides.

-          J’ai visionné les films. Je l’ai reconnu. Une messe noire. Il a lui-même exécuté le sacrifice d’un bébé. Ce qu’ils en ont fait ensuite… mon Dieu… je n’arrive pas à vous le dire. Comment Agostini peut-il faire comme si de rien n’était ? Ce n’est pas un homme, c’est un démon !

-          Ça pourrait être un montage vidéo, dit Keller. Avec les technologies actuelles, on peut faire croire à n’importe quoi.

-          Oui, admettons, et dans quel but ? Le discréditer ? Pourquoi ?

-          Un tel scandale serait une catastrophe pour l’image de la justice en France en général, le parquet de Saint-Omer en particulier. Imaginez le nombre de dossiers à revoir. Si ce que vous avez vu dans ces vidéos est vrai, il est, ils sont, tout à fait capable de faire illusion devant vous.

Elle leva une main pour annoncer sa reddition.

-          Seule face à ça… Quand on voit comment les affaires de ce type se terminent. Je ne suis pas de taille. Et vous deux non plus. Votre nom, lieutenant Keller figure dans ces dossiers. Je ne vous considère pas comme suspect. Ai-je tort ?

Keller ouvrit les mains brièvement. C’était à elle de voir.

-          Agostini se méfie de vous et vous rejette. C’est sur ce seul détail que je ne vous inquiète pas. Pas pour le moment en tout cas. Dans ces considérations, je pense que celui qui a fait ça vous désigne comme cible, comme destinataire d’un message. Je ne sais pas. Vous êtes important pour lui. Dans quelle mesure ?

Elle souleva les épaules pour signifier son impuissance à découvrir la vérité.

-          Je ne peux même pas envisager une protection policière pour vous. Sur quelle base ? Quels motifs ?

-          Si. Justement commissaire, contrevint Keller. Vous le devez. Ne leur donnez pas les signes que vous avez compris et que vous les avez identifiés.

-          D’ailleurs, intervint Valmont. Avez-vous reconnu d’autres personnes ?

-          Non. Je viens d’arriver ici. Le visage d’Agostini m’a sauté aux yeux. Je venais de le quitter. Il faudrait que je reprenne le visionnage pour isoler des portraits.

-          C’est tout ce qu’il y a dans cette clé ?

Elle la gratifia d’un regard désespéré.

-          Lieutenant, vous tenez réellement à voir ces horreurs ?

-          Pourquoi nous avoir demandé de passer chez vous ce soir alors ? Vous avez menti à Agostini. Vous auriez dû lui dire que nous étions avec vous pour la préparation de votre pot d’arrivée.

-          Je lui dirai que…

-          Non, intervint Keller. Ne dites rien. Cette question est sans importance. Ce n’est que l’organisation d’un pot.

Une ombre d’inquiétude passa sur le visage du lieutenant. La commissaire était en état de choc. Si elle ne surmontait pas son traumatisme elle risquait tôt ou tard de commettre une erreur. Sous la pression elle se confierait à la mauvaise personne. Leur présence chez elle ce soir-là reviendrait aux oreilles d’Agostini. Les connexions se feraient alors d’elles-mêmes dans son cerveau de prédateur.

-          Je ne vous montrerai pas ces films et ces photos, dit Agathe Brunet. Vous ne vous en remettriez pas…

Si elle savait…

-          … Je dois réfléchir.

Faisait-elle machine arrière ? Quel était le fond de sa pensée ? 

-          Ne parlez de cela à personne. Je n’ai pas encore décidé de la façon de gérer cette situation. Je dois d’abord, digérer ces images...

Elle essuya une larme échappée du coin de sa paupière.

-          Keller, ajouta-t-elle, veuillez passer au commissariat avant de rentrer chez vous pour voir si vous pouvez mettre la main sur la clé USB. Si l’un de vos collègues présente des signes d’abattement, faites-moi savoir. Élisabeth, passez au journal ce soir s’il y a encore quelqu’un ou demain matin. Prenez la température, laissez traîner vos yeux. Si on vous demande des informations, restez évasive. Sortez les noms et photos de profil des employés sur l’ensemble des réseaux sociaux. Je veux savoir à qui on a affaire avant d’aller plus loin.

-          Ce genre d’organisation est mouvante, commissaire, dit Keller. S’ils sont repérés, ils se réorganisent. On a certainement le problème avec Paradis 123. Dans moins de six mois, on les verra ressurgir sous une autre forme.

-          Je sais, souffla-t-elle sur un ton de capitulation.

Ils prirent congé. Keller fit chou blanc au commissariat. Serge, l’agent de nuit, petit gabarit proche de la retraite, lui demanda ce qu’il cherchait.

-          Un indic devait déposer une enveloppe à l’accueil. Je suis venu la chercher.

-          Il y avait ton nom dessus ?

-          Non.

Le visage de Serge s’éclaira.

-  Oui. Il y avait ce que tu dis sur le tas de courrier à ventiler. Caro a pas eu le temps de le faire. Je suis allé pisser et quand que je suis revenu. Elle avait disparu du tas.

-          Quelqu’un la prise ?

-          Apparemment.

-          Qui ? On peut regarder la vidéosurveillance pour que je la récupère ?

-          Ça marche, suis-moi.

Dans une pièce voisine, le central des appels et la vidéosurveillance. Serge se concentra sur sa mission. Une poignée de secondes plus tard, la révélation.

-          Ah ! Bah ! C’est l’proc’ qui l’a prise ! Regarde. Il était au courant apparemment.

Léger flottement dans le continuum espace-temps de Keller.

-          Oui. Je l’en avais informé. Il aura voulu prendre les devants.

-          Bon, eh bien tout baigne du coup ?

-          Merci Serge. Je contacte le procureur. Bonne nuit.

-          Pour ce qu’il en reste. J’ai fini dans une heure.

Keller s’assura qu’il n’était pas suivi et retourna chez la commissaire par des chemins détournés. Il sonna à sa porte et annonça aussitôt la couleur, à voix basse. Elle l’en remercia et annonça un debriefing à 14h pour le lancement des auditions.

Il regagna son véhicule.

Élisabeth Valmont n’avait toujours pas donné signe de vie. Il dégaina son portable, sélectionna son numéro et attendit qu’elle décrochât. Son regard fut attiré par une clarté pulsatile sur le siège passager. Appel entrant. Karl. Impossible de joindre la jeune femme qui semblait s’être volatilisée.

Il se précipita pour prévenir la commissaire. Valmont avait disparu. La main armée, il la retint au moment de heurter la porte. Trop d’informations en même temps. Les mots de Shadow écrits dans son courriel s’entrechoquaient dans son crâne.

Pourquoi vous ? Parce que le Ciel a un plan et vous en faites partie, tout comme moi. Je m’acquitte de ma part de travail. Elle ne me plaît pas. 

Les images infernales contenues dans la clé USB hantaient son esprit. La disparition d’Élisabeth était une catastrophe pour lui. Elle était son amour, sa vie. Il aurait tout donné pour la protéger. Peut-être avait-elle simplement oublié son téléphone sur le siège de sa voiture. Le contexte explosif offrait cependant les conjectures les plus pessimistes. Alors pourquoi avoir renoncé à prévenir Agathe Brunet ?

Son analyse des basses fréquences émises par les protagonistes de cette affaire l’amenait sur un terrain mouvant. Tout optimisme était de fait impossible, cependant, quelque chose dans le courriel de Shadow sonnait comme de la bienveillance à son égard. L’homme se disait investi d’une mission divine, certes. Il prêtait donc à rire ou à se méfier. D’aucuns l’auraient qualifié d’illuminé, de schizophrène. Les superlatifs ne manqueraient pas. Mais le ton de son écrit sonnait juste dans l’esprit de Keller. Les films, s’ils n’étaient pas le fruit d’une triste mise en scène de mauvais goût, confirmaient à eux seuls le caractère mystique de toute cette affaire. Il était dès lors question d’une bataille du bien contre le mal. Dieu contre diable.  La missive de Shadow s’inscrivait donc parfaitement dans ce contexte.

Il regagna son véhicule, épaules basses. Il fouillerait le contenu du téléphone de Valmont à l’abri des regards. Leurs deux appareils étaient bornés au même endroit. Officiellement, elle était avec lui.

Lorsqu’il inséra la clé de contact dans la fente du démarreur, un claquement sec contre sa vitre le fit sursauter. Jessica Waldeck lui adressait le plus beau de ses sourires.


 

 

 

 

 

 

48

 

 

Quelques heures plus tôt, dans la journée, CHRSO.

 

L’infirmière contrôla le réglage de la seringue autopropulsée, puis nota sur le graphique suspendu à l’armature du lit les dernières données relevées.

-          Ça ira ? demanda-t-elle d’une voix douce.

Corinne Vanpeene lui adressa un sourire crispé.

-          Ton mari va passer te voir. T’inquiète pas. Tu l’as eu au téléphone ?

-          Non.

-          Appelle-le.

-          Appeler qui ? tonna une voix depuis le couloir.

Wilfried Vanpeene apparut, souriant, derrière l’infirmière.

-          Je vous ai fait peur ? Pardon, je n’ai pas toqué avant d’entrer. Comment va ma chérie ?

-          Je te laisse, souffla l’infirmière avant de s’éclipser.

-          Je t’ai apporté des affaires, dit Vanpeene sans attendre la réponse. Produits de beauté, toilette, vêtements.

Elle leva vers lui un regard dubitatif, intriguée par la soudaine prévenance de son époux.

-          Tu as des nouvelles de la police ? fit-elle après un bref soupir. Tu es magistrat. Tu as certainement des informations au sujet de mon harceleur. Où en est l’enquête ?

-          Je te rappelle que je suis encore en arrêt maladie.

-          Oui. Je sais. C’est bien la première fois que tu ne bosses pas quand tu es malade. Et d’ailleurs quelle maladie as-tu qui t’empêche de passer du temps avec moi ? Tu as plutôt l’air en pleine forme.

-          La dépression, c’est compliqué. J’ai beaucoup dormi avant de venir. Ceci explique cela. Mon arrêt va certainement être prolongé. Je suis tout de même allé aux infos.

Elle accueillit froidement la nouvelle. L’amour envers lui avait déserté son cœur. La douleur de la perte de son bébé lui ôtait toute envie de cacher cette réalité.

-          Alors ? L’enquête ?  

-          Compliqué d’obtenir des infos, dit-il en s’asseyant sur le bord du lit. Les flics et les collègues sont sur autre chose en ce moment. D’autres affaires des plus épineuses sont passées au premier plan.    

-          D’où ton silence depuis deux jours.

Les reproches coulaient de sa bouche par jets intermittents. Quant à lui, la pression supportée depuis plusieurs jours engourdissait son envie de se justifier. L’enfant à venir n’était pas de lui. Sa mort le touchait, certes, mais pas au-delà d’une tristesse de surface. Cette seule réalité donnait le « la » de leur relation.

-          Tu ne me réponds pas Wilfried.

Il s’éjecta du lit, excédé.

-          Je suis venu hier. Tu dormais. Je ne te téléphone pas parce que je passe te voir. À présent, je vais ranger tes petites affaires et si ma présence te dérange, je m’en vais.

Il prit le vanity case et s’enferma dans la petite salle de douche attenante agrémentée de toilettes pour une miction salvatrice. Il allait tirer la chasse d’eau mais l’ouverture brutale de la porte de la chambre le stoppa net.

-          Comment va ma tchounette ? claironna une voix masculine tintinnabulante. Alors ? Il est passé te voir, l’autre con ?

Chuchotement d’une injonction de se taire d’urgence. Vanpenne tendit l’oreille pour entendre la réponse de sa femme. Murmures. Pas feutrés. Feulement de la porte refermée précautionneusement. Il tira la chasse. L’eau engloutit son mariage en même temps que son urine. À présent, il allait jouer un peu. Alors il se lava les mains, les sécha, inséra ses écouteurs bluetooth dans ses oreilles, et face au miroir, feignit une conversation téléphonique. Un collègue. Le travail. Où était le dossier Untelbidulechouette ? Sa vie avait pris un cours inattendu et solitaire. Une épouse, un enfant, pas celui-ci, un autre certainement, plus tard. La trahison de Corinne revêtait finalement l’apparence d’un bienfait pour elle comme pour lui. Il la rejoignit en affichant un visage neutre.

-          Pardon, j’ai traîné. J’étais en ligne, dit-il.

Silence circonspect.

-          C’était qui dans la chambre ? J’ai entendu parler.

Elle s’empourpra.

-          Personne, dit-elle. Une erreur.

Fuite du regard. Il s’approcha avec l’air de celui qui va révéler son jeu.

-          Écoute Corinne… Je… Je suis au courant.

-          Au courant de quoi ?

-          Tu as quelqu’un.

Elle nia vigoureusement.

-          En fait, je n’étais pas au téléphone et j’ai tout entendu. Ce n’était pas une erreur, Corinne. Il y a quelqu’un d’autre. 

Désarçonnée, Corinne Vanpeene ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de l’eau privé d’oxygène. Elle allait protester.

-           Tais-toi s’il te plaît, dit-il. Je sais de qui il s’agit et depuis combien de temps ça dure. L’enfant que tu as perdu était certainement de lui parce que la date de début de ta grossesse ne correspond pas à notre activité sexuelle. Pardon, mais plutôt à notre absence d’activité sexuelle. Mais OK. Assez fait durer le suspens : si tu veux vivre avec lui, fous le camp. Si vous vous aimez, je m’en cogne complètement. Quant à ton harceleur, peut-être ton amant peut-il s’occuper de la question en tant que nouvel étalon ? Sors de ma vie.

À ces mots, il quitta la chambre, sans un regard. Lorsqu’il traversa le hall principal de l’hôpital, il aperçut Jean-François en train de déguster un café, accoudé aux tables bistrot disposée devant les distributeurs automatiques. Les hommes et les femmes autour de lui se croisaient sans se voir. La situation risquait de dégénérer à tout moment et Dieu jouait avec une touillette sur les bords d’un gobelet en carton.

-          Cet arabica est parfaitement dégueulasse, dit-il d’une voix blanche. Je ne comprends pas comment ils osent faire payer cette pisse aussi cher.

-          Qu’est que tu fiches ici ? souffla Vanpeene. Tu crois que je n’ai pas assez d’emmerdes ? Et les caméras de surveillance ?

-          Pourquoi tu es devant moi si t’as la trouille. Détends-toi. Les autres ne me voient pas et l’électronique ne me capte pas. Là, tu parles tout seul comme un dingo. Si tu veux papoter, prends un café et parle dans ta tête, j’entendrai.

Vanpeene fulmina. Il inséra des pièces dans le distributeur et attendit la fin de la préparation de sa commande. La cadence de sa vie était hors de contrôle à présent. Il n’aimait pas ça, se sentir sale, chosifié. La réalité perdait son mystère, son caractère inexplicable.

-          Aucune faille dans mon plan, Wilfried. Alors cesse de t’inquiéter.

-          Si tu le dis… Je m’en fiche de toute façon.

-          Je ne comprends pas pourquoi tu te poses autant de questions. Je ne te laisse pas de choix et tu agis pour le Ciel, alors de quoi as-tu peur ?

Dieu se pencha vers lui. Vanpeene remarqua son élégance vestimentaire, la finesse de ses traits, leur rudesse également.

-          Je ne t’ai pas tout dit mon petit.

Vanpeene lui adressa un regard oblique chargé de reproche et de lassitude.

-          Le type qui harcèle ta femme… c’est son amant en personne.

-          Je viens de lui dire de vivre avec lui.

Jean-François sourit.

-          Il s’appelle Willy Morin. Il n’a que vingt-deux ans et déteste les femmes. Il a couché avec Corinne après un vin d’honneur ici un peu trop arrosé. Elle s’est moquée de lui. Elle était ivre. Il a décidé de la séduire et de la faire souffrir en même temps.

-          Ces dingueries me fichent mal au crâne.

Dieu se montrait abrupt toujours au mauvais moment.

-          Je fais quoi maintenant, maugréa Vanpeene. Tu me balances ça comme ça et puis hop c’est tout ?

Il déglutit bruyamment, le regard perdu dans son gobelet rempli de café.

-          Ta femme, sans te le dire, s’est équipée d’une bombe de gaz lacrymogène. La prochaine fois qu’elle sera harcelée, elle aura la possibilité de vider son contenu au visage de son agresseur. Elle le fera.

-          Elle n’a pas le droit de …

-          Elle te prend pour un incapable. Elle s’est organisée en conséquence. Elle découvrira l’atroce vérité. Le type passera un sale quart d’heure au demeurant.

Vanpeene ne se sentait pas très bien, indifférent au devenir du monde, du plan de Dieu et tout le tralala. Il égrenait mentalement la liste de ses malheurs. Ils étaient réels et déversaient en lui un flot sombre et douloureux de peur teintée de désespoir.

-          Tu es affligeant de bêtise ! pesta Jean-François. Tu t’es libéré du temps et tu as réussi à sauver un gamin qui serait mort sans toi, éliminer un démon, neutraliser deux ennemies du Ciel, évacuer ton problème conjugal et tu n’es pas content. Franchement, je ne te comprends pas.

Il frappa des deux mains sur la table bistrot.

-          Je vais essayer le chocolat chaud. Peut-être aurai-je plus de chance ? clama-t-il en brandissant une pièce prête à basculer dans la fente de la machine.

Il la laissa chuter dans le conduit.

-          Pour toi, Wilfried, le Paradis, c’est pour plus tard.

 


 

 

 

 

 

 

49

 

 

-          Qu’est-ce que tu fiches ici à cette heure ?!

Jessica Valdeck trépignait de froid. Elle dardait sur lui un regard rond et idiot. Le monde résonna bizarrement aux sens de Keller. Il expulsa un soupir en grognant. Cette rencontre avait le charme d’un rendez-vous amoureux dans les toilettes d’un supermarché.

Elle contourna la voiture et s’installa à ses côtés en frissonnant.

-          Je vous rassure lieutenant, dit-elle les mains en avant, c’est la dernière fois que je viens vous voir et tant mieux.

Elle avait l’air mortifié. Un vent séditieux venait de se lever et sifflait par la fente de la vitre baissée. La vie de Keller virait au fiasco. Le spectre du placement en garde à vue de la jeune femme pour quarante-huit heures planait dans l’habitacle.

-          En plus mon message ne fait pas plus de quatre mots alors ça va aller vite, ricana-t-elle en roulant des yeux.

Je vais la baffer. Je sens que je vais la baffer.

-          Il prend le relais.

-          Quoi ? tonna Keller avec théâtralité.

-          Moi j’ai fait mon job à vous rancarder sur les affaires des nanas retrouvées en cadavres. Maintenant vous aurez affaire à lui directement. Je sors. Tant mieux putain, j’en avais ras les couettes.

-          T’es venue pour me dire ça ? Sérieusement ? Tu ne pouvais pas simplement disparaître ? Putain !

Il frappa le volant avec rage.

-          Dégage de ma voiture avant que je ne te foute au trou !

Elle le considéra comme le dernier des abrutis. La pitié dégoulinait de ses yeux. Cramoisi de colère et de peur, Keller mit son moteur en route et lui fit signe de s’en aller. Il voulait rentrer chez lui et consulter ses messages. Shadow pouvait lui avoir laissé des instructions concernant la disparition d’Élisabeth Valmont.

Le Ciel mon cul. Brunet va faire son travail, buveurs de sang ou pas. Ils me font tous chier avec leurs conneries. Merde !

Élisabeth Valmont avait disparu une première fois, quelques mois plus tôt, enlevée par le réseau Paradis 123. Le cauchemar recommençait.

Keller s’abandonna au désespoir. Il cernait le caractère de ses adversaires. Des buveurs de sang. Des êtres à ce point voués au mal, que la vie d’un enfant ne valait rien. Ils avaient déclaré la guerre à Dieu. Et lui se trouvait au milieu. Il s’était toujours efforcé de faire au mieux son travail de flic, en passant entre les gouttes, en évitant les situations à tiroirs dont on ne se sortait jamais indemne. Il avait appris à les anticiper. Les événements sordides des dernières heures venaient de réduire à néant le fruit de ses efforts.

Un individu, pour une obscure raison dissimulée derrière d’augustes desseins, pratiquait la politique de la terre brûlée sur son existence. Des révélations extraites d’une boîte de Pandore infernale dressaient autour de lui le décor ravagé d’une abominable pantomime. Un voile écarlate venait de se lever devant ses yeux. C’était lui le clown, nu, sur le fil du rasoir.

Agathe Brunet ne faisait pas le poids. Elle abandonnerait la bataille avant même de l’avoir commencée. Elle planquerait les preuves sous un épais tapis et regarderait ailleurs. Aimé Moreau quant à lui, avait été sur le point de demander l’un de ces succubes en mariage. De deux choses l’une : soit il savait et faisait partie de leur groupe immonde même s’il n’apparaissait pas sur les vidéos, soit elle lui avait menti et avait fait de lui l’homme le plus naïf de la sphère judiciaire locale. S’il était naïf, il freinerait des quatre fers pour aller au bout de l’enquête. S’il était complice de près ou de loin, Keller était en danger.

L’étau se resserrait. Élisabeth Valmont l’avait-elle abandonné à son sort ou était-elle entre les mains de Shadow ? Consentante ? Contrainte ? Shadow ou quelqu’un d’autre ? Agostini ? Et ce Jean-François qui se prenait pour Dieu ? Il venait de chasser Jessica Valdeck. Il ne saurait jamais.

Les questions tournoyaient, pulsatiles, dans son crâne, comme le tintamarre d’une fanfare désorganisée.

Un fait demeurait certain : il était impliqué. Indiscutablement. Une horde de fous furieux le tenaient désormais dans leur ligne de mire en arborant l’assurance de ne jamais avoir à répondre de leurs actes ni devant la justice des Hommes, encore moins devant la justice de Dieu dont ils se moquaient toute honte bue. Un homme sans conscience était capable de tout. Les hôpitaux psychiatriques regorgeaient de patients convaincus de parler à Dieu et d’être investis d’une mission divine. S’ils étaient démasqués, combattus, ils détenaient l’arme absolue pour terrasser l’inconscient courageux : l’asile ou la prison.

D’instinct, Keller s’était toujours tenu à l’écart des autres, percevant chez eux une propension à partager leurs problèmes, voire à carrément les transférer sur une autre tête. Translation mathématique. Sa vie de flic, jusqu’alors, l’avait rayé de la liste des candidats au mariage et les rencontres éphémères avaient fini par le lasser. Vie de flic de merde. Je rentre, j’envoie Shadow se faire mettre, je dors et je démissionne.

Il poussa la porte de son appartement, jeta ses clés dans le vide-poche sur la console de l’entrée. Il s’apprêtait à ranger son arme et son holster dans le coffre-fort camouflé dans la penderie lorsqu’il entendit du bruit dans son appartement. Son Sig-Sauer SP-2022 prêt à tirer, il tendit l’oreille pour le localiser. Le salon. Progression tactique jusqu’à la source, arme brandie des deux mains. Contact visuel.

-          Putain ! Tu m’as fichu la trouille ! Qu’est-ce que tu fiches ici ?!

 Élisabeth Valmont le regardait, pantelante. Elle passait l’appartement au crible.


 

 

 

 

 

 

50

 

-          Tu m’expliques ?!

Elle s’était remise à l’ouvrage. Après avoir terminé l’inspection de la bibliothèque, elle s’attaquait au buffet.

-          Pas le temps.

Il fondit sur elle et saisit ses bras fermement.

-          Je t’ai posé une question, alors tu me réponds. Qu’est-ce que tu fous, bordel ?!

Elle se dégagea brusquement.

-          C’est Erika… Elle m’a prévenue. Ils ont planqué de la Paradis 123 et de la cocaïne ici. Une descente est prévue pour 6h c'est-à-dire…

Elle consulta sa montre.

-          …dans une heure. Il nous reste une heure pour trouver la came et s’en débarrasser.

Elle marqua une courte pause, haletante.

-          On était chez la patronne. Erika est apparue là-bas paniquée. Selon elle, Agostini veut t’envoyer en taule. Ne me demande pas pourquoi. On verra ça plus tard. Elle affirme que quelqu’un est passé pendant notre absence pour déposer de la came. J’ai laissé mon portable dans ta voiture pour être bornée avec toi et j’ai couru ici pour commencer la fouille. Ça sentait la transpiration quand j’ai ouvert la porte. Pas la tienne.

Keller encaissa le choc. Il avait surpris l’ancien commissaire Thellier, en pleine réflexion  de complot contre lui quelques mois plus tôt. Il discutait au téléphone et proposait de planquer de la drogue chez Karl Keller, flic trop gênant dans l’affaire de Paradis 123 dans laquelle il avait des intérêts, puis de suite lancer une perquisition. L’IGPN avait été saisie, Thellier s’était suicidé avant de perdre la face officiellement.

Les mêmes ennemis, les mêmes manières.

-          Ils n’ont pas touché à l’ordinateur, dit Keller soulagé. Des micros ? Des caméras ?

-          Je ne sais pas ! On n’a pas le temps de s’occuper de ça !

-          Elle ne t’a pas dit où ils l’ont planquée ?

-          Merde ! Ce que je suis conne.

Silence. Elle écoutait une réponse.

Elle se précipita dans la salle de bains puis souleva le couvercle du réservoir d’eau de la cuvette des toilettes. Immergé, un paquet de quatre-cents grammes de poudre blanche. D’une main gantée, elle le retira puis écouta de nouveau. Ils trouvèrent trois autres cachettes dans l’appartement : la chambre, le cellier, la cuisine. Ils vidèrent la drogue dans la cuvette des toilettes, tirèrent la chasse d’eau puis vidèrent le contenu d’un bidon de gel de Javel.

-          Je demande s’il y en a ailleurs.

Silence.

-          Elle dit que non, mais je refais un tour pour en être certaine. Débarrasse-toi des sacs.

Les mains gantées, il vida une boîte métallique, déposa les sacs, les fit brûler. Il fit couler de l’eau pour refroidir le tout, puis sortit. Il courut dans l’entrelacs de petites ruelles. S’étant suffisamment éloigné, il balança la boîte par-dessus une haie. Elle atterrit sur l’herbe, dans un jardin.

Lorsqu’il retrouva Élisabeth Valmont, il était 5h50. Elle avait aéré et désodorisé la cuisine, étalé des dossiers sur la table.

-          File sous la douche, dit-elle. Je mets une lessive en route. Des vêtements propres t’attendent dans la salle de bains.

-          OK ! Planque l’ordinateur de Shadow !

-          Il n’y a rien dedans. J’ai regardé. Et puis ce n’est pas ce qu’ils cherchent.

-          J’espère que tu as raison.

-          J’ai raison.

Keller fila sous la douche et en sortit six minutes plus tard. Il se sécha à la hâte, s’habilla.

6h06. On heurta violemment la porte d’entrée. Police. Perquisition.

Keller et Valmont ne se posaient plus aucune question. La réponse était claire : ils ne pouvaient plus compter que l’un sur l’autre.

-          Merci Erika, souffla-t-elle.

La perquisition ne donna rien. Benoît Marquilly, lieutenant en renfort aux stups leur confirma que la demande de commission rogatoire ne venait pas de lui. Il proposa de se renseigner en douce, pour les aider, mais Keller refusa prétextant une probable erreur du parquet. Marquilly en douta d’une moue fermée et haussa les épaules.

-          C’est comme tu voudras, dit-il. Je devais te placer en garde à vue à l’issue de la perquiz, mais comme on n’a rien, je vais voir ce qu’on fait. Tu restes à notre diposition.

-          Je suis suspendu ?

-          Non. Je n’ai pas d’info. On va t’auditionner, c’est quasiment certain. Je me renseigne pour savoir d’où ça vient.

-          Merci.

Tape amicale dans le dos. L’équipe quitta les lieux.

-          Nous sommes attendus au central pour un petit-déjeuner, clama Élisabeth Valmont en lisant leur convocation  reçue sur son smartphone.


 

 

 

 

 

 

51

 

 

Un petit-déjeuner collectif venait d’être programmé par Dulieux et Vicentini dans la salle de repos. Au menu : débriefing, brainstorming et autres mets savoureux en « ing ». Ils avaient passé la nuit à étudier les dossiers, analyser les fadettes. Sur la table du café, jus de fruits, croissants, programme des auditions. La réunion de 14h était annulée. On s’y mettait en fin de matinée. Ils n’avaient pas passé la nuit à se prendre la tête pour des prunes.

-          On au moins une bonne trentaine de personnes à voir rien que pour l’affaire Taouss et les autres cas s’étoffent d’heure en heure, déclara Vicentini, le visage chiffonné par la fatigue.

-          Tout va bien Keller ? s’enquit Dulieux en fin observateur.

Le lieutenant assura que oui.

-          Il y a eu un souci chez vous ce matin apparemment ? Il est 8h30. Je suis heureux de vous voir.

Il déposa le journal paru le matin-même, ouvert à la page des faits divers. Un court article titrait : De la came chez les flics ? Il annonçait une perquisition prévue ce matin chez K.K. lieutenant au commissariat de Saint-Omer. Des soupçons de trafic de cocaïne et de Paradis 123. Le journal se charge de collecter toutes les informations sur cette affaire pour annoncer aux lecteurs si, oui ou non, la police de Saint-Omer compte un ripou dans ses rangs. L’IGPN devrait être saisie dans les heures à venir. Pour eux nul doute, ce fameux K.K. était un salaud.

-          Ils se sont contentés de tes initiales, c’est heureux.

Keller pouffa.

-          Avec le blase que je me paye, dit-il, c’est mort. Tout le monde sait qu’il s’agit de moi.

-          Au moment où ils ont bouclé leur torchon, la perquisition n’avait pas encore eu lieu. Ils étaient donc au courant et certains qu’elle serait fructueuse. Apparemment, ils ont fait chou-blanc étant donné que tu es là. Une erreur ?

Keller déglutit difficilement. Encore sous le choc de la violence de l’article de presse dans lequel il était facilement identifiable, que pouvait-il répondre ? À qui avait-il affaire ? Quel cataclysme d’éventuelles confidences de sa part à Dulieux déclencheraient-elles dans sa vie ? Dans le réseau criminel révélé par Shadow ?

Au travers du brouhaha ambiant, Élisabeth Valmont observait les deux hommes avec attention. Il se passait quelque chose et c’était dans le journal du matin. Impossible de lire. Trop loin. Trop petit. Pas de grandes déclarations relatives au contenu de la clé USB. Une vague de pessimisme monta en elle. Les fantômes d’Erika Vence et Mathieu Aumont apparurent alors. Ils avaient des informations. Tant mieux.

-          Le flic a compris qu’un truc cloche, murmura Mathieu Aumont. Il va creuser de son côté. Faut pas s’en mêler.

Erika pleurait.

-          Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Valmont en pensée.

-          Elle revient de chez son mari, l’avocat. Il était au courant pour la clé USB et la perquisition chez Keller. Pire : il est avec eux. Elle ne s’en remet pas.

-          Vous étiez avec elle ?

-          Non. Elle m’a demandé de rester dehors. Elle a sa vie. Moi, ma mère je l’ai assez vue de mon vivant alors comme je n’avais rien d’autre à faire, j’ai attendu dehors.

Élisabeth Valmont se concentra un instant sur le discours de Vicentini. Un détail lui sauta au visage.

-          Attendez Mathieu, vous venez de me dire : « Vence est avec eux ». Il fait partie du cercle ?

-          C’est ça.

Son estomac descendit d’un étage. Elle ne l’avait pas aperçu sur les vidéos.

-          Il y était, confirma Aumont. Sa capuche était trop grande pour voir son visage correctement. Et puis vous avez été choquée. Vous avez manqué des détails. C’est normal.

-          Un seul visionnage ce n’est pas suffisant pour reconnaître tout le monde, admit-elle. Erika m’a parlé de lui, de ses magouilles avec le maire et le procureur. Sur le coup, j’ai pensé à Paradis 123, à un trafic d’influence, à de la corruption aussi. Ça… Non… Je n’avais pas encore fait sauter ce verrou-là le concernant.

Valmont se tut pour écouter Vicentini.

-          Il se dit des trucs chez nous, poursuivit Aumont sans se préoccuper de la conversation entre les OPJ.

-          Ah oui ?

-          Il y a des genres de contrats qui traînent.

-          Des contrats … comme ici ?

-          Oui. Il traîne un peu n’importe qui dans notre dimension. Ce n’est pas très agréable.

-          OK. C’est quoi ce contrat. Encore de la came chez nous ?

-          Non. C’est autre chose. Un contrat qui concerne les gens comme nous. Des gens qui sont morts. Il y en a qui veulent absolument revenir. Ils veulent manger, boire, baiser comme avant. Ils veulent une chose précise alors en échange de cette chose, ils doivent rendre un service.

-          Quel service ?

-          En échange de la possession d’un vivant, on doit rencarder au sujet de ce qu’il se passe ici.

-          Expliquez, si vous pouvez. Ça m’intéresse.

-          Un démon fait un job ici.

-          Celui de la vidéo ? Comme Delaunay ?

-          Oui. Il veut être rencardé pour neutraliser ses ennemis parce qu’il n’arrive pas à tout savoir. Ceux qui acceptent le contrat traînent dans la dimension des vivants sans se faire remarquer. Quand ils ont une info, ils la donnent au démon.

-          Quelles infos ?

-           Bah ils désignent les ennemis et la bestiole s’occupe du reste. En récompense, ils ont le droit de posséder un vivant. L’âme du vivant est virée, et une saloperie prend sa place. Il peut de nouveau manger, baiser, picoler … C’est comme ça qu’une épouse ne reconnaît pas son mari parce qu’il a changé de comportement du jour au lendemain par exemple.

-          Charmant. Depuis quand ces contrats ?

-          Depuis toujours. Ce système fonctionne parfaitement bien. Pour preuve : le lieutenant a failli finir en taule aujourd’hui. Il a été dénoncé dans l’invisible. Vous aussi. Et voilà.

-          Heureusement que vous nous avez prévenus. Je ne sais pas comment on va faire pour se sortir de ce pétrin, mais merci Mathieu.

-          Justement. Nous faisons tout notre possible, Erika et moi, pour vous aider. Faudra pas nous en vouloir si un jour on se fait attraper par les autres. Les contrats sont valables pour nous aussi. Nous pouvons être neutralisés. Ceux qui ont planqué de la drogue chez le lieutenant n’en resteront pas là. Désengagez-vous de ces enquêtes si vous le pouvez.

-          Et les autres collègues ?

-          Ils seront neutralisés aussi. Les contrats les concernent. Ils concernent tout le monde. Erika et moi avons découvert un réseau de mouchards en manque de jouissance à faire le mal. On ne peut rien contre eux. Ils passent leur temps à ratisser le terrain pour ramener des « affaires ». Si le démon est content, il tue un vivant et offre son corps au mouchard qui en profite.

-          Il faut donc les laisser assassiner des innocents, c’est ça ?  

-          Ce n’est pas ce que je dis. Nous découvrons des horreurs, jour après jour. Je vous en donne l’information. Si vous continuez sur cette voie, nous vous aiderons dans la mesure de nos possibilités. Si ça devient trop dangereux pour nous, nous n’insisterons pas.

-          Et le réseau Paradis 123 ?

-          Il va se refaire. La drogue est fortement demandée. Erika et moi prenons trop de risques. Nous savons trop de choses sur eux maintenant et nous vous avons trop parlé.

Erika Vence écoutait en pleurant.

-          Je n’ai pas peur de mourir, dit Élisabeth Valmont. Le mal, je l’encule.

Aumont sourit.

-          Moi aussi, mais il est vraiment terrifiant, vous savez.

-          Je suis au courant.

-          Lieutenant Élisabeth Valmont ! s’écria Agathe Brunet. J’attends votre réponse !

Décontenancée, elle bredouilla des excuses et se concentra sur la poursuite de la réunion. La commissaire offrait un visage impassible en contraste avec l’atmosphère de la nuit à peine achevée. Aurèle Dulieux intervint :

-          Delaunay a passé un appel à Zahira Taouss le jour de sa mort.

Il consulta la fadette.

-          À 17h45 exactement.

Moreau se crispa. Son instinct hurlait en lui l’existence d’un secret. Les hommes et les femmes devant lui tissaient la trame de sa descente aux enfers. Keller. Qu’avait-il à voir avec la mort de son amour ? Pourquoi cette perquisition ce matin-là chez lui ? Que se tramait-il en coulisses ? Leurs regards se croisèrent au hasard de leurs balades sur les uns et les autres. Moreau se le reprocha aussitôt : Keller venait de percevoir la nature de ses pensées mugissantes. Il allait se lever pour le rejoindre. Mauvaise pente. Moreau l’en empêcha d’un geste de la main.

-          Delaunay n’a pas laissé de message, précisa Dulieux.

-          Un appel professionnel ? Dentiste, psy… pas tout à fait pareil, mais on pourrait l’envisager ?

-          Commissaire, cet appel a été réitéré quatre fois entre 17h54 et 18h. Aucun message vocal.   

-          OK. Merci de l’avoir dit de suite. Vous attribuez cela à quoi ?

Dulieux cilla. Agathe Brunet semblait sur la défensive. Conciliante et affable la veille, agressive le jour. L’article de presse y était-il pour quelque chose ?

-          Et puis on a autre chose, ajouta-t-il.

Il hésita avant de se lancer.

-          On a commencé à perquisitionner son cabinet dentaire ce matin. Je viens de recevoir un message de la part de Baptiste. On a trouvé trois fiches de paie dans un dossier du personnel. Il a tout répertorié par nom et ordre alphabétique. Assez facile à trouver, donc. Marylise Winter a été employée chez lui comme femme de ménage il y a trois ans. Elle a bossé pour lui pendant trois mois, huit heures par semaine.

-          Delaunay connaissait les deux autres victimes.

-          Oui, commissaire.

-          Et la suite de la perquisition ?

-          On a envoyé les ordinateurs à Lille pour analyse.

-          Parfait.

Moreau consulta sa montre. Il supervisait les auditions. Accord de la patronne. Elle voulait l’observer afin de se faire une idée quant à son éventuelle implication.

-          Une dernière chose, dit-elle. Ces derniers jours sont éprouvants pour les équipes. Je vous demande d’évaluer leur niveau de souffrance pour une prise en charge psychologique. Même les plus aguerris d’entre nous ne sont pas à l’abri d’une décompensation émotionnelle devant de telles scènes de crime.

Elle craignait la décompensation pour elle-même. Elle naviguait en eaux troubles. Les visages autour d’elle semblaient innocents à ce désastre ou alors arboraient-ils les traits lisses de la culpabilité ? La culpabilité de prendre part à ces rituels immondes, la culpabilité de savoir et de laisser faire, par peur, par lâcheté. Les auteurs d’abominations partageaient le même espace vital que le sien. Elle avait entendu parler de ces cercles satanistes et les avait relégués dans la catégorie des fantasmes, des sujets de fictions. Elle avait ouvert les yeux. Que lui restait-il à pleurer ?

La salle de repos se vida de ses occupants. Chacun avait à faire. Demeurés seuls, Vicentini et Dulieux s’imprégnaient de l’esprit de l’endroit, même s’il ne leur était pas inconnu. Balade de regards sur les panneaux d’enquête.

-          Merci mon vieux, dit Vicentini. Sans ton aide, je n’y arriverais pas. Tout cela m’a l’air tellement compliqué.

-          On se connaît depuis longtemps.

Ils demeurèrent pensifs.

-          Je peux te dire un truc ? se risqua Vicentini.

-          Bien sûr.

-          Quelle ambiance bizarre ici, non ?

Dulieux allait répondre, mais son téléphone trilla. Un texto.

-          Les renforts sont arrivés.

-          Qui ?

-          Eloïse et Hugo. Ils ont pris une chambre à l’hôtel. Ils se font passer pour un petit couple de touristes.

-          Tu as bien fait de demander de l’aide. Ici ils connaissent Baptiste et Laurent. J’ai tout de même un peu peur qu’ils les baladent au prétexte de leur jeune âge. T’en penses quoi ?

Dulieux pinça les lèvres. Lorsqu’ils bossaient ensemble à la B.A.C de Lille, Vicentini avait été pour lui un coéquipier de choix. Comme toujours, il voyait juste et la justesse de son énième analyse l’angoissait.

-          J’en sais rien. La perquiz chez Keller me perturbe. Les comportements des uns et des autres ici sont limite incohérents. Quelque chose ne va pas, mais je ne sais pas quoi. Eloïse et Hugo sont là. Tant mieux, mais ne me demande pas ce que ce ça va donner.

-          T’as quand même un regard neuf sur cette fine équipe, que penses-tu de Keller et Valmont ?

Dulieux s’étonna de la question.

-          Tu les connais mieux que moi. Tu as géré Paradis 123. Moi je connais un peu Keller. Elle, je ne sais pas ce qu’elle vaut. Des OPJ normaux à première vue. Ils doivent coucher ensemble.

-          En effet, j’ai bossé avec eux sur l’affaire Paradis 123. Ils sont bons. Qu’ils couchent ensemble, c’est certain. Cette perquisition chez lui ce matin plus l’article de presse qui tombe à pic ne collent pas avec ce que je sais du personnage.

-          J’espère qu’Éloïse et Hugo vont nous dénicher des infos précieuses l’air de rien.

-          Tu peux toujours espérer et espérer aussi qu’on puisse en faire quelque chose.

Il marqua une courte pause silencieuse avant de poursuivre.

-          Tu penses à quoi ? demanda-t-il à Agostini soudainement pensif.

-          Nous ne sommes pas aux ordres de l’IGPN. On ne les a pas sur le dos non plus.

-          Et alors ?

Vicentini afficha un air résigné.

-          On fera le tri nous-mêmes dans notre coin en évitant de déclencher alerte rouge.

-          Si tu le dis.  


 


 

 

 

 

 

 

52

 

 

-          Commissaire Brunet ?

-          Oui.

-          Cabinet du maire à l’appareil, annonça une voix nasillarde au téléphone.

Le cœur d’Agathe Brunet se serra.

-          Monsieur le maire souhaite vous inviter à un dîner avec les acteurs incontournables du territoire. Il vous prie de bien vouloir l’excuser de ne pas vous avoir contactée depuis votre prise de fonction. Son agenda est très chargé.

-          Le mien aussi, malheureusement.

-          L’actualité est terrible, nous le savons. De ce fait, seriez-vous disponible ce soir à 20h ?

-          Ce soir ? Déjà ?

-          Oui. Pardon, peut-être n’avez-vous pas le temps de vous organiser. Monsieur le maire n’a aucune disponibilité avant fin avril. Le 21 mars, donc aujourd’hui, vient de se libérer. Ce sera l’occasion de fêter le printemps.

-          Certes.

Ses idées se bousculaient. Devait-elle au hasard cette invitation impromptue ? Qui d’autre était invité. Des acteurs incontournables du territoire. Incontournables à quel point et pour qui ?

-          Puis-je vous demander qui serait des nôtres ?

-          Bien sûr ! Des responsables d’entreprises locales, le docteur Phong Duong, l’adjoint au maire, le président du tribunal entre autres. Vous serez une vingtaine de convives, si tout le monde est disponible bien entendu.

La secrétaire gloussa, puis s’éclaircit la voix avant de poursuivre.

-          Puis-je confirmer votre présence ce soir, madame Brunet ?

Elle hésitait, se cherchant un prétexte plausible.

-          Où aura lieu ce dîner ? demanda-t-elle.

-          Dans une salle de réception du Château Bernard. Vous verrez c’est bien organisé. Ils ont l’habitude.

Logique. Invités de marque. Discrétion. Elle ne serait donc pas en sécurité. Pouvait-elle refuser ? Elle se promit d’agir avec circonspection, de se donner le droit de quitter le repas à sa convenance. Elle accepta mollement. Si je les rejette maintenant, ils ne me laisseront pas faire mon job. La politique, c’est la politique.

-          Très bien, gloussa la secrétaire. Monsieur le maire sera content.

Agathe Brunet raccrocha, puis composa le numéro de Moreau.

-          Commandant, êtes-vous libre ce soir ?

-          Pardon ?

-          Oui… bon… heuh. Je suis invitée par le maire à un repas ce soir et j’aimerais que vous m’y accompagniez.

-          Ce soir ?

-          Il vient de me prévenir.

-          Ne me dites pas que je suis invité, dit-il. Il me déteste. Ma présence pourrait jeter un froid.

-          En effet, vous n’êtes pas invité.

-          Je suis désolé. Voyez avec Vincentini ?

-          Merci commandant. Je vais me débrouiller. Les auditions ? On a quelque chose ?

-          Rien. Des relations normales entre patients et thérapeute.

-          Les autres dossiers ?

-          Les lillois sont dessus. Ils ont prévu de refaire un tour aux domiciles des victimes. Les scans des scènes de crime et des perquiz sont précis, mais ils ne révèlent pas les cachettes secrètes par exemple.

-          Ils vous ont dit autre chose ?

Vous ont-ils parlé d’une clé USB ?

-          Les victimes se connaissaient alors ils veulent creuser la question. D’autres personnes pourraient être concernées.

-          D’accord. Tenez-moi au courant.

-          Encore désolé pour ce soir.

-          Ça ira. Je suis une grande fille.

 


 


 

 

 

 

 

 

53

 

 

Galerie de portraits. Énergie stérile. Effusions exclamatives. Dithyrambes. Regards ou vides ou soumis ou fous. Esprits troublés, marqués, absents. Visages désemparés, brouillés, figés. Sourires jaunes, forcés, de circonstance. Mains tordues, agitées ou immobiles. Les patients du docteur Zahira Taouss défilèrent devant Keller, maintenu en fonction malgré le contexte délétère, et Valmont dans la salle d’audition.

Étrange immersion dans le désordre mental humain. Impression horrible et profonde de naviguer en zone de danger intérieure, étrangère et familière à la fois.

Les néons bourdonnaient et projetaient leur clarté blanche et vacillante sur le sol graisseux. Les pensées distraites dérivaient sans gouvernail. Les questions, souvent, étaient éludées avec rage contenue. Certains respiraient l’agressivité, d’autres s’accrochaient à une réalité créée de toute pièce impossible à relater de façon objective. Toute clarté avait définitivement déserté les esprits.

Reclus dans une impuissance muette, Keller et Valmont tentaient de respecter à la lettre les instructions informelles de Moreau. Foutez-leur la pression… Insistez… Ne les lâchez pas. Sa future épouse était morte. Il s’accrochait à l’impossible. Peut-être l’un d’eux connaissait l’infime détail qui ferait basculer l’enquête. Au lieu du miracle espéré, un enchaînement confus de monologues sous l’œil circonspect de l’expert médical. La journée se solda par un sentiment de vide sidéral comme l’avait judicieusement présagé Élisabeth Valmont.

Ils capitulèrent donc, le soir venu, totalement bredouilles. Constat identique pour les autres équipes sur le terrain. D’autres auditions étaient prévues parmi les cas les plus légers. Moreau se porta volontaire.

-          Laissez-moi être utile, avait-il supplié. Commissaire, je ne suis plus stagiaire depuis longtemps. Les collègues seront plus efficace ailleurs.

Sans surprise, la vérité était ailleurs. Agathe Brunet, avec l’accord du divisionnaire, accepta sa proposition.

Les images infernales des enfants martyrs avaient pris leurs quartiers dans l’esprit de Keller et Valmont. Les voix des collègues leur parvenaient étouffées, les odeurs des uns et des autres les écœuraient. Une journée complète d’auditions hors sol avait amplifié la sensation infernale.

Les deux lieutenants avaient ensemble, à partir du contenu de la clé USB, dressé une première ébauche de liste de noms. Les autres leur avaient échappé. Un seul visionnage, effacement des fichiers, émotions, ils se contentaient heureux d’avoir repéré ceux-là. Keller récitait la liste mentalement afin de ne pas l’oublier.

AGOSTINI, Marc, procureur

LE SERGENT, Alain, maire de Saint-Omer

VENCE, Mike, avocat

GALLET, Bruno, propriétaire édition de presse

SAUTET Delphine, PDG de Saugetcom

TAOUSS, Zahira, psychiatre

DELAUNAY, Jacques-Yves, dentiste

WINTER Marylise, aide ménagère

DELVALLEE  Bertrand, chirurgien traumato

ARNAUD, Didier, DG de STOpackaging

Dulieux apparut à l’entrebâillement.

-          Vicentini a auditionné Sophie Morten, la secrétaire de Delaunay. Elle a accepté de le laisser fouiller son téléphone portable et ses données personnelles. Rien. Elle fait son travail et c’est tout. Elle se souvient de Marylise Winter. Elle l’a rencontrée plusieurs fois quand elle a dû faire des heures sup. Une femme vulgaire et familière avec Delaunay. Elle a trouvé ça dérangeant et bizarre parce que Delaunay lui avait dit qu’il ne la connaissait pas.

-          Qui l’a recrutée alors ?

-          C’est elle ; Directement sur CV. Elle acceptait les horaires du soir : 18h30-21h30. Elle a validé sans se poser de question. L’aide ménagère n’était pas censée croiser les patients. La première candidature venue, la première acceptée. Au bout de trois mois, Delaunay l’a virée et a embauché quelqu’un d’autre. Impossible de savoir ce qu’il s’est passé entre eux. Elle bossait bien. Madame Morten n’entretenait pas de relations personnelles avec son patron pour qui elle travaillait depuis dix ans. Il ne recevait aucun appel personnel au cabinet, sauf peut-être sa mère, aujourd’hui décédée depuis un an environ. Elle qualifie son patron de froid, colérique. Elle restait discrète et se tenait à distance. Il était à jour de ses cotisations. Comptabilité saine. On vient de recevoir un rapport de l’IJ : RAS dans les ordinateurs, RAS dans le portable. Bref un dentiste tranquille. On n’a rien qui puisse expliquer ce qu’il lui est arrivé.

Il regarda autour de lui sans s’attarder sur la peinture grisâtre et chassieuse des murs.

-          Winter aurait travaillé dans un bar-restaurant place Foch avant sa mort. On s’est rendu compte en remontant le fil des derniers appels sur son portable. On a contacté la gérante. Elle était en retard dans l’envoi de sa déclaration unique d’embauche à l’URSSAF.

-          On ne va pas trop l’emmerder avec ça, intervint Valmont.

-          C’est clair. Comme elle s’est sentie tranquille, elle a été bavarde d’un seul coup. Elle a viré Winter après avoir surpris une conversation téléphonique entre elle et un homme. Apparemment elle parlait sexe, porno, hard, enfin… pas du grand cinéma.  

-          Le numéro de cet appel ? demanda Keller.

-          On ne l’a pas. Elle devait avoir deux téléphones. Un numéro officiel à son nom et …

-          Un prépayé… grommela Valmont.

Une atmosphère de fin de partie s’installa dans le bureau des OPJ. Ils ne parvenaient pas à échafauder de plan pour la suite des hostilités. Keller et Valmont semblaient avoir perdu toute leur substance. Dulieux fit une entrée discrète, ferma la porte derrière lui, puis s’installa sur un siège devant Keller. Les lieutenants se crispèrent. Changement de ton. Il se la jouait confidence pour confidence. Ça puait la parole de trop.

-          Karl, cette histoire de perquisition ce matin… de la came… l’article de presse… Qui avez-vous fâché à ce point ? En pleine enquête ?

Keller ne répondit pas.

-          Je ne veux pas vous emmerder, poursuivit Dulieux. J’essaie de comprendre.

-          Ça arrive. Les indics parfois…

-          Vous pensez qu’un indic vous a chargé sans raison ?

-          Pas sans raison. Les indics ne nous rencardent pas par choix. Quand ils peuvent nous la faire à l’envers…

-          … ils ne se gênent pas. Je vois, conclut Dulieux.

Valmont avait cessé de les écouter. Mathieu Aumont venait d’apparaître, la mine défaite. Il était seul. Surprise,  Élisabeth Valmont, pour se donner contenance, prétexta le besoin de marquer une pause et laissa les deux hommes poursuivre leur conversation. Elle tournait à l’avantage de Keller. Tant mieux.

-          Ils vont chez Karl ! hurla Aumont.

-          Qui ?

-          Les mêmes types qu’hier !

-          Dans combien de temps ?

-          Je ne sais pas ! Pas longtemps. Ils sont sur la route.

Le cœur de la jeune femme bondit dans sa poitrine.

-          C’est quoi cette fois ? demanda-t-elle. De la coke, GHB ?

-          Non ! Des images ! Les enfants ! Ils vont l’accuser des trois meurtres et du trafic !

-          Mon Dieu !

Elle courut vers son bureau y retrouver Keller. Vide. Il pouvait être partout dans le vaste bâtiment.

-          Mathieu ! Aidez-moi à retrouver Karl !

-          Il se dirige vers la salle de réunion de ce matin.

Elle courut et pourtant il lui sembla progresser au ralenti. Elle l’aperçut dans la cour intérieure du commissariat.

-          Karl ! hurla-t-elle. On a une effraction en cours.

-          Envoie Simon et Benjamin. Ils font leur ronde. Je suis un peu crevé.

-          Ils sont chez toi !

Ils se catapultèrent dans leur véhicule de service.

 


 

 

 

 

 

 

54

 

 

Quelques minutes plus tard, dos au mur, arme au poing, ils s’engageaient dans les escaliers de la résidence. Deuxième étage. La porte était entrouverte.

-          Ils viennent d’arriver, précisa Mathieu Aumont.

D’une main assurée, Keller poussa l’épais panneau de chêne vernis et s’insinua dans le hall, comme un chat s’approche de sa proie. Postures de contrôle. Ils progressèrent rapidement dans le ventre de l’appartement encore marqué par la perquisition du matin. Deux hommes en noir cagoulés et gantés, fouillaient la chambre. Keller et Valmont les ajustèrent.

-          Police !

La première sommation eu l’effet de surprise escompté, mais au lieu d’obtempérer, ils se ressaisirent et se jetèrent sur les deux lieutenants. Visiblement aguerris à ce genre de situations, les intrus tentèrent de les désarmer. Keller décocha une droite au visage du plus costaud. L’homme, imperturbable, sembla ne même pas s’en être aperçu et saisit le bras armé pour entreprendre une clé. Au bord de la rupture, Keller parvint à pivoter et balancer un coup de coude dans l’abdomen de son assaillant. Ce dernier resserra sa clé. Son comparse asséna une gifle à Élisabeth Valmont. Elle fut projetée sur le coté, rebondit sur le lit avant de chuter lourdement sur la moquette. Son arme de service fut projetée aux pieds de Keller, à présent enserré au niveau de la gorge, qui profita de l’effet de surprise pour donner un violent coup de talon dans le genou  de son adversaire. L’homme gémit en relâchant momentanément son emprise, le temps suffisant pour Keller pour se dégager et ramasser l’arme avant que l’autre ne comprenne le basculement de la situation à son désavantage. Keller saisit l’arme et tira en direction des deux hommes. L’un, touché à l’épaule, hurla de douleur tandis que le second achevait d’ajuster Keller. Ce dernier esquiva l’impact de justesse. Le blessé reprenait du poil de la bête. Il allait tirer tandis que son comparse se préparait pour une autre salve, mais Valmont qui venait de reprendre connaissance, le fit chuter en arrière par un puissant balayage in extremis. Son crâne heurta le coin de la commode, il s’effondra. Elle confisqua son revolver et ajusta l’assaillant encore conscient au moment où il allait tirer sur Keller.

-          Lâche ton arme ! hurla-t-elle.

L’homme la laissa tomber plus loin. Le second reprit connaissance. Sonné il se releva avec peine. Keller entreprit une fouille en règle tandis que Valmont sortait les menottes. Il allait retirer leurs cagoules, quand un troisième larron apparut et l’en dissuada.

-          À ta place j’éviterais, grogna-t-il en pointant une arme automatique dans leur direction.

Élisabeth Valmont lui adressa un regard oblique. Un colosse, cagoulé lui aussi. Elle cligna des yeux en appuyant chaque mouvement de paupières, puis lui adressa un léger hochement de tête en signe de capitulation. Pas la peine de résister. Keller lui, ne pouvait dévisser ses yeux de leurs chaussures : des rangers noirs d’intervention. Il lui semblait descendre aux enfers encore un peu plus.

-          Allez les gars ! On se casse ! ordonna le troisième homme estimant la situation sous contrôle.

Ils s’esquivèrent en emportant leurs armes. Keller jeta un bref coup d’œil par la fenêtre : une berline sombre haut-de-gamme patientait devant l’entrée de l’immeuble. Les portières s’ouvrirent, les trois hommes s’y engouffrèrent. Elle démarra en trombe et disparut au premier carrefour cinquante mètres plus loin. Au même moment, un véhicule de police se garait sereinement. Vicentini et Dulieux.

-          Putain ! s’écria Keller en état de choc. V’là les autres cons ! On n’a rien ! Comment on va expliquer ce merdier ?! Un fantôme t’a prévenue ?! Pas d’empreintes, pas de portraits-robots et tu as vu leurs shoes ?!

-          Oui !

-          Des flics ! C’était des gars de chez nous putain de merde !

-          J’ai merdé, Karl, je suis désolée.

-          Pourquoi avez-vous « merdé » Élisabeth ?

Dulieux s’avançait dans le salon, flanqué de Vicentini.

Plus tard, Keller revint de la cuisine avec un sachet de petits pois surgelés. Il l’enveloppa dans un linge propre et le posa délicatement sur la joue endolorie d’Élisabeth Valmont.

Après une inspection minutieuse des lieux, une forme d’apaisement teinté d’optimisme timide se dissémina lentement.

-          On a du sang ici ! s’époumona Vicentini pensant qu’on ne l’entendait pas. Il est à qui ?

-          Karl en a touché un à l’épaule.

-          OK ! Je fais les prélèvements.

-          Vous allez prévenir l’IJ ? demanda Keller.

-          Non, répondit Dulieux.

Les mains dans les poches, debout devant une fenêtre, il semblait attendre le crépuscule dans une méditation contemplative. Il en sortit brusquement d’un claquement de lange et se tourna vers eux l’air décidé à recevoir une réponse à sa question.

-          Bon ! Eh bien ! Si vous me disiez ce qu’il se passe ici ?


 

 

 

 

 

 

55

 

 

-          J’ai une bonne nouvelle pour toi Wilfried.

Jean-François le regardait le visage traversé par un sourire éclatant.

-          Allez, fais-moi rire : tu vas m’aider à préparer le repas ?

Vanpeene avait fini par s’habituer à ses apparitions inattendues. Dieu, dans l’apparence qu’il avait choisie, le regardait débiter des carottes d’un air réjoui, le menton en appui sur ses poings vissés sur le plan de travail.

-          Tu m’invites à manger avec toi ?

-          Pourquoi pas ? répondit Vanpeene en lui tendant un oignon jaune.

Jean-François entreprit de le peler.

-          Alors, tu as une bonne nouvelle pour moi ?

Dieu opina du chef comme un petit enfant qui vient de se voir promettre une part de gâteau au chocolat.

-          Ton travail est terminé. Finies les neutralisations. Je ne te demanderai plus rien.

Il poursuivit en brandissant son index.

-          J’ai ajusté mon plan et tu n’en fais plus partie, du moins de cette façon.

Vanpeenne jeta les oignons dans le beurre frémissant.

-          Je ne sais pas si je dois m’en réjouir, dit-il.

-          C’est toi qui vois, répondit Dieu en se penchant sur la cocotte fumante. J’adore l’odeur des oignons frits.

-          J’hallucine, soupira Vanpeene. Tu veux une bière et des chips tant qu’on y est ?

-          Avec plaisir.

Vanpeene retira la cocotte du feu, puis servit deux pintes. Ils trinquèrent comme de bons vieux potes.

-          Je picole avec Dieu. On en enferme pour moins que ça.

-          Certes.

Ils burent.

-          Plus sérieusement Wilfried, je souhaite t’expliquer les raisons de ce changement de cap.

-          Tu avais prévu combien de neutralisations ?

-          Quelques unes encore, mais les libres arbitres des uns et des autres ont généré une situation telle que je ne souhaite plus que tu poursuives ta mission de cette façon. Ce que tu as fait t’a demandé beaucoup de courage. Le mal ne s’en est d’ailleurs pas laissé compter. Tu vas désormais rester en retrait jusqu’à ce que Keller ait besoin de toi.

Vanpeene remit la cocotte sur le feu et déposa la viande fraîchement débitée.

-          Il y avait quoi dans l’ordinateur de Delaunay ? Et tous ces fichiers que tu m’as interdit de consulter ?

Dieu observait la mousse se dissiper sur les bords de son bock.

-          Pédopornographie, dit-il d’une voix blanche, rites satanistes, tortures, documents compromettants. On y voit ton patron, …

-          Agostini ? l’interrompit Vanpeene blême.

Dieu acquiesça et poursuivit.

-          Il y a aussi le maire de Saint-Omer,…

-          Le Sergent…Merde…

-          Un avocat, le propriétaire du journal local et d’autres encore.

Vanpeene versa une pinte de bière sur la viande puis posa le couvercle sur la cocotte en étouffant le frémissement parfumé.

-          Je parie que ces salopards se doutent que leur secret est éventé, murmura-t-il pensif aux conséquences désastreuses de cette éventualité.

-          Oui. Keller et Valmont sont ceux qui en savent le plus. Ils ont essayé de les piéger.

-          Comment ?

-          Drogue chez lui, perquisition et article de presse dans la foulée, ça n’a pas fonctionné. Ils ont tenté de planquer des fichiers criminels, chez lui de nouveau plus tard dans la journée histoire de donner raison à la presse. Ils ont voulu par la même occasion équiper son appartement de micros et de caméras.

-          Ils n’ont pas réussi ? s’étonna Vanpeene. Keller ne s’est pas fait prendre ?

-          Non.  Un allié invisible a averti sa coéquipière. Mathieu Aumont. Ça te parle ?

-          Il est mort il y a quelques mois. C’était un dépanneur. Il s’est fait buter avec les policiers en intervention !

-          Oui, c’est ce que je te dis : invisible. Erika Vence, tu connais ?

-          La femme de l’avocat assassinée par Paradis 123 ?

-          Elle les aide aussi. Dis-moi, il est quelle heure ?

Vanpeene consulta l’horloge de la cuisine.

-          19h.

-          Faut que je me sauve. Une deuxième perquisition est prévue chez Keller à 20h30. Il ne s’est pas débarrassé de la clé USB que les types ont cachée chez lui. Oups.


 

 

 

 

 

 

56

 

 

Chez Keller, le même jour, 18h45

Le commandant Dulieux exigeait des réponses à ses questions.

-          Je vous écoute lieutenants. Que se passe-t-il ici ?

Son téléphone miaula. Il y vit une coïncidence parfaitement orchestrée pour leur permettre de gagner du temps. Il pesta en décrochant, coula un regard mauvais en direction de Keller et Valmont, puis s’éloigna pour poursuivre la conversation.

-          Karl, il y a un truc qui cloche. Les types sont partis un peu trop facilement. Comme s’ils avaient accompli leur mission.

-          Tu veux dire que …

-          Ils ont certainement planqué les fichiers ici.

-          Sur l’ordinateur ?

-          Non. Tu ne l’as plus.

-          Merde, ch’suis con. Alors où ? Dans la chambre ?

Elle haussa les épaules.

-          Ils ont dû prévoir une autre perquisition, dit-il en proie à la panique. Et avec ce genre de fichiers … je suis mort dans le film. En plus, ces deux là n’ont pas l’air de vouloir nous laisser respirer. Il veut ses réponses, Dulieux. Il te dit quoi ton état major fantôme ?

Elle sourit malgré la douleur persistante sur son visage. Mathieu Aumont apparut et donna son avis.

-          Il dit qu’on peut leur faire confiance.

Keller regagna le salon. Les deux hommes étaient pâles comme des cierges.

-          Le mec qui a rédigé le rapport de l’IJ nous a menti, balbutia Dulieux consterné. Officiellement, les ordinateurs de Delaunay ne contiennent rien de particulier. Sauf que nous, nous avons effectué des copies des disques durs avant qu’ils ne les embarquent vu ce qu’il s’est récemment passé avec votre ancien commissaire. Nous nous sommes méfiés. Un gars de notre équipe vient de trouver des clichés, des vidéos pédopornographiques, des rituels satanistes, une comptabilité, un trombinoscope d’enfants. Il y a toute une vie de merde là-dedans.

-          On lance un processus de reconnaissance faciale pour comparer avec le fichier des enfants disparus, ajouta Vicentini.

Keller se laissa tomber lourdement dans le canapé.

-          Il faut qu’on se parle en effet, dit-il, et on a très peu de temps.


 

 

 

 

 

 

57

 

 

Le château Bernard datait de la fin du XIXème siècle. Un édifice de type néoflamand érigé dans un vaste parc au sein du marais, à la place d’un manoir du XVIème siècle. En souvenir de cette époque, un bras de douve au fond du bâtiment. On accédait à un vaste hall par un escalier monumental. L’endroit regorgeait de moulures et de parquets précieux.

La double porte vitrée de l’entrée feula à son arrivée à 19h tapantes. Agathe Brunet avait choisi un tailleur sobre, des escarpins noirs, un maquillage discret. Elle était en avance, histoire de palper l’ambiance, ressentir l’âme des lieux. Elle voulait en toute quiétude observer les invités dès leur arrivée, avant qu’ils ne se sachent reconnus. Ils pouvaient à cet instant précis changer de masque, de façon grotesque parfois. Personne ne la connaissait.

Elle avança dans le salon feutré aux camaïeux chauds et délicats. Des hommes d’affaires aux tempes grises discutaient autour d’un verre de vin blanc. Une vieille dame attendait son mari occupé à passer leur commande au bar.

La commissaire fit glisser son long manteau de mohair couleur  crème le long de son dos, puis d’un geste ample et élégant, le plia sur l’envers dans le sens de la longueur et le suspendit à son bras gauche. Elle se dirigea vers la vaste salle à manger attenante, sous une véranda aux mille reflets, effleura d’une main légère le vernis du piano quart de queue et se pencha pour observer l’intérieur de la salle.

Vide. On avait dressé une table pour six. Elle cilla. Peut-être le repas se déroulerait-il ailleurs ? Peut-être l’attendait-on déjà ? Elle interpela un serveur. Il s’éclipsa pour se renseigner. Quelques minutes plus tard, le gérant de l’établissement se présenta en personne. Il se tortilla jusqu’à elle.

-          Madame Brunet, minauda-t-il, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue. Vous êtes un tantinet en avance. Choisissez au bar ce qu’il vous ferait plaisir. Les autres invités vont arriver. Nous avons prévu un apéritif en salon, puis un dîner dans une salle à manger privative. Je viendrai vous chercher.

Elle commanda un soda sans sucre et s’installa dans le moelleux d’un crapaud, jambes croisées, sac à main discrètement calé contre elle. Elle consulta ses messages. Les auditions n’avaient rien révélé, la perquisition du cabinet dentaire de Delaunay non plus. Elle approuva la suggestion de Vicentini de refaire un tour de piste au domicile des victimes. Son cœur saignait. Elle pleurait à l’intérieur d’elle-même. Les images des enfants martyrs la hantaient, la torturaient. Elle allait dîner avec leurs bourreaux.

Le serveur déposa la commande sur la table basse. Elle but. Les bulles chatouillèrent son palais, titillèrent ses papilles. La fraîcheur tapissa la paroi de son estomac vide depuis plusieurs heures. Que faisait-elle là, un verre à la main dans un bel endroit, l’enfer des petits hurlants dans son crâne ? Elle consulta l’heure, 19h50, puis adressa un signe au serveur.

-          L’addition s’il vous plaît.

-          La consommation vous est offerte.

-          J’ai un contretemps, je vais régler ma consommation.

-          Monsieur le maire va bientôt arriver.

Elle déposa un billet sur le comptoir.

-          Je dois vraiment y aller. Je verrai monsieur le maire plus tard. Je suis vraiment désolée.

-          Comme vous voudrez, bonne soirée madame.

L’homme passa à autre chose. Verre. Torchon. Agathe Brunet enfila son manteau et quitta le salon d’un pas leste. Tintement sonore de l’ouverture automatique de sa berline. Déconnexion, silence, obscurité.


 


 

 

 

 

 

 

58

 

 

-          Pas d’empreintes, pas d’ADN. On n’a rien. Trois affaires. Trois flops.

Vicentini se désolait. La DRPJ avait envoyé une équipe de six personnes, dont deux en mission secrète d’infiltration. Le divisionnaire s’impatientait. Il ne pouvait accepter un tel fiasco. D’autres victimes seraient certainement à déplorer. La course contre la montre s’engageait mal. Urgence absolue : revisiter les sites placés sous scellés. Reprendre l’enquête depuis le début.

-          Qu’est-ce que vous fichez vous deux ! beugla Dulieux, hors de lui du fait de la situation.

-          Nous pensons qu’ils ont planqué un truc ici répondit Keller sans interrompre sa fouille.

-          On parle de quoi ?

-          Dossiers, clé USB, drogue. La perquisition de ce matin n’a rien donné. La presse aura donc menti. Ils veulent coller à la réalité qu’ils ont construite. Il y a forcément quelque chose à trouver.

-          Où est Valmont ?

-          Elle s’occupe de la chambre et de la salle de bains. Je viens de terminer la pièce principale.

-          Je vais vous aider.

Dulieux s’attaqua au vaisselier. Le temps filait trop vite. Keller perdait espoir. Ses mains fouillaient à l’aveugle, dernier élan désespéré vers la vie avant la fin.

-          Il y a un dossier ici, constata Dulieux penché sur le dernier tiroir ouvert du casserolier.

Keller accourut.

-          C’est quoi ?

-          Pas touch’ lieutenant. C’est mon job. Les collègues ont tout ratissé ce matin ?

-          Oui.

-          Donc s’ils avaient trouvé quelque chose ici précisément de compromettant pour vous, ils se seraient jetés dessus.

-          Je le présume, oui.

-          OK, alors, je me charge de la constatation.

Il saisit l’enveloppe, puis héla Vicentini. Ce dernier le repoussa d’un geste d’agacement. L’oreille vissée au téléphone, il défendait la qualité du travail de l’équipe SRPJ auprès de sa hiérarchie qui réclamait des comptes. Ce n’était décidément pas le moment.

Élisabeth Valmont les rejoignit.

-          Trop forts les mecs ! plaisanta-t-elle. On a quoi ? C’est pour notre gueule encore, ça ? Il y a quoi là dedans ?

-          Photos et clé USB, répondit Dulieux.

Keller n’avait pas d’ordinateur. Il s’éclipsa un instant. Le sien patientait sagement dans le coffre de la voiture de service. De retour, il inséra la clé dans le port USB. L’enfer se déploya alors devant eux.

-          C’est bon, grogna Vicentini. J’ai saisi l’idée. Il y en a encore combien comme ça ?

-          Je ne sais pas, répondit Keller. Je n’ai pas d’ordinateur personnel pour le moment. Le mien a grillé. Faut que je le remplace.

-          On a notre équipement pro, précisa Élisabeth Valmont

-          Je vois. Ils voulaient laisser des preuves matérielles chez vous pour vous impliquer, à défaut de n’avoir pu les cacher dans vos données numériques.

 Vicentini entrouvrit l’épaisse enveloppe, survola rapidement son contenu sans le sortir complètement.

-          Qu’est-ce qu’on a ? s’enquit Keller.

-          Des photos. Argentique probablement. Les mêmes horreurs que les films contenus dans la clé.

-          Faut qu’on bouge, dit Dulieux. Si tout est clair ici, on n’a plus rien à faire.  

-          Très bien, répondit Vicentini, concentré sur le déroulement de la suite des opérations.

-           Nous devons mettre les voiles. On a des gars sur le terrain à voir avec ce matos. Ils vont étudier tout ça. Keller, clairement, on essaie de vous faire tomber. C’est mon intime conviction. Qui ? Pourquoi ? Je ne sais pas. De notre côté, sans trop vous en dire pour le moment, on a levé un lièvre. Un gros…

Il coula un regard las vers Vicentini, visiblement exaspéré lui aussi. Dulieux poursuivit en chuchotant.

-          On va certainement devoir ouvrir un nouveau dossier à l’IGS. Franchement, je ne sais pas ce qu’il se passe sur votre territoire, mais ça m’a l’air d’être hard.

-          Allez Dulieux, on y va, s’impatienta Vicentini.

-          Et si on m’arrête entretemps ? s’inquiéta Keller. Pour vous tout est clair, mais ça ne l’est pas pour tout le monde. L’inversion accusatoire est une arme terrible parfaitement maîtrisée par mes ennemis.

-          Faites-nous confiance, dit Vicentini en enfilant son blouson. Apparemment il y a du lourd là-dedans aussi…

Il désigna l’enveloppe.

-          … alors serrez les fesses en attendant qu’on leur pète le cul.

Il posa une main amicale sur son épaule.

-          Allez lieutenant, courage et ne faites pas de conneries.

Ils sortirent. Élisabeth Valmont referma et verrouilla la porte derrière eux. Cinq minutes plus tard, on frappa à nouveau.

-          Karl Keller ! Police !

Les deux lieutenants ne purent retenir un sourire.

 


 

 

 

 

 

 

60

 

 

-          Dis-moi Karl, il est où l’ordi de Shadow ? Ils ne l’ont pas chopé ce matin et ne l’ont pas trouvé ce soir non plus.

Une musique forte couvrait leurs voix, brouillait les écoutes.

-          Au bureau, dans notre réserve personnelle de café. Je l’ai évacué en douce quand on a découvert le contenu de la clé.

-          Parce que tu crois qu’ils ne vont pas fouiller ?

-          Parce que je crois qu’ils me croient suffisamment malin pour ne rien laisser au bureau.

-          C’est un jeu de tarés, ça.

-          Si tu as mieux au magasin lieutenant Valmont, te gênes surtout pas. Ils veulent m’impliquer seul. Ils ne veulent pas impliquer la police. Je dois être le salaud qui trahit le clan. Refais un tour de l’appart avec la radio pour voir si on a eu une pose micros depuis ce matin. J’ai envie d’aller me pieuter.

Aucun effet Larsen.

-          C’est clean, claironna-t-elle. On n’a que les portables à gérer.

-          Ne te réjouis pas trop, pesta Keller, ils peuvent nous écouter au canon vu que je n’ai aucun appareil connecté.

Il soupira. Le cauchemar redouté prenait lentement vie autour d’eux.

-          Ils sont restés combien de temps ? demanda-t-il ? Pareil que ce matin, non ?

Elle acquiesça.

-          Ils n’ont rien trouvé alors qu’ils étaient certains du contraire. Cela veut dire qu’ils savent qu’on a mis la main sur leurs petits cadeaux. Ça va être quoi la prochaine étape ? Une balle dans la tête en sortant de chez moi ?

-          Ils peuvent avoir déposé quelque chose ce soir encore.

-          Tu veux fouiller encore une troisième fois ? dit Keller avec une férocité primitive.

Elle afficha un air désolé.

-          Je vais appeler ma brigade fantôme, annonça-t-elle en enroulant ses bras autour de sa taille. On va faire le tour ensemble. S’il y a un souci, ils me le diront. C’est grâce à eux qu’on s’en sort, non ? Alors t’inquiète. Va dormir, je te rejoins.

-          Et l’ordinateur ?

-          Je passe le chercher ensuite si tu veux.

-          Tu as une raison de passer au bureau ce soir ?

-          Oui : j’ai oublié mon ordi dans la réserve de café justement.

-          Trop forte.


 

 

 

 

 

 

59

 

 

Agathe Brunet ouvrit les yeux avec un affreux goût métallique poivré dans la bouche. Elle en eut la nausée. Le trouble de sa vision s’estompait peu à peu. Rassembler les débris de sa conscience éparpillés dans l’espace. Le bourdon cognait dans son crâne, tintement lourd, annonciateur de sa propre agonie.

Groggy, elle se dressa sur un coude et reconnut le confort douillet de sa chambre. 9h10. Son téléphone vibra. Elle roula sur elle-même pour le saisir. L’agent Caroline Pelcat s’inquiétait. Elle attendait sa confirmation de l’heure du passage en revue des petits dossiers. Elle voulait venir lui rendre visite chez elle pour s’assurer que tout allait bien.

-          Merde, gémit-elle. Qu’est-ce qu’il m’arrive…

Elle répondit à sa subalterne par texto. Elle était souffrante, il fallait voir la question avec le commandant ou le capitaine en charge des stups. Elle chercha ensuite dans l’historique de ses appels le numéro de la mairie. La directrice de cabinet du maire tomba des nues.

-          Sauf le respect que je vous dois, madame la commissaire, monsieur Le Sergent n’a pas organisé de dîner hier soir.

-          Quelqu’un de chez vous m’a appelée pour m’inviter à un repas au château Bernard.

Claquement de langue, puis :

-          Attendez, je demande.

Silence. Voix étouffées.

-          C’est bien ce que je vous disais : monsieur le maire était au vernissage d’une exposition hier soir. Pas de dîner au château Bernard sur son agenda. Qui vous a appelée ?

Tintement du bourdon.

-          Je ne sais pas. Quelqu’un de chez vous parce que le numéro affiché correspondant à l’appel est bien le vôtre.

-          Vous vous êtes déplacée pour rien, madame la commissaire. J’en suis navrée.

-          Je verrai monsieur Le Sergent plus tard.

Agathe Brunet se laissa retomber lourdement sur le dos et fixa son regard sur un infime détail du plafond. Elle repassa au crible le déroulement de la soirée. Les hommes d’affaire, la vieille dame. Le piano. La véranda. Le sourire dégoulinant de commisération du gérant. Le soda sans sucre. Son départ. Sa voiture. Sa chambre. Le soda sans sucre. La chambre. Le soda…

Putain de merde ! Ils m’ont droguée !  Ce goût dans sa bouche, elle ne le connaissait que trop. Elle se précipita à la salle de bains, préleva un coton-tige de la boîte et le passa sur ses gencives, ses dents, sa langue, ses muqueuses. Elle l’observa : le coton était rosé. Mon Dieu ! Du sang. Elle s’enveloppa dans son manteau porté la veille, sortit jusqu’à sa voiture et revint avec une mallette contenant un kit complet pour les premières constatations : accessoires de prélèvements biologiques, sachets scellés, gants, Luminol, kit de prélèvement de dactylogrammes.

Dans la salle de bains, elle se déshabilla, puis, l’âme au bord du gouffre, réitéra l’opération de prélèvement dans sa bouche avec les accessoires prélevés dans la mallette. Elle suivit à la lettre le protocole prévu pour les cas de viol et scella les prélèvements dans les sachets. Elle aperçut un kit de prélèvement sanguin. Allez ma fille… courage… Tu sais comment faire… Elle nota son nom, la date sur chaque pièce puis les déposa dans son réfrigérateur.

Elle ressentait vibrer autour d’elle les premières lames de fond d’un grand cataclysme. Les muscles gourds, elle glissa lentement jusqu’au canapé. Elle voulait dormir encore un peu. Oublier. Elle remarqua la présence d’une enveloppe au format A4 glissée sous la porte d’entrée. Elle n’y était pas tantôt. Elle la ramassa et l’ouvrit lentement, le souffle court. Elle contenait deux photos au dos desquelles était écrit en parfait délié « Petit souvenir de votre soirée » « Tu vas désormais faire exactement ce qu’on te demande, un film de toi existe ». Elle les retourna et les relâcha aussitôt, horrifiée, saisie par une violente nausée. Une photo d’elle, convive d’un banquet cannibale. Sur le second cliché, une scène orgiaque satanique, elle, au premier plan.

La vie d’Agathe Brunet prit fin à cet instant.

Son téléphone sonna. C’était Keller. Effondrée dans sa salle de bains entre le mur et la cuvette des toilettes, elle contempla le regard vide les pulsations lumineuses sur l’écran.

 Valse de regrets. Un râle rauque sortit de sa gorge, monta dans les aigus et retomba en sanglots. Elle s’était jusqu’alors arrangée des imperfections du système, de ses incohérences, de ses injustices. Aujourd’hui, il devenait à ses yeux l’instrument du diable en personne.

-          Merde ! gémit-elle. La clé. Les films.

Elle se traîna hors de la salle de bains. Ses jambes la portaient à peine. Elle fourragea dans sa commode et retrouva la clé insérée dans une paire de chaussettes. Elle rampa jusqu’au salon, s’accrocha au bras du canapé pour se relever et se dirigea vers son bureau en prenant appui là où elle le pouvait.

Elle écrivit une lettre manuscrite à l’attention des lieutenants Ian Carrache et Joséphine Le Floch du SRPJ de Rennes.

 

Ian, Joséphine,

 

ma prise de fonction à Saint-Omer vire au cauchemar. J’ai été piégée dans une affaire pédocriminelle. Ils vont me faire chanter. Je suis finie. J’ai été droguée, violée, fait des choses sous GHB probablement. J’ai effectué des prélèvements. Ils sont dans mon réfrigérateur. Voici qui ils sont (clé USB) ; voici ce qu’ils ont fait de moi (photos). Deux lieutenants ici sont en grand danger, comme moi : Keller et Valmont. Je vous confie la suite de ma vie.

 

Agathe Brunet.

 

Elle effectua une copie couleur recto verso des deux photos, les inséra dans une enveloppe avec la clé USB. Inscrivit : POUR IAN URGENT ET CONFIDENTIEL. Elle inséra cette enveloppe dans une pochette à bulles. À quelle adresse je vais envoyer ça… DRPJ… non… chez lui… Je ne sais pas où il habite et si je cherche sur internet, ils vont le voir et intercepter le courrier… Attends… sa mère est morte il n’y a pas longtemps… C’était quoi l’adresse de son père ? Robert Carrache… J’ai eu le faire-part sous le nez pendant des semaines. Un nom bizarre… Rue Montgazon ! Chateaugiron !  Elle écrivit l’adresse. La pointe du feutre faisait crépiter le papier de l’enveloppe sur les bulles de plastique. Elle se rendit ensuite au bureau de poste, dissimulée sous la capuche d’un sweatshirt et glissa son pli dans la fente de l’énorme boîte à lettres jaunes plantée devant le bâtiment.

 


 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

61

 

 

Il se dégageait du petit jour une atmosphère post-apocalyptique. Keller ravala un gémissement en se réveillant. Un oiseau cognait du bec sur son crâne. Du rêve à la réalité, il nagea en pleine confusion le temps de son réveil. Il ressentait encore en lui l’acidité de la peur. La voix d’Élisabeth Valmont coula de la cuisine. Le petit déjeuner était prêt. Pas le temps de traîner. Les lillois avaient évoqué la nécessité de passer une seconde fois aux domiciles des victimes.

-          Et le deuxième round des auditions ?

-          Hé ! grommela Keller, la tête en vrac. Laisse-moi me réveiller gentiment… C’est pour Moreau, les auditions, pas pour nous. Il m’a prévenu, alors tranquille !

La lumière du jour pesait sur ses yeux. La journée promettait d’être longue. Retarder le lever lui confèrerait la fausse allure d’une journée normale.

-          Moreau remplace la patronne aujourd’hui ! Elle est malade d’après Caro ! clama Valmont en insérant des tranches de pain dans le toaster.

-          OK ! C’est bon ! J’arrive. Réveil de merde pour journée de merde !

Il s’éjecta du lit, enfila jeans et pullover léger en coton fin.

-          Donc, les auditions sont bien pour nous aujourd’hui, maugréa-t-il. Je vais te leur claquer ma dem’ à ces connards ! Après Paradis 123, Paranoïa 123 ! Qu’est-ce qu’ils vont me foutre sur la gueule aujourd’hui ? Un génocide ?  

Élisabeth Valmont discutait lorsqu’il s’attabla devant elle. Son smartphone était éteint sur le plan de travail. Il l’interrogea d’un hochement de tête. Elle articula « Mathieu et Erika ». Séquence sans paroles.

-          J’adore parler pour les murs, grommela-t-il. Si on me demande, je suis aux chiottes à lire mes messages.

Caroline avait tenté de le joindre à plusieurs reprises. Elle s’inquiétait pour la commissaire, injoignable depuis la veille au soir. Elle n’était pas en congés. Il lui était certainement arrivé quelque chose. Keller navigua dans son répertoire. Agathe Brunet. Il s’en tiendrait aux banalités, passerait sous les radars. Le reste pouvait attendre. Elle décrocha dès la première tonalité.

-          Tout va bien commissaire ? Caroline n’arrive pas à vous joindre et s’inquiète pour vous.

-          C’est gentil. J’ai juste chopé un truc… Il y a un microclimat ici. Je n’y suis pas habituée.

Il rit.

-          Il faut quatre ans pour s’y faire. On ne vous l’a pas dit ? C’est la durée de votre affectation ici. Dommage. Vous partirez au moment où vous vous amuserez le plus.

-          Ça j’en doute fort. Je ne m’y ferai jamais. Je serai morte avant.

-          Pourtant la Bretagne, c’est costaud aussi question climat, non ?

Un genre de code tacite entre eux s’installait.

-          Pas pareil. Ici c’est plus pourri quand même. Ça vous atteint jusqu’aux os. Je vous laisse. J’ai l’impression d’avoir été droguée et qu’un train m’est passé dessus. Vive le Nord.

-          Le Pas-de-Calais. C’est pas pareil. C’est les mêmes, mais c’est pas pareil.

Elle rit.

-          Merci d’avoir appelé Karl. Prenez soin de vous. On se voit demain.

Elle raccrocha. Il sortit de la salle de bains, s’installa à la table de la cuisine et entama le premier toast.

-          Tes potes fantômes sont partis ?

Valmont haussa les épaules. On ne savait jamais avec eux. Il lança les hostilités en enfermant les smartphones dans le four à micro-ondes, le temps de leur conversation.

-          Je viens de parler à la cheffe. Je crois qu’elle a été droguée et violée hier soir, sans compter ce qu’elle n’a pas pu me dire au téléphone.

-          C’est ce que vient de me dire Erika, confirma Valmont.

-          Qu’est-ce qu’on fait ?

-          On va passer chez elle avec les lillois. Ils feront les prélèvements.

-          Elle doit être sous surveillance. On ne peut pas débarquer chez elle comme ça.

-          Elle t’a demandé de l’aide ?

-          Non.

-          Alors on ne bouge pas. Elle aurait demandé des médocs ou un truc du genre. Elle t’a parlé boulot ?

-          Non.

-          Donc ce que m’a dit Erika est vrai. Selon elle, la commissaire aurait été droguée avec un genre de GHB. Ils l’auraient fait participer à une orgie cannibale. Film. Photos. Tu vois le truc ?

-          Putain… merde… Ils vont jusque là ! 

-          Hier ils ont perquisitionné ton appartement une seconde fois malgré la rouste que tu leur as mise. Tu croyais avoir eu le dessus. En réalité, ils avaient déjà fait leur job. On a frôlé la catastrophe.  

-          Je sais : je dois ma liberté à une morte. C’est super rassurant.

-          Que dire…

-          Faut que je réfléchisse. On se donne la matinée pour voir comment on gère ça ? D’accord ?

-          OK mon amour. Tu veux toujours penser que tu peux contrôler le jeu ? À mon avis…

-          Tais-toi et laisse-moi croire que j’ai raison, ça me permettra de terminer mon petit déjeuner en paix.

Ignorant sa demande, elle poursuivit.

-          Je pense qu’il faut qu’on se laisse porter. La façon dont tu as échappé à de gros ennuis, par deux fois, tient du miracle.

-          Nous avons affaire à des satanistes cannibales. Nous ne jouons pas dans la même cour. J’avoue qu’ils sont hors de mes champs habituels. Fric, pouvoir, folie, absence totale d’empathie.

-          Le mal c’est leur ADN. Si on cherche à les attaquer de front, ils sont dans leur élément.

-          Nous n’avons aucun moyen de nous défendre, répondit Keller.

Ils flottaient dans une réalité sans fond. Ils avaient beau chercher à surplomber la situation, leur regard se diluait dans le néant.

-          On va voir ce qu’il se passe à la maison Poulaga ?

Il acquiesça d’un geste machinal puis laissa sa tête retomber lourdement sur sa poitrine. Dans sa tasse, se reflétaient les clartés du plafonnier.


 

 

 

 

 

 

62

 

 

-          Où est passé Vanpeene ?

Marc Agostini laissa tomber une pile de dossiers sur le bureau du procureur adjoint sous l’œil inquiet de Valérie Bonningues, la greffière, petite cinquantenaire sèche et rêche.

-          Il est en arrêt maladie, monsieur le procureur.

-          Appelez-le pour prendre de ses nouvelles. Je veux savoir où il en est.

-          C’est fait monsieur le procureur. C’est compliqué pour lui : son épouse a été hospitalisée. Ils ont perdu leur bébé.

-          Ce sont des choses qui arrivent. La raison de son arrêt maladie ?

-          Problèmes de tension artérielle, d’après ce qu’il m’a dit au début de son arrêt.

-          Qui doit durer ?

-          Deux semaines.

Agostini prenait sur lui pour ne pas gifler la greffière.

-          Madame Bonningues, quand me donnerez-vous une information complète sans que j’aie besoin de tout décortiquer question après question ? Vous avez été finie à la pisse ou quoi ?

-          Monsieur… je …

-          Taisez-vous madame Bonningues. Vous allez m’appeler Vanpeene immédiatement. Je veux le revoir au travail séance tenante. Et c’est pas la peine de chialer parce que je vous parle mal.

Il la regarda fixement, droit comme un i. Valérie Bonningues, sous le choc de cette attaque brutale, hoquetait.

-          Pourquoi vous attendez ? bredouilla-t-elle.

-          Appelez ! Je veux entendre la conversation !

Elle obtempéra, parla avec raideur, puis raccrocha.

-          Alors ? fit Agostini sur un ton tranchant.

-          Il revient lundi.

-          Pas avant ?

-          Non. Il écourte son arrêt d’une semaine. Au regard de la loi du tr…

Il leva une main brusquement pour l’empêcher d’achever sa phrase.

-          Madame Bonningues… ce sera tout.

-          Bien monsieur le procureur.

Il lui adressa un sourire carnassier. Keller lui chiait dans les bottes. Il n’avait pas envie de gaspiller son énergie à se rendre aimable avec une pauvre fille qui n’avait jamais vu le loup. Il retourna dans son bureau où une autre pile de dossiers l’attendait.

Un rai de lumière du jour éclairait son sous-main. Il considéra avec satisfaction sa chevalière en or surmontée d’une pierre noire, carrée, plate et polie, obtenue à partir d’un fragment de tibia humain torréfié et inclus dans une résine extrêmement dure. Un travail d’orfèvre, sur mesure. La mort avec lui, à chaque instant. Le mal était son ADN.

Son père, juge au TGI de Dunkerque l’avait initié très tôt, dès l’âge de six ans. L’enfant Marc avait montré des prédispositions au mal, une appétence pour la souffrance des autres. Il répondait positivement à toutes les sollicitations de son père : donner la mort à un animal de plus en plus gros, de plus en plus proche de l’homme. D’abord un oiseau et très vite un chien. L’enfant avait aimé. Son père lui avait appris à considérer le diable comme un oncle aimable en dépit de ses manières, avec qui l’on aime passer du temps. Aimer Dieu ou vénérer diable était un élan intime, leur position sociale avantageuse était un cadeau de leur diable qui leur permettait de servir leur maître au plus proche de ses désirs. Vendre son âme au diable était une formalité, elle le fut pour Marc Agostini.

Un monde s’était ouvert à lui, obscur et gémissant. Il avait donné la mort, sacrifié des innocents en échange d’avantages. Ses études furent une réussite éclatante. Il acquit ce pouvoir d’influer sur les destins des hommes et des femmes ignorants de ces choses, au seul bénéfice du diable et de sa progression sur ce monde. Il était sa sentinelle et détruisait les âmes autour de lui vouées au bien. Il les détruisait dans le cadre du traitement ses dossiers judiciaires ou de ses activités politiques. Le cercle auquel il appartenait était une véritable église. Il avait hérité du siège de son père qui lui en avait confié la succession apostolique. Le cercle garantissait la pérennité de son rite secret par une succession apostolique sataniste préservée par ses membres depuis plusieurs siècles.

L’heure était grave. Marc Agostini ressentait la désagréable impression que sa vie était en suspens. Il ne parvenait pas à se projeter dans l’avenir. Un immense obstacle était placé sur sa route : Keller. Le lieutenant était sur le territoire depuis presque quinze ans. L’homme était discret, vouait sa vie au travail, n’avait jamais fondé de famille. Il connaissait des épisodes de trouble intense durant lesquels il abusait de l’alcool et des femmes. Aucun débordement n’était remonté jusqu’à Agostini. Keller n’avait jamais suscité son inquiétude avant l’affaire Paradis 123.

Le réseau était tombé, par sa faute. Tous les membres du cercle en avaient souffert directement ou indirectement. Keller était le volcan endormi sous la cendre. Un agent dormant du camp adverse. La mort de Thellier, ancien commissaire, avait retardé leur projet de sa neutralisation. Thellier aurait dû se débrouiller seul et planquer la drogue chez le flic, ordonner la perquisition de son domicile ensuite, le placer sous mandat de dépôt pour une très longue préventive, puis enfin organiser son assassinat. C’était pourtant simple. Il n’a rien fait. L’IGS avait le nez dans les petites affaires de l’ancien commissaire. Les stups avaient été renforcés avec la nomination d’un capitaine. Les affaires étaient au point mort et le resteraient pendant un moment, le temps de recadrer tout ce petit monde.

S’il avait agi, Keller ne serait pas revenu dans ses affaires, fort comme un troupeau. Deux perquisitions chez lui. Deux échecs. Qui l’avait prévenu ? Un traître dans ses rangs ? Qui avait tué ses trois comparses ? Devait-il envisager de prendre la fuite ?

Marc Agostini avait beau convoquer le diable, le diable ne lui répondait plus. Il s’accrochait au succès de l’opération château Bernard. Agathe Brunet avait mordu à l’hameçon. Elle était tombée dans leur piège avec une facilité déconcertante. Un peu trop facilement d’ailleurs. Le doute le rongeait comme les dents d’un rat sous son crâne. Ce genre de piège était une bonne idée en temps normal, lorsque chaque pion était à sa place et jouait son rôle. Un être retors avait renversé l’échiquier et personne ne pouvait reconnaître les siens désormais, ou attribuer à quiconque une fonction précise.

Il ouvrit l’exemplaire de la dernière édition du journal devant lui et relut l’article concernant la perquisition chez K.K., lieutenant de police nationale. Il fallait que le camp adverse essuie des pertes lui aussi. Les codes venaient de changer. Il devait agir en circuit court. Il n’avait plus le temps de piéger, incarcérer, détruire ou piéger et actionner le levier du chantage. Agathe Brunet, Karl Keller, Elisabeth Valmont, Aimé Moreau, n’étaient plus utiles pour le cercle. Il devait procéder à la technique de la terre brûlée et refonder le réseau ensuite.

Il décrocha le combiné téléphonique.

-          Bruno ?

Bruno Gallet allait protester. Que se passait-il avec le flic ? Il devait boucler la prochaine publication et n’avait reçu aucune instruction.

-          Il faut qu’on se voie. Passe au parquet de suite s’il te plaît.

-          Sur une échelle de un à dix, c’est grave comment ?

-          Onze.

-          J’arrive de suite.

Vingt minutes plus tard, Gallet frappait à sa porte. Il arborait la mine chiffonnée des lendemains douloureux.

-          Je veux que tu convoques les autres en assemblée extraordinaire, le somma Agostini.

-          Keller ? Ça a foiré ? C’est ça ?

-          Pire. Il a été prévenu deux fois.

-          Par qui ?

-          Si je savais ? Il faut qu’on refasse le point sur les personnes qu’on a mâtées récemment pour voir s’il n’y en a pas une qui se rebelle.

-          T’écoutes toujours tout le monde non ? On ne devrait pas avoir de soucis.

-          On n’a pas que ça comme emmerdes.

Il se leva et se servit un alcool fort avant de poursuivre.

-          Tu veux un verre ? proposa-t-il.

-          Oui. Merci.

Il remplit un second verre et le déposa sur le bureau. Gallet le remercia mollement.

-          Invoques-tu en ce moment ? s’enquit Agostini.

-          Satan ? Oui.

-          Il te répond ?

Silence embarrassé.

-          C’est bien ce que je pensais, souffla Agostini. Il ne répond plus. Ça n’était jamais arrivé. Je ne vais pas m’amuser à faire le tour des popotes pour savoir si c’est partout pareil. Je m’en cogne. Il ne nous répond plus. On fait quoi de ça maintenant ? Tu interprètes ça comment ?

Gallet se tortilla sur le siège en recherche d’une position plus confortable. Ses vêtements l’enserraient.

-          Soit il est occupé ailleurs et il reviendra sous peu. Soit on a de la friture sur la ligne. On n’en a peut-être pas fait assez dernièrement.

-          Selon toi il ne peut pas nous avoir lâchés ?

-          Pourquoi le ferait-il ?

-          Parce que c’est le diable justement. Tu le connais. Celui-là n’est pas facile à gérer.

-          On ne peut pas gérer le diable, Marc. On fait ce qu’il ordonne, surtout quand on a signé un contrat avec lui. Je pense qu’il est comme ça. Il reviendra quand il aura besoin de nous.

-          Parce que tu crois qu’il a besoin de nous ?

-          Oui.

La bouche d’Agostini se tordit vers le bas. Il connaissait le mal et doutait de cette théorie.

-          Je pense qu’il nous a lâchés, dit-il. C’est mauvais signe pour nous.

Gallet réfléchit, le front plissé.

-          Qu’est-ce que je dois dire aux autres alors ?

-          Je veux qu’on organise une campagne de règlements de comptes.

-          Pour quand tu veux ça ?

-          Pour hier.


 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

63

 

 

Agathe Brunet ouvrit la porte après une salve de tintements stridents de la sonnette. Elle grimaça une sorte de sourire en apercevant le visage de Keller. Il était seul. Elle l’invita à entrer avec autant d’ardeur qu’un enfant devant une assiette de brocolis.

-          Je ne vous attendais pas, mais asseyez-vous.

-          Merci commissaire. Je n’ai pas mon portable sur moi.

-          Allons à la cuisine alors. Ici, j’ai trop d’électronique connecté.

Elle respirait avec intermittence et se déplaçait avec apparente raideur.

-          Café ? fit-elle.

Il accepta. Silence embarrassé comblé par la rumeur mécanique de la cafetière expresso.

-          Vous n’aviez pas besoin de venir ce matin. J’ai juste besoin d’un peu de temps pour me remettre et ça va aller.

-          Vous remettre de quoi au juste ? Vous ne semblez pas malade. Vous semblez choquée, voire traumatisée. Je vous regarde préparer les cafés. Vos gestes sont confus. Vous êtes pâle et vos extrémités sont bleutées. Je connais cet état pour l’avoir assez vu…

Cauchemar sans trêves. Que faisait-il là ? Son âme était damnée. Elle n’aurait jamais dû accepter cette affectation. Saint-Omer n’était pas une bourgade accueillante et sereine comme on la lui avait vantée. Elle était devenue commissaire de police et ce poste méritait un éloignement de son établissement d’origine pour une meilleure construction relationnelle avec ses subalternes. Sa promotion l’avait éloignée de ses coéquipiers. Cela ne fonctionnait plus entre eux. Partir pour mieux revenir. Laisser faire le temps. Elle était partie pour ne plus revenir et le temps l’avait mise à mort.

-          Buvez votre café et retournez travailler, Keller, ordonna-t-elle le regard furtif.

-          D’accord.

Il but.

-          Ce que vous avez vu, Élisabeth et moi l’avons vu également.

-          Que voulez-vous dire ?

-          Nous avons reçu une clé USB nous aussi. Nous avons vu ce qu’elle contenait.

Agathe Brunet ne répondit pas. Keller et Valmont lui avaient menti. Un sujet aussi grave ne prêtait pas à la duplicité.

-          Pourquoi me l’avoir caché ? Vous avez fait semblant de ne pas être au courant. Vous vouliez me tester ? Si c’est le cas, c’est carrément sordide.

Ses yeux rougirent de larmes.

-          Ils veulent ma peau, déclara Keller. Deux perquisitions hier chez moi. Un article de presse. Nous ne vous avons rien dit parce que nous ne savons pas à qui nous pouvons nous fier.

-          Ils ont trouvé quelque chose ?

-          Non. Je ne suis pas sorti d’affaire pour autant.

Elle but une gorgée, inspira profondément pour contenir un sanglot.

-          Et si vous me disiez ce qu’il vous arrive ? dit Keller en posant une main sur la sienne. Vous nous avez fait confiance. Continuez.

Elle se leva, sortit de la cuisine puis revint avec l’enveloppe glissée sous sa porte tantôt. Elle la jeta sur la table avec une indifférence qui relevait du désespoir. Elle se planta devant la fenêtre en tournant le dos à Keller. Elle ne voulait pas voir sur son visage le dégoût en la découvrant actrice d’une telle scène.

-          Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en prenant l’enveloppe dans ses mains pour l’ouvrir.

-          Regardez, vous verrez.

Bruit de papier. Feulement des photos. Silence.

-          C’est vous là-dessus ?

Elle ne répondit pas.

-          Ce sont des montages ? De gros deepfakes ?

Elle fit non de la tête, lentement. Il se leva et s’approcha d’elle. Secouée de sanglots elle se tourna vers lui et se réfugia dans ses bras pour pleurer.

-          Comment ont-ils fait ?

-          Ils m’ont droguée.

-          Racontez-moi.

Elle expliqua alors comment elle s’était retrouvée au château Bernard. Le soda. Son départ précipité. Le néant. Architecture sans mystère d’un guet-apens brutal et abject. Une fureur intime dardait de ses yeux tandis qu’elle parlait.

-          Si vous avez été droguée, il doit y avoir des traces de came dans votre sang. Il faut prévenir la PTS.

-          Non.

-          Pourquoi ?

-          Parce que ce sont les mêmes qui ont essayé de vous piéger. Le maire est impliqué, le procureur et d’autres encore. Si vous avez vu le contenu de la clé USB, vous savez qui ils sont et vous savez que nous ne pouvons pas nous défendre. Ils seront informés dès que nous bougerons le petit doigt. J’ai été piégée. Ces clichés sont réels. J’ai réellement participé à cette orgie. J’avais encore du sang dans la bouche quand je me suis réveillée. Je ne veux plus vivre avec ça sur la conscience, Karl. Je suis devenue comme eux.

Elle s’appesantit dans ses bras. Il attendit la fin de la nouvelle crise de sanglots.

-          On fait quoi du coup ? fit-il lorsqu’elle se fut calmée. Pour les prélèvements, c’est trop tard ?

-          Non, répondit-elle en se séparant de lui.

Elle ouvrit son réfrigérateur d’un geste souple et désigna son contenu.

-          Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il en se penchant en avant pour mieux voir.

-          Mes prélèvements. Le sang dans ma bouche. Prise de sang pour la toxico et prélèvements…enfin… pour le viol…

-          On fait comment pour les analyses ?

-          Un labo ?

-          Je ne sais pas. Il faut qu’on réfléchisse.

Elle s’accorda une pause silencieuse puis ajouta :

-          J’ai prévenu mes anciens collègues.

-          A Rennes ?

-          Oui. J’ai envoyé un courrier avec un double des prélèvements et une photocopie des photos.

-          Ils sont au courant.

-          Le temps que le courrier leur arrive. Foutue pour foutue…

On sonna à l’entrée. Agathe Brunet afficha une mine terrifiée. Keller proposa de répondre pour elle. Elle accepta. Une poignée de secondes plus tard,  le visage avenant d’Élisabeth Valmont apparut dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine.

-          Alors patronne ? Vous avez une petite mine.

-          Comment …

-          Je savais que Karl était chez vous. On a le contenu d’un ordi à regarder. On le fait ensemble ?

Agathe Brunet tentait de remettre de l’ordre dans ses idées. Elle ne comprenait plus grand-chose à la situation.

-          On a peut-être deux ou trois trucs à vous raconter, dit Valmont.


 


 

 

 

 

 

 

64

 

 

-          Je vous rappelle concernant les résultats des deux perquisitions chez Keller. J’ai lu votre rapport. C’est impossible. Vous deviez passer me voir. Vous m’avez balancé votre merde et courage fuyons ? Vous savez que ça ne fonctionne pas comme ça avec moi.

Claquement de langue embarrassé.

-          Monsieur le procureur, on a fouillé partout pour la seconde fois. Keller et Valmont sont arrivés pendant qu’on était chez eux en off.

-          Pendant que vous miniez l’appartement ?!

-          C’est ça.

Agostini frappa sa cuisse violemment. Il peinait à contenir sa colère. Valérie Bonningues avait l’oreille fine.

-          Keller a réussi à choper notre arme et blesser Pascal à l’épaule durant l’opération.

-          Bravo. Vous avez géré ça comment ?

-          On ne pouvait pas faire passer ça pour une blessure en intervention, ni un accident de tir parce que bonjour les sanctions et pas de vidéo pour prouver ça. Du coup on a braqué un chirurgien. On lui a fait le chantage à la came planquée chez lui. Après l’affaire Paradis 123, son collègue cardio impliqué jusqu’au cou, il n’a pas moufté.

-          C’est donc réglé ? demanda Agostini. 

-          Oui, presque. Pascal va guérir, mais Keller le connaît bien. Il va se rendre compte qu’il a un problème. Nous sommes revenus pour la perquiz, la clé USB et l’enveloppe avec les docs qu’on avait toute de même réussi à planquer avaient disparu.

-          Vous ne pouviez pas les planquer pendant la descente officielle ?

-          Non. On n’aime pas les surprises. On préfère déposer la came d’abord et la choper après. Ça fait plus naturel et on n’est jamais à l’abri d’un changement d’équipe au dernier moment. Faut que n’importe quel collègue tombe sur le paquet.

-          Donc en somme vous êtes en train de me dire qu’ils ont trouvé et la came et les docs.

-          Oui, mais je ne sais pas ce qu’il s’est passé monsieur le procureur. Ça ne foire jamais avec nous.

Agostini se frotta le crâne nerveusement. Il avait affaire à trois idiots.

-          On aura quand même notre enveloppe ? miaula le policier.

Le prix à payer pour leur loyauté : supporter leur bêtise. Une amère constatation s’enflamma au visage d’Agostini : il ne serait jamais mieux servi que par lui-même.

-          Oui, répondit-il, mais auparavant, on recommence l’opération. Quitte à payer, j’aimerais un minimum de résultat.  

-          Maintenant monsieur le procureur ? Comment voulez-vous faire ?

-          J’arrive avec des passes et une commission rogatoire. J’effectuerai la perquiz avec vous. Vous m’attendrez devant chez lui avec votre collègue encore valide. On ne va pas y passer la nuit. Ça prendra dix minutes. Vous cracherez un bon rapport accablant et, ce soir, Keller dormira en taule.

Il raccrocha, enfila des gants d’examen puis déplia devant lui un ordinateur portable extrait d’un coffre-fort. Il s’activa fiévreusement à effectuer une quinzaine de copies de la clé USB déposée chez Keller contenant des photos, des films à caractère pédopornographiques, des scènes de meurtres réels, des scènes de torture entre autres ignominies. Il inséra les clés dans la poche intérieure de sa veste de couturier, puis quitta le parquet d’un pas leste et souple. Décidément, il ne pouvait compter que sur lui-même.

Il se gara à quelques encablures du domicile de Keller puis sortit de son véhicule, le visage déformé par la colère, le blanc de ses yeux strié de rouge. Isolé dans un silence de rage obsessionnelle, il faisait désormais corps avec son seul et unique objectif : piéger Keller.

À cet instant précis, Anne-Sophie Canlers, au volant de son imposant 4x4, son marqueur social haut de gamme, détacha son regard de la route pour en promener l’ennui sur la poignée de vitrines colorées en bordure de trottoir. Son pied s’alourdit sur la pédale d’accélérateur sans qu’elle ne s’en rendît compte. La voie était large et droite. Elle percuta quelque chose. Pas de bol. Les mecs charriaient quand même : les poubelles n’avaient rien à faire sur la chaussée. Elle roula des yeux d’agacement, coupa le moteur, enclencha le frein à main. Expiration nerveuse : elle n’avait pas que ça à faire. Ce n’était pas à elle de replacer la poubelle sur le trottoir. Les connards. Tout de même.

Telle une poule étonnée de voir un œuf sortir de son anus, la jolie brunette arrondit les yeux et la bouche d’étonnement et d’incompréhension en découvrant le corps de Marc Agostini étendu, ensanglanté en travers de la chaussée. L’homme, obsédé par l’objet de sa course, n’avait pas vu le rebord du trottoir et avait chu, la tête la première, sous les roues du monstre mécanique.

-          Merde ! Marc ! Mais qu’est-ce que tu fiches ici ?

Anne-Sophie Canlers se mordit la lèvre inférieure. Elle venait de commettre une énorme bourde. Elle n’osa palper le pouls d’Agostini. La forme de son crâne dévasté donnait une idée assez claire de son état général. Un troupeau de curieux s’agglutina autour d’elle. Une haie de smatphones brandis en mode prise de vue l’encercla. Un raz de marée de photos inonda aussitôt les réseaux sociaux : « Le procureur de Saint-Omer est mort », « Mort du procureur de Saint-Omer », « Mort en direct », « Le proc s’est fait écrabouiller ». Variations de styles sur un événement.

Bernard Caron, quadragénaire svelte, aussi intelligent qu’une tome de Savoie, bigorna le procureur. Son appel fut dévié vers la messagerie vocale. Une voix aimable proposa de laisser le message après le bip, taper « dièse » pour le modifier, sinon raccrocher. Il parla après le « bip » sonore.

-          Oui m’sieur le procureur. C’est Caron et Wouters, là. Bah on est toujours garé devant chez Keller. On voudrait savoir si vous venez toujours déposer vos clés sbeu pour le cramer cet enculé. Vous pouvez nous rappeler ? Sinon on s’en va et on revient plus tard.

Il raccrocha sous l’œil médusé de Stéphane Wouters. Il ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de l’eau.

-          Je le crois pas ! hurla-t-il. T’as laissé un message sur le portable du proc ! T’as tout raconté ! T’es vraiment con !

-          Fais pas chier Steph ! C’est le proc. C’est bon.

Wouters asséna un coup de poing au visage de Caron. Ce dernier sortit du véhicule, le contourna, força son coéquipier d’en sortir et lui décocha une droite. Les deux hommes s’affrontèrent ainsi de longues minutes, sur le trottoir, les portières de la voiture ouvertes, radio crépitante.


 


 

 

 

 

 

 

65

 

 

Le téléphone d’Agathe Brunet tintinabula comme les cloches à Pâques. Groggy, elle décrocha. C’était Caroline. Elle devait certainement s’inquiéter de son sort.

- Monsieur le procureur a eu un accident. Il fallait que je vous le dise. Les collègues se rendent sur place. Si vous avez un peu d’énergie, vous pouvez y aller.

Elle donna l’adresse.

-          C’est à côté de chez moi, souffla Keller à mi-voix. Qu’est-ce qu’il fichait là-bas ?

-          Caroline, faites bloquer la circulation dans les deux sens, ordonna Agathe Brunet. J’arrive.

-          Chic ! plaisanta Keller, les affaires reprennent.

-          Je viens avec vous, déclara Valmont, nous ne serons pas de trop sur cette affaire.

-          En attendant commissaire, vu que l’autre tordu est clamsé, ce serait bien de donner vos prélèvements à la PTS, non ?

-          Keller, j’allais vous le dire. Occupez-vous d’Agostini. Je passe au labo.

-          Vous m’expliquez ? s’enquit Valmont à mille lieues de comprendre.

Sa demande sembla se perdre dans l’univers intersidéral. Keller et Brunet avaient désormais leurs petits secrets. Elle haussa les épaules avec une moue boudeuse.

-          Je préviens le procureur adjoint ?

-          Si vous voulez, Karl, mais qu’il ne se presse pas. Restons entre nous le plus longtemps possible.

-          Je ne voudrais pas saper l’ambiance, dit Valmont, mais je regarde un peu les réseaux sociaux. On a les images du proc la gueule en vrac. On ne pourra pas retenir l’info.

-          Allez, on se presse ! ordonna la commissaire.

Valmont prit le volant. Keller se chargea d’alerter le procureur adjoint. Valérie Bonningues promit de le l’appeler séance tenante. Elle raccrocha puis rappela trois minutes plus tard : Wilfried Vanpeene se rendait immédiatement sur place.

  Une atmosphère apocalyptique planait autour du cadavre d’Agostini. Une foule s’était agglutinée pour prendre des photos du « gars à la gueule défoncée ». Anne-Sophie Canlers se tapait une crise de nerfs phénoménale, incapable de s’expliquer comment sa vie avait pu virer au cauchemar si vite, si brutalement. Arrivés sur les lieux les premiers, Keller et Valmont firent appel aux CRS afin de dégager la voie. L’attroupement virait à l’émeute et déjà la presse tentait de se frayer un passage jusqu’à la dépouille.

Les hommes casqués, armés de boucliers et de matraques se montrèrent suffisamment convaincants pour repousser la masse grouillante jusqu’aux intersections les plus proches. Ils intimèrent l’ordre d’effacer les images du drame des téléphones, de retirer les vidéos postées sur internet sous peine de sanctions lourdes et immédiates. Ils prirent des photos de la foule, une marée de visages avides de l’horreur de la scène qui venait de se dérouler. Les progrès de la reconnaissance faciale leur permettraient de retrouver les contrevenants.

Wilfried Vanpeene, n’avait pas hésité une seconde pour mettre fin à son arrêt de travail. L’heure était grave. Agostini était mort. Il se pencha sur le corps étendu sur la chaussée. C’était bien lui. Le crâne en compote, mais reconnaissable tout de même. Dans son âme, Vanpeene rugissait de triomphe. Un autre monstre était mort sans son intervention. Dieu le lui avait promis, il avait tenu parole et faisait déjà le ménage.

Le légiste enfilait sa blouse blanche et les techniciens de l’IJ déroulaient le ruban scène de crime PTS en travers de la route, le long des trottoirs. Keller et Valmont, brassard orange « Police » bien en vue, avançaient vers lui comme un seul homme.

-          Tu le reconnais ? marmonna Keller en articulant à peine.

Elle acquiesça d’un signe de tête.

-          Il travaille réellement pour Agostini, dit-elle. Je rêve. On va se le coltiner encore longtemps ?

L’IJ s’attaquait à l’installation des bâches brise-vue. Il fallait accréditer ou invalider la thèse de l’accident. Le procureur travaillait sur des dossiers sensibles. Le légiste procédait déjà aux prises de vue. Personne n’avait jugé nécessaire de prendre le scanner 3D. Trop tard pour réparer la bourde. Ils se débrouilleraient sans.

Moreau, Brunet, firent leur apparition séparément suivis des capitaines Dulieux et Vicentini.

-          Sacré berdol, dit Valmont que la mort inopinée d’Agostini réjouissait.

Phong Duong se décida enfin à effectuer les premières constatations le micro de son dictaphone posé sur son menton. Les causes de la mort ne faisaient aucun doute. La vidéosurveillance couvrait ce secteur. L’enquête serait très vite pliée.

Keller aperçut au loin Caron et Wouters. Ils observaient la scène postés raides comme des piquets derrière les rubans fluorescents, noyés dans la masse des CRS encore en action. Que faisaient-ils là un peu trop près du lieu du drame et du domicile de Keller ?

Phong Duong ânonna de rapides conclusions. Promit au commissaire Brunet l’envoi rapide de son rapport qui ne serait pas long de toute façon. Pas la peine de faire une autopsie. C’était un accident. Le corps était à elle pour la suite des opérations. Il allait désormais s’occuper d’Anne-Sophie Canlers.

-          L’IJ a fait les prélèvements de sang. On analyse et on vous tient au jus si on trouve alcool ou drogue.

Vicentini enfila à la hâte une paire de gants nitrile bleu, puis entreprit la palpation du corps. Une poche de la veste émit de discrets cliquetis à son passage. Il fourragea. Elle contenait une quinzaine de clés USB identiques. Il ordonna à Keller de les prendre en photo avant leur enregistrement et insertion dans un sachet scellé pour pièces à conviction.

-          Vous avez un ordinateur avec vous Karl ? demanda-t-il. J’aimerais jeter un œil avant de sceller.

-          La PTS en a un.

-          Allez le leur demander s’il vous plaît.

Keller s’exécuta. D’instinct, il connaissait le contenu de ces clés et ne fut pas surpris lorsque le visage de Dulieux blêmit en découvrant les images infernales qu’elles contenaient.

-          Qu’est-ce qu’on a ? s’enquit Moreau en s’approchant pour voir lui aussi.

Vicentini le retint d’une main en avant comme s’il avait affaire à un curieux échappé de la foule toujours contenue par les CRS.

-          Pardon Moreau, dit-il. On va les envoyer directement chez nous pour analyse.

-          Le contenu ? demanda Brunet. Vous pouvez tout de même nous le dire.

-          Sauf votre respect, commissaire, non. On les saisit pour analyse.

Vanpeene observait avec circonspection. Il adressa un signe de la main lorsque Vicentini requit un représentant du parquet. Brèves présentations.

-          C’est vous qui prenez la relève ? s’enquit le capitaine de la DRPJ.

Vanpeene acquiesça.

-          Vous nous accompagnerez au central ?

Il acquiesça de nouveau. Dulieux venait de mettre la main sur le smartphone d’Agostini, demeuré intact malgré la violence du choc et de la chute. Il le déverrouilla en posant l’index droit du cadavre sur la cellule d’identification. Il parcourut rapidement la liste des messages. Courriels divers relatifs aux affaires en cours, textos à caractère professionnels, notifications de réseaux sociaux, liste d’appels téléphoniques longue comme son bras, messages vocaux. Il consulta. Agostini avait reçu trois messages vocaux : Valérie Bonningues avait transmis à Caron et Wouters la troisième commission rogatoire de ces dernières vingt-quatre heures pour perquisitionner une nouvelle fois chez Keller comme demandé. Elle ne posait pas de questions, comme d’habitude. Son épouse l’attendait pour 20h dernier carat pour le dîner avec les Gallet, et puis s’éleva dans son conduit auditif la voix rocailleuse de Bernard Caron qui réclamait des consignes pour la fausse perquisition chez Keller.

-          Oui m’sieur le procureur. C’est Caron et Wouters, là. Bah on est toujours garé devant chez Keller. On voudrait savoir si vous venez toujours déposer vos clés sbeu pour le cramer cet enculé. Vous pouvez nous rappeler ? Sinon on s’en va et on revient plus tard.

Dulieux tendit le smartphone à Keller.

-          Vous devriez écouter ça…

Keller blêmit. Caron et Wouters. Les bons potes de la maison. Les bières du vendredi soir. Les blagues graveleuses clamées d’un bureau à l’autre. Les longues années de collaboration. Les collègues enfermés dans le même bateau secoué par les tempêtes.

-          Je les ai vus tout à l’heure.

-          Quand ? s’étonna Dulieux.

-          Avec les CRS.

-          Et là ? Ils sont où ?

-          Chez moi à planquer je ne sais quoi ?

-          On va y faire un tour dès qu’on a terminé ici. Vous ne craignez rien, Keller. La situation est suffisamment claire.

Keller acquiesça avec soulagement. 

-          Qu’est-ce qu’on a dans le téléphone ? les interrompit la commissaire, inquiète de perdre soudain le contrôle de son existence.

-          Apparemment, il en voulait à Keller.

Dulieux ne développa pas l’idée et inséra le téléphone dans un sachet scellé.

-          On va voir ça chez nous aussi et on vous tient au courant.

Il acheva la fouille du cadavre devant les yeux médusés de l’assistance encore sous le choc de perdre un homme aussi important qu’Agostini. Il faisait partie du paysage audomarois depuis des années. Le paysage politique en serait bouleversé. Dulieux pivota sur lui-même puis s’adressa au procureur adjoint.

-          On vous laisse gérer la suite ici monsieur le procureur ? Je pense que le maire ne va pas tarder à arriver. Je crois d’ailleurs l’apercevoir.

-          Je m’occupe de tout capitaine.

-          On se parle une fois que la famille a pris possession de son défunt. Ça nous laisse le temps d’analyser les pièces trouvées sur lui.

Dulieux et Vicentini s’éclipsèrent sans commentaires, flanqués de Keller et Valmont. Vanpeene s’adressa à Moreau et Brunet.

-          Apparemment il y a un sujet avec les pièces trouvées sur le cadavre d’Agostini. Vous attendez avant de divulguer l’information. Je veux savoir de quoi il s’agit. Le maire sera informé en temps voulu. Ne cédez pas à ses jérémiades s’il vous plaît.

Le Sergent approchait d’un pas vif. Il exigea de connaître tous les détails de cette affaire. Il se précipita vers le cadavre et fut saisi d’un mouvement de répulsion en l’apercevant.

-          Quelle horreur ! C’est une bagnole qui a fait ça ?! Je n’arrive pas à le croire ! Oh ! Mon Dieu !

La présence de l’élu fit l’effet d’une déflagration sous le crâne de la commissaire. Le Sergent ne l’avait pas encore calculée, lui-même sous le choc de la mort d’Agostini. Elle fila discrètement en direction de sa voiture afin d’éviter la confrontation. Vanpeene quant à lui demeura évasif, prétextant les délais imposés, par la PTS notamment.

-          C’est un accident ou pas ? pesta le maire hors de lui. Je ne vois pas ce que la PTS vient faire là-dedans.

Vanpeene éluda ses questions pour se concentrer sur les consignes à donner pour l’évacuation des lieux. Alain Le Sergent reniflait de colère et d’inquiétude. Un autre membre du cercle venait de mourir. Où donc étaient Bruno Gallet et son journal pourri ? N’avait-il donc pas été prévenu de ce nouveau drame ? Il venait de quitter son cabinet. Gallet était passé en coup de vent pour le prévenir qu’une assemblée extraordinaire devait être prévue au plus tôt. Le sujet ? Leur survie à tous parbleu ! C’était mal engagé.

Son téléphone sonna. C’était Gallet, justement. Il venait de découvrir une vidéo sur le net. Non. Ce n’était pas possible. Pas Agostini. Sans lui, ils étaient foutus. Il leur faudrait des années pour retrouver la loyauté d’un tel protecteur, sûr, efficace. Le Sergent le somma de la fermer. Pas de ça au téléphone, mais Gallet, saisi de panique, se laissait aller à un discours amphigourique sur la loyauté et le devoir de protection des frères et des sœurs. Excédé, Alain Le Sergent raccrocha.

Une voiture au loin passa, toute musique dehors avec des basses rugissantes. Le fourgon du SAMU se gara devant les bâches blanches brise-vue. On emballa le corps d’Agostini dans un sac mortuaire puis on l’emporta.

Le portable de Vanpeene vibra. Il décrocha. Valérie Bonningues l’informait qu’il était attendu au domicile du lieutenant Keller pour une constatation. Qui avait prévenu ? Wouters. C’était urgent. Non, elle n’en savait pas plus. Oui, elle préparait les procédures relatives au décès d’Agostini, la communication, les relations avec la mairie. Elle mettrait le président du tribunal sur le coup. Ce n’était pas gagné, il était au golf à préparer sa retraite.

 


 

 

 

 

 

 

66

 

 

Caron et Wouters cessèrent leur prise de bec publique car ils commençaient à attirer l’attention. Des regards inquisiteurs convergeaient sur eux. Les visages commençaient à se froisser. Les collègues n’allaient pas tarder à être prévenus.  

Agostini n’avait pas donné signe de vie. Il devait être retenu au parquet.

-          Pourtant on a la commission rogatoire et il a dit qu’il arrivait de suite, miaula Wouters impatient d’entrer dans le vif de l’action. On aura notre thune quand ce sera fini. Il est pas là alors s’démerde comme on peut.

-          Est-ce qu’il reste de la came quelque part chez nous ?

-          C’que j’en sais, moi ?!

-          Écoute, dit Caron sur un ton lénifiant, on a le papelard pour la perquiz, on dit qu’on a trouvé de la came.

-          Sans came ? T’es vraiment con.

-          Ils veulent faire le cul à Keller. On a carte blanche !  

-          Eh bien tu commences à fouiller vu que t’es couvert, je file à la réserve. S’il n’y en a pas je demande à Kowalsky. Non, je vais plutôt le gruger direct.

-          Tu ne vas pas mêler les gengens à nos histoires ? Laisse-les au poulailler.

-          Il m’en doit une. Souviens-toi quand il a failli se faire cramer avec ses trafics au cul des camions, qui c’est qui lui a donné un bon alibi béton ?

Caron dodelinait de la tête comme un coq fier de sa dernière trouvaille dans un tas de fumier. Wouters avait envie de lui décocher une autre droite, mais il se retint.

-          Donne-moi le code pour entrer, balança-t-il. Je te préviens : t’as pas intérêt à merder.

Caron composa le code sur le boîtier, Wouters entra dans l’immeuble. Il défonça la porte de l’appartement de Keller et attendit le retour de son coéquipier en se servant une mousse bien fraîche. Des hurlements de sirènes s’élevèrent dans la rue. Son cœur faillit en cesser de battre. Les collègues arrivaient-ils ici ? Le son sembla se figer à quelques encablures de là. Il retrouva un semblant de paix et en profita pour consulter ses messages sur ses téléphones. Un homme venait de se faire renverser par une voiture, explication du tintamarre tantôt. Son ex-femme le sommait de verser la pension alimentaire au bénéfice de ses deux enfants. Des notifications de réseaux sociaux. Quelques courriels professionnels d’intérêt mineur. Il faisait durer la dégustation de la bière en attendant le retour de Caron. Il était parti au diable. Il entra plus avant dans la pièce principale pour voir s’il n’y avait rien à dérober. Au point où il en était, il pouvait profiter un peu de l’occasion. La commission rogatoire le couvrait totalement. Il était dans les clous. Tranquille. Pénard.

Un homme apparut dans l’embrasure de la porte de la cuisine. Il se tordait les mains dans un torchon. Il arbora un air surpris et furieux à la fois. Wouters agrippa immédiatement son holster pour en extraire son arme de service. Vide. Putain ! Merde ! L’homme imita le geste ample du magicien faisant apparaître une colombe dans un foulard. Au lieu du volatile, l’arme de service de Wouters. Le flic fourragea dans la poche intérieure de sa veste. Sa carte impressionnerait l’homme au torchon.

-          C’est ça que tu cherches, Stéphane ?

En entendant son prénom, Wouters se dérida. C’était une blague. En pleine perquisition, c’était bien vu. Il ouvrit les mains, les tourna vers le haut et s’avança, nuque basse, avec le demi sourire en coin de celui qui vient de tomber dans le panneau. C’était drôle, mais c’était fini. Les blagues les meilleures. L’homme agita les mains, les objets disparurent.

Wouters plissa les paupières afin de mieux calculer le plaisantin. Grand, brun, visage avenant, regard perçant, dents immaculées. Il ne le connaissait pas. Il était désarmé de fait lui aussi. Wouters, rompu au combat à mains nues, estimait le potentiel meurtrier de l’inconnu à celui d’une mouche.

-          Je vous laisse une chance, le défia-t-il torse bombé, qui que vous soyez, pour me rendre mon flingue et ma carte.

Pour toute réponse, l’homme retourna à la cuisine. Furieux, Wouters agrippa ses menottes, bien décidé à l’entraver et le placer en garde à vue. La pièce était vide. L’homme apparut dans son dos, le menotta et le projeta sur le sol. Wouters, désemparé, ne parvenait pas à recoller les morceaux de l’étrange réalité surgie devant lui sans crier gare. Comme si c’était de nouveau le moment où il pouvait reprendre le dessus, il l’invectiva, le menaça des pires sanctions s’il ne le libérait pas de suite. Caron, que fichait-il cet abruti ? Où était-il parti chercher sa came ? Encore en train de se taper la discute avec  Kowalsky à la BTA ?! L’homme arborait un air presque désolé, un tantinet moqueur. Cette subtilité d’expression plongea Wouters dans une colère noire. Agacé par tant d’agitation, l’homme claqua des doigts, un silence de plomb s’installa. Stéphane Wouters venait de perdre connaissance et semblait dormir, effondré, menotté, sur le carrelage de la cuisine.

-          Bon, et maintenant le second coco, murmura Jean-François sur un ton goguenard.

Caron poussa la porte d’entrée à peine le temps pour le dire. Le calme de l’endroit l’alerta aussitôt. Il dégaina son arme, arma le chien, et progressa, comme un crabe perdu sans son eau, dans l’appartement de Keller. Rapide coup d’œil en direction de la cuisine. La vision des pieds de Wouters immobiles au sol fit bouillir ses synapses. Il était arrivé quelque chose en son absence. Un choix cornélien s’imposait, planquer la drogue arrachée à Kowalsky à coup de menaces de dénoncer ses magouilles, de retour d’ascenseur, de paiement au centuple et autres singeries du même acabit, ou porter secours à Wouters au risque de se faire neutraliser lui aussi avec de la cocaïne plein les poches. Merde ! J’ai oublié d’effacer les empreintes sur les paquets de coke. Kowalsky va me tuer ! Une terrible question s’imposa à lui : à qui avait-il réellement affaire ? Qui s’en était pris à Wouters ? Des collègues ? L’IGPN ? Des cambrioleurs ? Keller lui-même ? Son sang s’échauffait. L’endroit semblait désert, mis à part son coéquipier étendu sur le carrelage de la cuisine. Rapide coup d’œil en direction de la porte d’entrée. Il pouvait encore fuir, rendre la drogue à son propriétaire et abandonner Wouters à son triste sort, quel qu’il fût. Agostini mettrait de l’ordre dans tout ça. Ni vus, ni connus, les comparses reprendraient le cours de leurs petites affaires.

Au moment de franchir le seuil, la porte d’entrée se referma violemment. Il se fracassa le nez sur le panneau. Étourdi par la brutalité du choc, il rechercha son équilibre et se coula à tâtons jusqu’au sofa. Un homme apparut à côté de lui.

-          D’où vous sortez, vous ? bredouilla Caron en épongeant du revers de la manche de son blouson les coulées de sang sur son visage.

L’homme palpait ses poches. Il saisit les menottes et l’entrava, comme Wouters. À bout de force, Caron s’avachit de plus belle sur le sofa. Agostini avait intérêt à se montrer efficace pour les sortir de ce pétrin. Il ricana, certain de ne jamais avoir à répondre de ses actes.

-          Je ne sais pas qui t’es, grogna-t-il en cherchant à nouer son regard au sien, mais tu vas prendre cher pour ce que t’as fait. T’as pas idée.

Il joua des épaules pour déverrouiller ses menottes. L’homme ne prêtait plus attention à lui. Il pressait les touches du combiné téléphonique de Keller. Il patienta une poignée de secondes. On décrocha.

-          C’est moi, fit-il d’une voix grave. Chez Keller, deux flics. Fausse perquisition. L’un est en possession de drogue sur lui. Il y a ses empreintes sur les paquets plus celles du major Kowalsky. T’en es où de ton côté ?

Il écouta la réponse.

-          Parfait, tu n’es vraiment pas loin… Tu arrives de suite ? … Avec des renforts ? … Nickel… Non, pas de traces de mon passage. Tu me connais…C’est cadeau. C’est pour toi. 

Caron dardait sur lui des yeux aussi noirs que les ténèbres elles-mêmes. L’homme se la jouait grand seigneur avec sa peau et celle de Wouters.

-          Putain ! T’es qui espèce de sale connard ! Qui t’as appelé ?!

-          Il se passe quoi ici ?! pesta Wouters, toujours étendu dans la cuisine.

L’homme ne répondit pas et, d’un coup de poing bien dirigé, les envoya tous deux dans les vapes. Il se frotta les mains, puis, alerté par la rumeur de moteurs au pied de l’immeuble, s’approcha des fenêtres pour apercevoir quatre hommes jaillir d’un véhicule surmonté d’un gyrophare. Ils échangeaient des consignes lorsqu’ils aperçurent un véhicule se garer devant eux sans ménagement. Ambiance tendue le temps de reconnaître le procureur adjoint. Que faisait-il là ? Comment savait-il ?

-          Pas le temps d’expliquer ! balança-t-il.

Il ordonna à Keller de composer le code d’entrée.

-          Il a raison Karl ! tempêta Valmont. Il se passe quelque chose chez toi !

Elle vissa son regard dans le sien. Erika Vence et Mathieu Aumont s’agitaient dans leur dimension. Il y avait urgence. Keller, devinant ce qu’il se passait, acquiesça. Ils s’engouffrèrent dans l’immeuble. Ils firent irruption dans l’appartement du lieutenant, Vanpeene constata que Jean-François était parti. Ils trouvèrent Caron et Wouters menottés, dans les vapes. Après un échange de regards consternés, les yeux convergèrent sur Vanpeene. Il résuma, tel un tribun, la situation.

-          Le dénommé Caron serait en possession de cocaïne, dit-il. Vous trouverez ses empreintes et celles d’un major de gendarmerie sur les paquets dans ses poches. Il s’apprêtait à cacher des doses chez vous, Keller, pour ensuite vous dénoncer dans le cadre d’une fausse perquisition ordonnée par Agostini. Le dénommé Wouters est complice. Tous deux corrompus. Ils sont les bras droits du proc.

-          Je ne vous demande pas comment vous êtes si bien informé ? pérora Vicentini.

Vanpeene ne répondit pas. Il calculait déjà les conséquences d’une telle prise. Elle s’imbriquait parfaitement dans un plan de haute inspiration. Les clés USB contenant les fichiers compromettants trouvées dans la poche d’Agostini, Agostini mort renversé par une voiture, ses complices pris la main dans la marmelade chez Keller. Magistral. Il n’avait plus qu’à découvrir la suite et se laisser porter.

Vicentini et Dulieux embarquaient les deux comparses. Keller s’était approché de Vanpeene absorbé par sa réflexion. 

-          Comment avez-vous su ? demanda-t-il.

Le visage du procureur adjoint se figea. Il coula un regard froid à Keller sans répondre. Sa mâchoire musclée ondulait sous sa peau.

-          Et vous ? se contenta-t-il de répondre d’une voix désincarnée.

Keller lui renvoya son regard, puis, avec des gestes tranquilles, fit mine de remettre de l’ordre dans le salon. Vanpeene se dirigea vers la porte. Le devoir l’appelait au parquet. Il marqua une pause puis s’adressa à Keller avant de franchir le seuil.

-          Vous en savez beaucoup Keller, dit-il le visage immobile avec une urgence dans le ton de sa voix. Vous en savez plus que les autres. Faites votre devoir, mais restez sur vos gardes. Je me suis acquitté du mien. Nous verrons ce que vous en ferez. Vous serez confronté à vos propres choix.

-          De quoi parlez-vous ?

Vanpeene ne répondit pas.

-          Monsieur le procureur !

Vanpeene d’un geste d’autorité mit fin à la conversation puis sortit. Keller ne chercha pas à le retenir. Un sentiment étrange grandissait en lui de manière implacable. Il se souvint : Pourquoi vous ? Parce que le Ciel a un plan et vous en faites partie, tout comme moi. Le sang affluait sur ses joues, battait à ses tempes. Le souvenir des mots pulsait dans ses veines : Je m’acquitte de ma part de travail. Elle ne me plaît pas. Pris dans un piège atroce, il entrapercevait une clarté à travers le voile de la pénombre. John Michael Shadow… C’est donc toi… Je fais quoi maintenant, espèce de fils de pute ?



 

 

 

 

 

 

67

 

 

Keller et Valmont partageaient un moment sensuel sous la douche. Parenthèse d’amour tendre et salvateur. L’eau ruisselait sur leurs corps frissonnants. Son chant discret ressemblait à un sanglot, comme si elle emportait leur peine avec elle. Les mots caressants se déversaient entre les soupirs. Autour d’eux les ombres et les cris des ténèbres.

-          Épouse-moi… souffla Keller. N’attendons pas. Je t’aime.

Elle resserra son étreinte pour toute réponse. Il l’enlaça comme son plus précieux trésor.

Le temps avait stoppé sa course. Ils ne se reposaient pas, dormaient quelques heures entre deux réunions, entre deux fournées d’auditions. Agostini était mort. Un mur de silence s’était aussitôt dressé autour du drame. Ni la presse, ni le personnel du commissariat n’avait reçu d’informations. On se perdait en conjectures. La DRPJ de Lille s’était saisie du dossier puis avait installé une lourde chape de plomb dessus. De fait, dans l’esprit de tous, l’accident cachait quelque chose de plus grave.

Vicentini et Dulieux avaient annoncé des avancées significatives dans l’enquête sur les meurtres de Zahira Taouss, Marylise Winter et Jacques-Yves Delaunay, mais s’étaient retenus de développer le sujet comme s’ils regrettaient d’avoir trop parlé.

-          Quelle heure est-il ? demanda Valmont cherchant des yeux l’horloge murale de sa cuisine.

20h30. Sa chevelure blonde encore humide tombait en cascade dans son dos. Elle avait choisi une tenue de sport pour la soirée. Jogging, sweatshirt.

-          Je te prépare quelque chose à manger ?

Il accepta avec gourmandise puis s’installa sur l’un des quatre tabourets hauts en polyuréthane blanc disposés le long du bar américain. Il  cala ses talons sur le repose-pied.

-          Je sais qui est Shadow, balança-t-il sans ménagement.

Elle attendit la suite. La lame du couteau frappait lentement la planche de découpe. Les fines tranches d’oignon tombaient les unes devant les autres.

-          Vanpeene. 

-          Le proc adjoint ? fit-elle/ Ah, oui. On ne dirait pas. Il n’a pas l’allure d’un psychopathe pourtant.

Il ne répondit pas. Pourquoi vous ? Parce que le Ciel a un plan et vous en faites partie, tout comme moi. Je m’acquitte de ma part de travail. Elle ne me plaît pas. 

-          Je repense à ce qu’il a écrit dans ses courriels trouvés dans l’ordinateur mystère.

-          Ses explications mystiques ?

-          Oui. Il n’agit pas seul. Il savait ce qu’il trouverait chez moi tout à l’heure.

-          La dernière perquiz bidon de la journée ? Quelqu’un l’aura prévenu ? Comme nous ?

-          Je pense oui. Par ailleurs il avait l’intention d’intervenir seul étant donné qu’il n’a pas demandé de renforts. Il ne savait pas que les lillois et nous allions jeter un œil à l’appartement.

-          Ça, c’est toi qui le penses. Pour ma part, je ne sais plus trop quoi croire. Si ça se trouve, mes indics fantômes le rencardent aussi.

Il inspira profondément avant de répondre.

-          Tout est très compliqué, dit-il. Et puis il y a cette gamine, Jessica Waldeck. Elle jouait à la voyante avec moi. Elle était rancardée par un type. Il faudrait peut-être s’en préoccuper, non ?

-          Jean-François ?

Il hocha la tête.

-          On n’a aucune trace de lui, fit-il. Tes fantômes ont-ils des infos le concernant ? Je parie que tu ne les as même pas interrogés.

-          Je ne leur demande rien. C’est compliqué de demander des trucs à des morts. Moi, je ne veux pas leur devoir quoi que ce soit. Et pour te répondre : ca ne me parle pas, répondit-elle en fouillant sa mémoire. Tu penses que ce gars tire des ficelles en coulisses ?

-          Peut-être.

-          Dans quel but ?

-          Si je m’en tiens au profil des victimes, il joue au justicier. Leur passif est lourd. Vanpeenne-Jean-François- Shadow. Je cherche à savoir qui est qui. C’est Shadow qui nous a transmis la clé USB contenant les preuves de l’existence du réseau pédosataniste. C’est Shadow qui nous a révélé une situation cachée. Il a été très utile. C’est probablement lui aussi qui a remis les preuves à la patronne. Quel rôle joue-t-il ?  

-          Notre patronne a été piégée en retour, dit-elle.

-          Elle a effectué des prélèvements suite à son agression.

-          Seule ?

Il confirma. Valmont se ménagea un instant de silence afin d’évaluer la portée de cette nouvelle.

-          Elle ne pourra probablement rien en faire, fit-elle navrée.

Elle attaqua la découpe des champignons de Paris avant de reprendre.

-          Donc on a un proc adjoint, Vanpeene alias Dr Jeckyll, bon mari qui cherche à protéger sa femme d’un harceleur, qui n’est pas lui soit dit en passant. Mister Hyde, son second visage, qui punit trois membres d’un réseau pédosataniste. Il entre en contact avec toi, te dédicace l’une de ses victimes, t’implique dans son jeu.

-          Il me dit que j’ai un travail à faire, un genre de mission divine.

-          C’est ça, dit-elle. En même temps, il s’attaque à des adorateurs de Satan qui sacrifient des gosses. Le contexte s’y prête. Il se place du côté de Dieu, même si ses actes sont répréhensibles au regard de la loi.

-          Il dit que ça lui pèse, précisa Keller.

-          C’est un magistrat. Il sait ce qu’il encourt. Il t’envoie une clé USB pour te révéler une situation que tu ignorais. On peut dès lors en déduire une volonté de justice pour les victimes du réseau. Totalement illégale, mais réelle.

-          Il veut que je sache à qui j’ai affaire en se dévoilant ainsi.

-          Après Paradis 123, c’est sympa… plaisanta Valmont.

-          On a Paranoïa 123.

-          Très drôle. Tu devrais écrire une trilogie. 

-          Pour en revenir à Paradis 123 : le commissaire Thellier était impliqué, dit Keller. Ici on a Agostini, des flics, le maire… C’est reparti pour un tour.

-          … la presse, des toubibs.

-          Ils sont passés sous les radars quand on a démantelé Paradis 123.

Elle posa le couteau sur le plan de travail, puis chercha à capturer son regard.

-          Tu veux mon avis ? dit-elle.

-          Dis toujours.

-          Eh bien, je pense que les deux réseaux fonctionnent ou fonctionnaient, je ne sais pas trop, ensemble. Ils se soutenaient mutuellement. Comme si leurs synergies respectives formaient un supraréseau encore plus puissant.

-          Ça fiche le tournis.

-          Paradis 123 est le nom du réseau mais aussi de leur drogue phare.

-          L’ayahusasca synthétique, fit-il.

-          Une puissante DMT en tout cas parce que j’en ai pris et depuis, tu sais ce qu’il m’arrive.

-          Tu discutes avec les morts.

-          C’est ça. Bref, imagine que la Paradis 123 soit revendue aux tarés satanistes. Ils se shootent en invoquant leur cornu de merde. Je te laisse imaginer le résultat.

-          Ils prennent l’apéro avec Satan, plaisanta-t-il.

-          C’est ça. J’ai pas mal discuté avec Mathieu Aumont sur ce qu’il se passe de l’autre côté.

-          Dans la mort ?

Elle acquiesça.

-          Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

Elle tenta de se souvenir le plus précisément possible avant de répondre.

-          Erika et lui seraient dans une dimension parallèle à la nôtre depuis leur mort. Une dimension peuplée de désincarnés comme eux. Un genre de purgatoire. Une réalité similaire à la nôtre avec ses chefs de gang, pour faire simple. Il y a pas mal de morts qui veulent revenir et qui offrent leurs services à des démons pour avoir le droit de retourner dans les corps et profiter des plaisirs charnels comme au bon vieux temps. Ils renseignent, provoquent des accidents ou que sais-je et en échange, le démon dégage un vivant pour leur laisser la place. C’est ainsi qu’une épouse ne reconnaît pas son mari qui a changé de comportement du jour au lendemain.

-          Je vois, fit Keller passionné par les explications de Valmont.

-          Dans nos affaires, Erika et Mathieu prennent des risques à nous rancarder, car la partie adverse est aussi au courant.

-          Tu essaie de me dire que la partie se joue ici et de l’autre côté de la mort aussi ?

-          C’est possible. C’est ce qu’Erika et Mathieu m’ont expliqué en tout cas. Pour le reste… si on étudie de nouveau les données des dossiers et qu’on les cale dans ce nouvel angle de vue…

-          Ça colle parfaitement.

-          Ça colle parfaitement.

Silence.

-          La drogue Paradis 123 fait le job du breuvage chamanique utilisé en Amazonie pour accéder à des mondes fantastiques. Les satanistes l’utilisent pour accéder aux démons. J’avoue que j’ai eu de la chance quand j’en ai pris. J’aurais pu basculer.

-          Tu as vu Dieu ?

-          Non, répondit-elle en souriant, ou alors je ne l’ai pas reconnu !

Ils rirent de bon cœur.

-          Ce que je veux te dire, Karl, c’est que ces affaires révèlent un affrontement caché entre le bien et le mal. Ça fait très manichéen, limite ridicule. Mais souviens-toi des vidéos, des photos. Ces hommes et ces femmes encapuchés, psalmodiant des incantations…

-          Ils sont allés jusqu’au bout de leur folie, poursuivit Keller.

-          Des innocents sont morts. Alors à nous de peser le pour et le contre. Vanpeene doit-il être arrêté pour avoir neutralisé trois meurtriers ?

-          Tu as vu sa vidéo ? Il a vécu un instant spécial, non ? T’aurais fait quoi à sa place en plein mélo digne de L’exorciste ?

Keller abandonna un soupir exaspéré.

-          Exactement. Delaunay rampait au plafond. Ça existe vraiment. Pas que dans les films. Moi, je vois et j’entends des morts. Ils nous aident concrètement. Sans eux, tu serais en taule. C’est pour moi une preuve concrète.

-          Une preuve concrète de quoi ?

-          Ne me demande pas : tu ne veux pas entendre la réponse.

-          La question, de toute façon, ne se pose pas : on n’a aucune preuve concrète de quoi que ce soit.

-          Karl, arrête ça. Je ne suis pas dingue. Tu crois ce que tu veux. Ce soir, tu dors dans ton lit et c’est grâce à Mathieu et Erika. Point barre.  

Valmont entreprit la cuisson des légumes. Ils frissonnèrent dans la cocotte sous la morsure du beurre brûlant.

-          À quoi penses-tu ? demanda Keller.

-          Eh bien… j’ai 34 ans et … bredouilla-t-elle en cherchant ses mots.

Elle recouvrit la cocotte.

-          … je me rends compte que j’ai vécu jusqu’à aujourd’hui dans une autre réalité. Une réalité créée de toute pièce dont j’ai ressenti l’absurdité depuis toujours. Des parents compliqués, peu aimants, un début dans la police perturbant. J’ai cru pouvoir protéger les autres en réponse à cette insécurité ressentie durant mon enfance. Au lieu de cela, j’ai découvert la noirceur abyssale de l’être humain. Un soir, quand je bossais à Bailleul, un collègue des stups, pour se marrer, m’a proposé de la Paradis 123. Comme je te l’ai expliqué, j’ai eu beaucoup de chance de survivre mentalement à l’expérience. Je suis partie dans un autre monde que je ne connaissais pas. D’aucuns parleraient d’hallucinations. J’en suis revenue avec quelque chose dont j’ignore la portée. Depuis, j’ai des flashs, je vois des morts. Au début, c’était de temps en temps. Depuis la mort d’Erika Vence et de Mathieu Aumont, c’est tout le temps. Je les vois de mes propres yeux. Ils me parlent et ce qu’ils me disent se vérifie dans le concret. C’est très perturbant. Je me rends compte que sans eux, tu serais perdu.

-          Je comprends… On ne peut pas douter de la réalité de leur action. C’est perturbant en effet.

-          Oui. Et puis, je ne me remets pas des images que j’ai vues sur l’ordinateur de Shadow. La clé USB… Pourtant j’ai vu des scènes d’horreur durant ma carrière de flic. Il m’est arrivé de ne pas dormir pendant des semaines tellement les crimes étaient abominables. Ce que nous avons vu récemment relève des légendes urbaines, des fantasmes de décérébrés.

-          Nous avons reconnu des gars de chez nous en plus, ajouta Keller. C’est ça le plus terrible.

-          Oui et non. La proximité de ces monstres nous impacte. Ils existent avec ou sans nous. Ils sont le mal. Le mal existe. Il vit. Il agit. Nul ne peut dire qui il concerne, car il ne répond à aucune logique sociétale. Il y a le mal qui découle de notre monde : les tempêtes, les incendies, les séismes. Et puis celui qui s’est affranchi de tout ça. Les tarés qu’on a vus sur ces vidéos de merde sont sans limites.

-          Ils savent se cacher, précisa Keller.

-          Mieux que ça : ils ont rendu leurs saloperies normales. Ils sont organisés. Tu ne vois rien. Tu fais ton boulot de flic dans les clous et au final, tu as fait de la merde parce qu’ils jouent avec toi. Si t’essayes de les attaquer sur leur terrain, tu te plantes parce qu’ils sont meilleurs que toi. Ils sont dans leur élément et toi tu n’as pas les codes pour pouvoir lutter.

-          Dis-toi que si tu parles à Erika et Mathieu alors qu’ils sont morts, ils ont les mêmes possibilités, voire pire.

-          Ils peuvent tuer quelqu’un à distance, déclara-t-elle avec effarement. Dis-toi que ce qu’on voit dans les films est en deçà de la réalité. J’en suis désormais convaincue.

Un silence de plomb s’installa autour d’eux.

-          Que veux-tu faire de tout ça maintenant ? demanda Keller. On ne peut en parler à personne.

Elle en convint en se demandant quel avenir leur était désormais réservé. 

-          Nous n’avons aucun pouvoir, ajouta-t-il.

-          Si.

-          Lequel ?

-          Celui de passer entre les gouttes, sous leurs radars, et ne pas basculer dans leur folie.

-          Je ne peux même pas te dire que tout va bien se passer, dit-il. On a tout de même un problème avec Vanpeene. Le mec a enlevé deux femmes, les a torturées. Il a tué un homme, l’a dépecé. Il est entré chez moi par effraction et se dit soldat de Dieu. Ensuite il me dit que c’est moi qui dois faire mes choix en rapport de cela. Comme s’il nous invitait à aller au-delà des apparences. Aujourd’hui, je ne suis pas capable de faire la part des choses. C’était des enculés, certes, mais sa méthode est plus que discutable.

-          On a sauvé un gamin grâce à lui…

-          C’est vrai, répondit-il. Je ne sais plus trop quoi penser, j’avoue. J’ai l’esprit en vrac. Il va nous falloir du temps pour nous remettre, si toutefois c’est possible.

Il plongea son visage dans le creux de ses mains.

-          Pauvres gosses… souffla-t-il.

Dans le salon, son smartphone tintinnabula. Vanpeene voulait les voir tous les deux, sans délai.

-          Nous allons être fixés quant à notre sort, dit-il l’air inquiet.

-          Juste au moment où les petits légumes commençaient à mijoter, plaisanta Valmont.

-          Pas envie de rigoler, désolé.

-          Mathieu et Erika me disent que nous pouvons y aller sans crainte.

-          Ils sont voyants maintenant ?

Elle ouvrit grand les mains en dodelinant de la tête comme pour marquer son désappointement.

-          C’que j’en sais moi ? lança-t-elle. Nous n’avons qu’à nous laisser porter. Tu vois une autre solution, toi ?

Il admit d’un haussement des épaules puis il eut un geste de désinvolture.

-          Quoi qu’il se produise dans son bureau tout à l’heure, nous serons ensemble pour le vivre et c’est ce qui compte pour moi.

Elle se lova contre lui. Ils s’étreignirent comme deux enfants  perdus avant de rencontrer l’ogre.   


 

 

 

 

 

 

68

 

 

Vanpeene somma Keller et Valmont de laisser leurs téléphones sur le bureau de la greffière le temps de leur entretien, puis les accueillit dans le bureau d’Agostini. Ambiance spectrale en cette heure avancée de la soirée. Valmont étudiait la structure de l’endroit dans la crainte de voir le défunt procureur surgir de son enfer. Le visage neutre, indifférent à leurs traits tendus et leur apparent épuisement, Vanpeene leur désigna les sièges face à lui.

-          Asseyez-vous. Merci d’être venus. Nous n’avons pas beaucoup de temps alors je vais aller droit au but.

Les muscles de sa mâchoire se durcirent lorsqu’il saisit et ouvrit le premier dossier posé sur une pile à sa gauche. Il ne cherchait pas à accrocher leurs regards. Les événements dramatiques récents semblaient n’avoir eu aucune prise sur lui. La mort de Marc Agostini avait rabattu une partie des cartes. Le jeu se poursuivait, selon ses propres règles désormais.

-          Les lillois m’ont fait un point de la situation, dit-il en balançant ses yeux de l’un à l’autre, mais je pense que vous savez déjà où ils en sont. Alors gagnons du temps.

Il leur tendit un document officiel.

-          Je vous ai rédigé une autre commission rogatoire pour perquisitionner une seconde fois le domicile de Delaunay. La voici. J’aurais pu vous la transmettre par voie électronique, mais j’ai préféré le faire à l’ancienne pour des raisons évidentes de confidentialité. Un juge d’instruction va être désigné. Étant donné les degrés et qualités des protagonistes de cette affaire, je préfère assurer une totale impartialité de ce dernier en portant au dossier des pièces à conviction indiscutables. Personne ne les a à ce jour. Je m’occupe de cette question.

Il marqua un silence avant de poursuivre. Il se leva, ouvrit la première porte du vaste placard incrusté dans le mur opposé aux fenêtres. Il composa le code de l’ouverture du coffre-fort. Un long bip suivi de cliquetis mécaniques indiquèrent la réussite de son ouverture. Il enfila une paire de gants en nitrile puis sortit un sachet en plastique transparent à fermeture à zip. Il poussa la porte du coffre qui se verrouilla automatiquement, puis referma le placard avant de retourner à sa place.  

-           Voici la preuve manquante, dit-il en déposant le sachet sur le sous-main.

Keller et Valmont se penchèrent en avant pour mieux distinguer son contenu.

-          Des clés USB ? fit Keller surpris.

-          Agostini en avait tout un stock dans ce coffre. Officiellement, vous les avez trouvées chez Delaunay au cours d’une perquisition ordonnée suite aux nouveaux éléments découverts par Vicentini et Dulieux.

Consternation. Le procureur adjoint s’apprêtait à trafiquer l’enquête.

-          Vous procédez comme d’habitude et vous transmettez votre rapport en faisant mention de vos constatations.

-          Dulieux et Vicentini ? demanda Valmont.

-          Ils attendent votre rapport.

-          Comment on rattache ces clés et leur contenu à Delaunay.

-          Ses empreintes sont dessus.

Silence. Lourd.

-          Ne me posez pas de questions s’il vous plaît de grâce. Nous voulons assurer la prise en compte de ces preuves et ajouter un autre circuit de constatations au cas où l’existant serait neutralisé par un juge indélicat. Agostini était procureur, votre ancien patron était mouillé jusqu’au cou dans Paradis 123, le maire fait partie de la fête. Nous ne connaissons pas encore l’étendue du réseau.

Vanpeene fit mine de lire une note manuscrite collée sur le rabat du dossier.

-          Je ne vous laisse pas le choix, fit-il en leur coulant un regard noir. Ils ont piégé madame Brunet. Vous aussi Karl. Ils veulent votre peau, la vôtre également madame Valmont. Vicentini et Dulieux sont inquiets pour leur sécurité. Le commissaire divisionnaire de Lille prend cette affaire au sérieux, mais l’ensemble de l’instruction peut nous conduire vers un classement sans suites si nous ne faisons pas suffisamment vivre les preuves.

Keller nageait dans une marée de lassitude. De force il serait impliqué dans un bidouillage orchestré par d’autres, sans prendre en compte les risques qu’il encourait de fait. Vanpeene avait joué au justicier et l’avait plongé tête la première dans son enfer d’une façon si abjecte qu’il lui était impossible dès lors d’envisager ce nouveau subterfuge avec sérénité. Il était devenu leur fusible, l’abruti parfait pour porter le chapeau, avec le risque réel et sérieux de se voir propulsé au rang de suspect dans une affaire de pédocriminalité. Vanpeene voulait faire vivre les preuves. Agathe Brunet lui avait-elle fait part de son courrier à l’attention des lieutenants Carrache et Le Floch du SRPJ de Rennes ? Un autre feu allait prendre. Qu’en pensait-il ?

Keller garda le silence pendant que Vanpeene justifiait derechef le bienfondé de son action. Des enfants étaient morts, la presse, le maire et probablement des flics étaient impliqués. Il n’avait pas d’autre solution pour éviter un enterrement pur et simple de cette affaire.

-          Avez-vous pensé à une conférence de presse et diffusion des informations aux autres parquets afin qu’ils enquêtent sur leur territoire ? demanda Valmont.

Une voix familière tonna dans leur dos. Dulieux venait de faire irruption dans le bureau.

-          On ne connait pas l’ampleur du phénomène, dit-il. On a eu une affaire similaire chez nous. Elle a été classée sans suite en à peine deux semaines. Ce n’est pas la règle, mais le risque est trop important dans ce cas précis.

Il s’installa et désigna le sachet contenant les clés USB au centre du sous-main.

-          Vous leur avez expliqué ?

Vanpeene acquiesça d’un hochement de tête. Keller se demanda si cette connivence entre les deux hommes tiendrait toujours si Dulieux connaissait la véritable nature du gaillard.

-          Ou alors on leur envoie la grosse bombe atomique sur la gueule, dit Valmont comme si une voix invisible venait de lui souffler l’idée à l’oreille.

-          Quelle est votre idée ? demanda Dulieux.

-          On trouve un bon hacker capable de craquer les systèmes de la justice, police, gendarmerie, presse, armée, médias, réseaux sociaux. On informe tout le monde au même moment en balançant les preuves. En France et à l’étranger.

Échange de regards.

-          On a quelqu’un comme ça chez nous ? demanda Keller.

-          Oui, assura Dulieux. On a recruté deux gamins. De vrais génies. Faut étudier la question. Si on se lance là-dedans, c’est sans filets.

-          Et la validité des preuves… précisa Vanpeene.

-          Oui, mais, foutu pour foutu, autant balancer, insista Valmont.

Silence. Ils réfléchissaient.

-          Je suis assez d’accord avec le principe du hacking, dit enfin Dulieux. Ça permet de protéger la source étant donné le caractère sensible de l’affaire. Cependant, je pense qu’il faut mieux la cibler. Le public n’est pas prêt à recevoir ce genre d’information.

-          Ce serait vu comme un canular ? demanda Valmont.

-          Non, pas forcément. Il pourrait donner des idées à des esprits malades en recherche de sensations dégueulasses. « Si d’autres le font pourquoi pas moi ? » Et c’est reparti pour un tour. Montrer le mal, c’est aussi en donner l’idée, l’envie à des tarés qui n’y pensaient pas.

Il fit quelques pas en réfléchissant.

-          Il faut diffuser nos preuves dans notre réseau justice, police, gendarmerie avec descriptif des faits. Rédiger un communiqué de presse en sélectionnant les pièces à conviction, en masquant les parties sensibles de l’image. Le public n’est pas prêt à connaître la vérité.  

-          Oui, mais trois de ces tarés ont été assassinés, contesta Keller avec un regard appuyé à l’adresse de Vanpeene. Ils passeront pour des victimes sur lesquelles on s’acharne. Ces preuves pourront être déclarées nulles et non avenues. Retour à la case départ avec impossibilité d’enquêter.

Vanpeene et Dulieux se consultèrent d’un rapide coup d’œil.

-          Le commandant Dulieux est au courant de tout, déclara Vanpeene. Julien Montaigu de Quercy, le gamin retrouvé chez Delaunay, se trouvait dans le bureau voisin avec le commandant Dulieux pendant que je m’entretenais avec le commandant Vicentini. Il a reconnu ma voix et m’a dénoncé. Dulieux a prétexté avoir besoin de moi pour le gosse. Il a fermé la porte du bureau et nous a confrontés. Julien s’est jeté dans mes bras pour me remercier de l’avoir sauvé. Ne vous inquiétez pas Keller : malgré ce moment très émouvant pour moi, je serai mis en examen à l’issue de cette affaire car j’ai avoué.

-          Quand vous dites « j’ai avoué », l’interrompit Keller, vous avez tout raconté ? Votre mission ? Dieu qui papote avec vous ?

Vanpeene acquiesça d’un hochement de tête. Keller se tourna vers Dulieux.

-          Et vous, commandant, dit-il en le regardant dans un œil puis dans l’autre, tout ça c’est passé crème ? Pas de soucis ?

Dulieux ne répondit pas ne sachant pas à quoi s’attendre désormais. Valmont posa une main tendre sur la cuisse de Keller. La pression retomba aussitôt. 

-          La fraternité tombe et je suivrai, reprit Vanpeene. Pas avant. Je suis en sursis. Vous êtes mes premiers juges. Si vous décidez de me poursuivre, ce sera déjà un premier jugement des Hommes. Un autre, plus dur encore, suivra car je ne suis pas des leurs alors ils ne me protègeront pas. Cela ne m’importe pas, car il fallait marquer les esprits pour attirer l’attention et faire comprendre la nature monstrueuse des crimes perpétrés par les membres de ce cercle immonde.

Dulieux gardait le silence en évitant de croiser les regards. Il naviguait en eaux sombres lui aussi. Il tenait le sort de Vanpeene entre ses mains.

-          Et Vicentini, s’enquit Keller troublé par cette révélation inattendue.

-          Il n’est pas au courant, intervint Dulieux, ni le reste de mon équipe d’ailleurs.

-          Vous ne leur avez rien dit ? s’étonna Valmont.

Pour toute réponse, il leva la tête vers elle sans mot dire.  

-          Rédigez votre rapport de perquisition tous les deux, s’il vous plaît, poursuivit Vanpeene. Le commandant Dulieux est au fait de cela. Il se déclarera superviseur de l’opération. Vous serez ainsi identifiés d’une certaine façon même si ça doit piquer à un moment ou à un autre. Quant à vous commandant, je vous propose de me suivre chez moi. Nous allons nous charger de ce grand mailing. On va mettre le feu et nettoyer le marais.

-          Foutu pour foutu, maugréa Keller.  

Deux heures plus tard, le rapport des OPJ officialisait la découverte de films, images à caractère pédopornographiques, pédosatanistes et révélait l’identité des auteurs présumés des faits. Par ailleurs, au même moment, chaque OPJ du territoire national, chaque parquet, recevait le dossier d’enquête préliminaire gonflé de preuves irréfutables. Les médias découvraient avec stupéfaction l’ampleur d’un désastre annoncé dont était le théâtre une petite bourgade des Hauts de France.

Une heure plus tard, le smartphone de Dulieux trilla. Il adressa un regard navré à Vanpeene.

-          C’est le commissaire divisionnaire. Il est furieux. Je vais savoir si ma carrière est terminée.



 

 


 

 

 

 

 

 

69

 

 

Le chaos se déploya comme une aile. Un raz de marée déferla sur le pays, en sourdine tout d’abord. Un corbeau dénonçait des faits d’une extrême gravité censés s’être déroulés sur le territoire de Saint-Omer. Quelques clichés à peine exploitables étayaient ses déclarations. Selon lui, les autorités possédaient la totalité des images, claires, explicites. Les preuves ne prêtaient pas à confusion. Les médias alertèrent les autorités, leur demandèrent confirmation de l’existence de ces preuves qualifiées d’irréfutables. En réponse, elles exigèrent des médias une rétention provisoire de l’information, le temps de vérifier les faits. Peine perdue. En quelques heures, les réseaux sociaux saisirent une fuite au vol. Un hacker aurait révélé l’existence d’un réseau pédocriminel dans les Hauts de France. Des photos circuleraient dévoilant des personnalités  locales. Si vous les trouvez, faites circuler. Deux clichés donnant l’impression d’avoir été volés en pleine messe noire remontèrent quelques heures après l’appel. Pixellisés, mal cadrés, inexploitables. Les incrédules crièrent à la fausse information, les convaincus réclamèrent justice. Des parents d’enfants disparus trouvèrent là la possibilité inespérée de relancer leur action, forts des éléments dévoilés à l’insu de tous. Les voix s’unirent pour exiger une enquête. Un site internet fut créé afin de permettre aux familles dans la peine de créer un trombinoscope des enfants disparus. Ces dernières organisèrent des marches blanches à travers tout le pays en mémoire des victimes du réseau, soutenues par des associations de protection de l’enfance. Des témoins sortirent du silence et décrivirent ce qu’ils avaient vu et vécu. Des rescapés devenus adultes témoignèrent eux aussi. Ils exprimèrent leur désespoir face à leur difficulté de prouver matériellement la réalité de leur martyr passé.

Le commissaire divisionnaire, dès les premiers frémissements du bouleversement à venir, contacta Dulieux. Il voulait des explications. Comment l’affaire avait-elle pris cette tournure sans qu’il en fût informé ? Qui avait diffusé les photos ? D’où venaient-elles ? Était-il au courant ? Depuis quand ? Dulieux avait-il agi en solo ? L’équipe déléguée sur place semblait tomber des nues. Dulieux en fit autant. Il ne savait rien.

Keller, Valmont, Vanpeene, Brunet, Moreau, et tous ceux qui de près ou de loin participèrent aux enquêtes en amont de ces révélations en furent dessaisis sur-le-champ et mis en congé obligatoire avec interdiction de contacter la presse. L’IGPN et le Conseil Supérieur de la Magistrature furent saisis. Au menu : contrôle des procédures, passage au crible des protagonistes afin de révéler d’éventuelles complicités. Complicités de quoi ? Des crimes commis ou de leur révélation ?

Les autorités s’exprimèrent dans les médias. Une enquête venait d’être ouverte afin de faire la lumière sur ce scandale. Elles étaient en effet en possession de clichés dont elles devaient estimer l’authenticité. Arrêteraient-elles les auteurs présumés des faits ? Oui, dès que l’authenticité des preuves serait confirmée. Les disparitions d’enfants mobilisaient toute leur attention. Les dossiers en cours étaient suivis avec beaucoup de sérieux. Où la vérité se trouvait-elle ? Il était trop tôt pour le dire à ce stade des investigations, mais la population pouvait compter sur l’efficacité des enquêteurs. Si d’autres éléments remontaient à la surface, ils en feraient part aussitôt.

Dans le silence le plus total, le maire de Saint-Omer se suicida après avoir reçu l’appel d’un média désireux d’obtenir sa version des faits. Il était désigné coupable par le corbeau. La police scientifique avait authentifié les films et les photos de lui. Il était fini.  

L’avocat Mike Vence fut contacté par son bâtonnier. Comment comptait-il se sortir de cette situation inextricable ? Le bruit courait qu’il avait été reconnu sur les clichés. Était-ce lui ? L’assassinat de son épouse, Erika, par l’organisation Paradis 123 ne suffirait pas pour susciter une émotion de compassion à son égard et ainsi faire oublier au public la citation de son nom dans cette affreuse affaire. Il défendait des cas sensibles, bénéficiait de la bienveillance d’un magistrat lui-même mis en cause, Agostini. Il était mort, certes, mais une aura néfaste planait autour de sa mémoire. Vence cria au complot, raccrocha, puis se pendit dans sa cave sous le regard satisfait d’Erika.

Les uns après les autres, les membres du cercle se donnèrent la mort avant la diffusion des résultats des analyses des preuves.  

Et puis un jour, ce que les autorités redoutaient se produisit : une série de photos authentiques fuita sur les réseaux sociaux. L’anonymat des petits martyrs avait été préservé ainsi que leurs blessures par de larges rectangles noirs placés à certains endroits sur les images. En revanche, l’identité des protagonistes était évidente. Le hacker invoqua, à tort ou à raison, la lenteur de la progression de l’enquête, pour expliquer son geste de divulgation sauvage, et la rétention, selon lui, d’une partie de l’information à destination du public. Il reprocha aux médias d’avoir manqué « de couilles » et de le pousser à en avoir à leur place. La presse étrangère s’empara du sujet. Le monde sut.

Et puis, un jour, le calme revint. Les protagonistes étaient morts. Quelques enfants avaient été retrouvés vivants. L’enquête prit fin avec eux. D’autres sujets prirent la suite et l’on passa à autre chose.


 

 

 

 

 

 

70

 

 

Chez Wilfried Vanpeene, quelques heures après la diffusion des preuves à l’attention des entités judiciaires et médiatiques.

Dulieux venait de partir, son smartphone vissé à l’oreille. Le commissaire divisionnaire était furieux, le commandant craignait pour son avenir professionnel. Vanpenne lui avait promis de ne pas quitter le territoire et de rester à sa disposition pour la suite.

La porte s’était refermée. Le chagrin jaillit de lui comme le sang d’une plaie pour se dissoudre ensuite dans un silence de plomb.

Il n’avait plus rien à craindre ni à espérer.

Sans la moindre gêne vis-à-vis de lui, sa femme en désirait un autre. Un Janus aux deux visages. Joli cœur le jour, harceleur la nuit. Elle avait donné la vie et aussitôt la mort. Il jeta un coup d’œil de regret à leur photo de mariage exhibée sur le buffet de la salle à manger. Il passa au filtre des remords le film de sa vie avec elle. Il se fendit d’un bref rictus. Tout ceci n’avait été que farce et duperie.

Dulieux, ou un autre, reviendrait armé d’un mandat d’amener. Le commandant ne passerait pas sous silence le témoignage de l’enfant. Il s’en servirait en réponse à la colère du commissaire divisionnaire. Le joker en fin de jeu pour éviter de sauter avec les autres. Le cheminement de cet esprit archaïque était prévisible dans les moindres détails. Son cœur était bon, mais son adhésion aux règles de son monde entravait une vision à plus large spectre, cette vision dont il aurait eu besoin pour passer son chemin et laisser Vanpeene poursuivre le sien en paix.

Julien Montaigu de Quercy, le petit prisonnier de Delaunay, verrait en lui un héros pour le restant de ses jours. Dieu seul sait ce qu’il aura vécu avant son sauvetage et comment ces jours de terreur auront été dissouts dans son être. Qui choisirait-il de devenir ? Il parlerait de lui, de « celui qui aura tué le méchant », l’aura découpé en morceaux pour le sauver. Passerait-t-il outre la justice des hommes pour découper en morceaux lui aussi ceux qu’il méjugerait pour ressembler à son héros ?  

Les scènes filmées, reflets de l’enfer, retrouvées dans l’ordinateur personnel de Delaunay correspondaient en tous points à la cérémonie à laquelle il avait assistée au cours son voyage dans l’invisible en compagnie de Dieu. Il était certain de n’avoir commis aucune erreur en neutralisant trois de ces démons. Zahira Taouss, Marylise Winter, Jacques-Yves Delaunay et leurs comparses avaient occis tant d’innocents que cet irrésistible dégoût étreignant chaque particule de son être leur était adressé au lieu de découler de ses propres actions. Étrange moisson. Étrange satisfaction d’un devoir accompli dans l’ombre des certitudes des Hommes.

Jean-François apparut devant lui.

-          Comment te sens-tu ? demanda-t-il.

-          Je l’ignore. Peut-être lié à ce monde comme un forçat à une chaîne. Désespéré ? Non. En colère ? Non plus. Ma tristesse est passée. De la joie ? Pas demain la veille.

Il fit quelques pas à travers la pièce et prit appui sur le manteau de la cheminée. Le feu couvait sous la braise.

-          Tu veux rejoindre ta famille ? demanda Jean-François d’une voix douce.

Vanpeene refusa d’un signe de la tête.

-          De quoi leur parlerai-je ? J’ai basculé dans un autre monde.

-          Tu peux te rapprocher d’eux par amour pour eux ?

Vanpeene lui coula un regard lourd de lassitude puis il entreprit de tisonner les braises.

-          Je suis censé aimer mes proches, protéger mon épouse, défendre la justice et je n’en ai plus la force.

-          Pourquoi ?

-          Parce que tu es là et que je veux partir d’ici avec toi. Tu m’as dit que j’en avais terminé, alors…

Ses mots moururent sur ses lèvres.

-          Tu veux partir avec moi, c’est ça ?

-          Oui. Ils vont me faire payer la folie de mes actes. Rien de ce que je pourrai dire ne les convaincra. Le gosse a parlé. Il m’a reconnu. Il parlera encore et c’en sera terminé pour moi. Ils pourront même me faire porter le chapeau pour tout le reste et l’enfer se refermera sur moi.

Les deux hommes se turent. Le feu renaissait dans l’antre.

-          Dans ces conditions, en effet, il vaut mieux que tu partes avec moi.

Vanpeene acquiesça d’un pincement de lèvres.

-          Tu vas me faire mourir ? demanda-t-il. Je vais souffrir ?

Jean-François rit.

-          Non ! Évidemment que non ! Tu veux un enterrement et tout le tralala ? Qu’ils se fendent la cervelle pour ton éloge funèbre ? 

Vanpeene haussa les épaules avec lassitude. Le plafond rabattait la lumière chaude et vacillante du foyer crépitant. Il releva les yeux vers lui, lourds de sa réponse.

-          Le cheminement de l’esprit humain est étrange, reprit Jean-François. Certains Hommes vénèrent le mal sans se douter que ce dernier les méprise et n’a que faire de leur vénération. Le mal a un  job à faire. Il le fait. Les Hommes sont finalement parvenus à s’approprier ses spécificités et à construire un système totalement affranchi de moi. Bref.

Quelques secondes de silence, puis il demanda à Vanpeene ce qu’il décidait.

-          Je pars avec toi, confirma-t-il.

-          Bonne décision.

À ces mots, les deux hommes disparurent.

 


 

 

 

 

 

 

71

 

 

Dulieux mit en marche le moteur de la berline. Le commissaire divisionnaire exigeait des réponses à ses questions. La conversation avait été tendue. Retour au bercail des troupes pour un débriefing musclé. Vanpeene, de son côté,  avait promis de ne pas se faire la malle.

Le commandant s’éloignait du domicile du procureur adjoint, la tête en vrac. Trois affaires de meurtres, la révélation de l’existence d’un réseau sataniste pédocriminel, des complicités embarrassantes pour le système judiciaire, une complexification exponentielle de l’échiquier. Vicentini, Casier et Gautheron avait rejoint Héloïse Monfort et Hugo Derache à leur chambre d’hôtel pour convenir ensemble d’une même version des faits. L’IGPN serait saisie. Les uns et les autres n’avaient pas eu le temps de rassembler les informations collectées. Vicentini avait supervisé l’équipe du commissariat de Saint-Omer et assisté aux autopsies, Casier et Gautheron avaient collecté les procès verbaux d’auditions, épluché les fadettes, fouillé les ordinateurs, vérifié les alibis, Monfort et Derache s’étaient baladés incognito dans Saint-Omer pour capter des informations en off, passé au crible les systèmes internes pour détecter d’éventuelles déloyautés. Dulieux, quant à lui s’était chargé des relations avec le parquet de Saint-Omer, avec Vanpeene en l’occurrence, afin de coordonner les actions. C’est ainsi que Julien Montaigu de Quercy avait croisé le chemin de Vanpeene et avait reconnu son sauveur.

La découverte des films infernaux contenus dans l’ordinateur portable de Delaunay avait broyé son esprit, à l’instar de ses collègues, tant la sauvagerie mise en scène était d’une rare intensité. Elle avait bouleversé son âme, transpercé son cœur. Dulieux était un vieux de la vieille, un policier rompu aux désordres humains, à leur folie. Oui. Mais pas à cette folie hors champ.

À présent, le divisionnaire voulait des explications. Pourquoi l’ensemble des brigades du territoire avaient reçu ces films accompagnés d’une dénonciation de crime extrêmement grave impliquant un maire, un directeur d’organe de presse, un magistrat et d’autres encore ? Pourquoi était-il impossible de localiser l’adresse IP de l’expéditeur ? Un hackeur ? Pourquoi personne ne l’avait-il prévenu qu’une telle affaire surgirait du néant de cette façon ? Sans possibilité de contrôle ? Le divisionnaire se sentait pris au piège d’une machination explosive. Les choses n’auraient pas dû, selon lui, se dérouler de cette façon. Dulieux s’était défaussé. Il avait nié avoir pris part, de près ou de loin, à la diffusion de ces informations aux brigades et à la presse.

-          Vous ai-je parlé de la presse, Dulieux ? Comment savez-vous si la presse est au courant de ça ? Moi-même je n’en sais rien. Vous me l’apprenez. Vous vous fichez de ma gueule ?

-          La presse est toujours informée, ne faites pas semblant de l’ignorer.

Un gouffre s’était ouvert. Dulieux avait basculé la tête en avant sans possibilité de s’accrocher aux parois. Il avait bredouillé une explication fumeuse.

-          Alors, selon vous, la presse serait complice de toute cette merde ?

-          Je le suppose, monsieur. C’est dans l’ordre des choses. Un hackeur ne peut se contenter de notre réseau. Il a besoin de faire des flammes, surtout avec une telle information.

-          Vous étiez au courant de ces films, Dulieux. Ne me mentez pas, s’il vous plaît.

Il admit avoir eu ces films entre les mains, les avoir répertoriés comme pièces à convictions avant de transmettre les éléments à la DRPJ pour traitement avant ouverture d’une information judiciaire.

-          Vous vous rendez compte dans quel merdier on se trouve ? avait grogné le divisionnaire. Y a-t-il autre chose que je devrais savoir avant de raccrocher ? J’ai le préfet sur le paletot.

-          Je fais le point avec l’équipe et je vous tiens au courant, monsieur le divisionnaire.

-          Vous avez intérêt à ne pas vous louper.

Puis il avait raccroché. Dès lors, Dulieux n’avait eu qu’un seul objectif : retrouver Vicentini et les autres pour accorder les violons.

Mais quelque chose clochait.

Et s’il avait agi trop vite ? S’il avait accordé sa confiance à un fou dangereux grimé en agneau inoffensif ? S’il s’était laissé berner par un expert en manipulation jusqu’à le suivre dans une folie incontrôlable ? Pourquoi Dulieux n’avait-il pas suivi la procédure en plaçant Vanpeene en garde à vue dès que le petit Julien l’avait reconnu ? Julien était le seul témoin, le grain de sable dans la mécanique. Sans Julien, pas de preuve contre Vanpeene. Et si Vanpeenne était un renégat ?

Et si Vanpeene faisait en fait partie de la fraternité et que, pour une obscure raison, il avait décidé de trahir ses pairs en se débarrassant de trois d’entre eux d’une façon abjecte pour marquer les esprits et, une fois l’attention de l’auditoire acquise, en dénonçant l’ensemble de ses frères ?

Cette idée vrilla l’esprit de Dulieux. Le magistrat était-il en réalité à la tête de ce cercle ? Il freina brusquement en pestant, fit demi- tour en direction du domicile de Vanpeene. Avec un peu de chance, il serait encore chez lui à savourer sa victoire, à mille lieues de se douter qu’on avait lu dans son jeu.

Lorsqu’il se présenta sur le seuil de la maison, la porte était entrouverte. Il la poussa, arme au poing, et se glissa à l’intérieur. L’endroit était vide, le feu s’éteignait dans l’antre. Il rangea son arme et fouilla chaque pièce. Une voiture au garage. Ses papiers dans le portefeuille laissé en évidence sur le buffet de la salle à manger.

Vanpeene s’était volatilisé.

-          Merde ! pesta-t-il en balayant d’un geste brutal les objets disposés sur un meuble à portée de main.

Il enfila des gants en latex afin de procéder à une visite non officielle des lieux. L’homme n’avait emporté ni vêtements, ni papiers. Aucun signe d’effraction ni de lutte. Les ordinateurs étaient vides. Le téléphone portable également. Avait-il préparé sa disparition ? Il en avait la possibilité, les moyens, l’opportunité, le mobile.

Dulieux appela la commissaire. Avait-elle des nouvelles du procureur adjoint ?

-          Non. Aucune. Pourquoi ?

Il lâcha le morceau.

-          Vous vous souvenez de Julien Montaigu de Quercy ?

-          Le gosse retrouvé chez Delaunay ?

-          Il a formellement identifié Vanpeene.

-          Identifié…

-          Comme étant celui qui l’a sauvé et donc…

-          … qui a assassiné Delaunay avant de le découper en morceaux.

-          C’est ça.

-          On commence à manquer de procureurs ici à force, regretta-t-elle avec sincérité. Pourrez-vous m’envoyer copie de votre rapport d’audition de Julien Montaigu de Quercy s’il vous plaît ? Je suppose que ses parents étaient présents ? Vous les avez auditionnés aussi ?

Rien de tout cela n’avait été fait. Il plissa les lèvres d’inconfort.

-          Depuis quand êtes-vous au courant ? s’enquit Agathe Brunet craignant de comprendre le fin mot de l’histoire.

-          Le soir de la découverte du corps de Delaunay. Vanpenne est venu au commissariat. Le gosse l’a reconnu. J’étais le seul au courant.

-          Les autres n’ont rien vu ?

-          Non.

-          Merde… maugréa-t-elle.

-          Vous imaginez l’erreur de procédure ? En plus, il a disparu.

Silence. La conversation virait au fiasco. Elle le dénoncerait. Il était fini.

-          Je vais vous aider, commandant. Passez au commissariat immédiatement. Le petit est hospitalisé ici. Ses parents sont certainement arrivés. Nous passerons le voir demain matin à la première heure pour prendre sa déposition officiellement.

Dulieux la remercia, consulta sa montre. Il était temps pour lui de retrouver Vicentini et les autres. Ce dernier le bombardait de textos afin de savoir où il était et ce qu’il faisait. Au fond de lui, il savait : Vanpeene ne referait jamais surface.


 


 

 

 

 

 

 

72

 

 

Agathe Brunet raccrocha. Dulieux avait sérieusement merdé. Elle n’avait pas eu le cœur à lui jeter l’opprobre. Elle-même sentait ses idées flotter dans la zone de non droit de son esprit, bousculées par une peur atavique dont elle avait jusqu’alors ignoré la possibilité. Cette peur-là appartenait aux autres, aux derniers instants des cadavres dont elle étudiait les blessures, la vie, la mort. Pas à elle. Pas ainsi.

Enserrée par une solitude mordante, elle avait fui son appartement pour se réfugier dans le confort froid et impersonnel de son bureau du commissariat. Elle y passerait la nuit.

Elle avait salué chaque membre du personnel, s’était enquis de leur bienêtre, du bon déroulé de leur journée. Le début de soirée s’annonçait paisible. L’affaire du cercle sataniste avait été totalement prise en charge par la DRPJ de Lille sous contrôle de la DCPJ de Nanterre. Elle n’avait pas encore dénoncé officiellement le complot dont elle avait été victime. Dulieux, Keller et Valmont avaient promis de garder l’information pour eux pour le moment.

Elle avait relevé les preuves elle-même. Que valaient-elles au final ? Une inversion accusatoire rondement menée eût tôt fait de les réduire à néant. Elle mettrait en cause des morts eux-mêmes impliqués dans une affaire sordide. D’aucuns ne manqueraient pas de soulever sa propre responsabilité dans ce dont elle se disait victime. Qui avaient-ils voulu neutraliser ? Une ancienne complice prête à les trahir ou alors un témoin gênant ? Elle ne pouvait prédire avec certitude de quel côté la pièce tomberait, alors elle gardait le silence.

Son téléphone tintinnabula. Ian Carrache.

-          Bonsoir commissaire.

-          Lieutenant…

Roger Carrache, son père venait de recevoir son courrier.

-          Vous savez pourquoi je vous appelle.

Silence. Ni l’un ni l’autre ne se sentait en sécurité pour évoquer l’affaire par téléphone.

-          Je donne suite ? fit-il.

-          Non, répondit-elle.

-          Je ne vous demande pas pourquoi ?

Elle abandonna un soupir sonore pour toute réponse.

-          Vous voulez qu’on vienne vous voir, Jo et moi ? C’est possible. On discutera.

-          Ça va aller lieutenant, je vous remercie.  

-          Vous en êtes sûre ?

-          Je crois.

Un nouveau silence, plus lourd cette fois s’installa. Agathe Brunet s’efforçait de réguler sa respiration. Carrache pouvait l’aider. Il pouvait enquêter, la sauver. Le commissaire divisionnaire de Rennes la connaissait par cœur. Lui aussi serait de son côté. Et pourtant, cette fichue peur atavique la retenait. Elle retenait ses appels au secours dans le fond de sa gorge. Ni l’un ni l’autre ne pouvait prendre le risque d’évoquer ce sujet par téléphone.  

-          Je voulais vous dire…, hésita Carrache, c’est arrivé fermé grossièrement.

Le front d’Agathe Brunet perla de sueur froide.

-          Votre père l’a ouvert avant vous ?

-          Non.

Elle tenta rapidement de jauger la situation. Elle avait été suivie. On l’avait vue déposer le courrier au bureau de poste. On l’avait récupéré, ouvert et lu. Comment savoir s’il manquait quelque chose ?

-          Il y avait quoi dedans ? s’enquit-elle en défiant le risque d’éventuelles écoutes étrangères à la conversation.

-          Un courrier à mon attention et des pièces pour analyse.

Intact. Rien n’avait été modifié selon toutes apparences. Le courrier avait été ouvert, certainement scanné, archivé quelque part, remis en place et réinséré dans le circuit d’acheminement. Ils veulent savoir ce qu’on va faire.

-          Nous sommes au courant pour le cercle, lança Carrache afin de l’encourager à se défendre. Les preuves sont claires. Les films ont été analysés chez nous. Pas de trucage.

-          Vous avez enquêté ?

-          Nous savons que les films sont authentiques. Les photos aussi. Nous avons reçu les éléments il y a quelques heures. Ça a pété le cul de tout le monde ici.

Agathe Brunet, en proie à une torpeur de plus en plus paralysante hésitait à poursuivre la conversation. Des interjections bruyantes lui parvenaient au travers des cloisons de son bureau. La peur creusait un vide en elle, elle grignotait son cerveau comme les dents acérées de rats affamés. Il n’y aurait pas de héros dans cette histoire, certainement pas elle.

-          Les faits que je reproche ne seront pas prescrits de suite, dit-elle. J’ai un peu de temps pour réfléchir, voir où je vais.

-          Vous êtes certaine de ne pas avoir besoin d’une petite visite voir, commissaire ? On pourrait vraiment discuter de tout ça à tête reposée et voir ensemble comment vous aider ?

-          Je dois réfléchir.

Elle avait promis à Dulieux de l’aider à insérer le témoignage de l’enfant rescapé dans le processus officiel de l’enquête. Elle s’apprêtait à trafiquer la procédure contre Vanpeene et ne pouvait jurer que cela ne se retournerait pas contre elle. Elle avait cru bon se confier à Keller, Valmont et Dulieux. Dulieux avait commis une erreur. Elle n’était elle-même pas certaine de pouvoir se défendre si elle procédait contre les auteurs du complot fomenté à son encontre. Dulieux se servirait-il de cette fragilité pour lui faire porter la responsabilité de ses propres fautes ?

-          Ne faites rien, ordonna-t-elle comme un adieu avant l’échafaud. Détruisez ce courrier que je n’aurais jamais dû vous envoyer. Niez l’avoir reçu.

Volte-face inattendue.

-          Comme vous voudrez, acquiesça Carrache décontenancé. Devons-nous nous inquiétez pour vous ?

-          Non, mentit-elle. Je suis désolée de vous avoir perturbé avec mes problèmes. Les auteurs des faits sont morts. Inutile de remuer la vase. Justice a été rendue à mes yeux.

Il se rangea à son avis. Ils discutèrent de choses et d’autres, puis ils se promirent de se revoir bientôt, lorsque les choses se seraient apaisées.

Elle raccrocha lentement, coula un regard terrifié vers le mur d’enquête qu’elle s’était constitué sur un mur de son bureau. Zahira Taouss, Marylise Winter, Jacques-Yves Delaunay. L’auteur des faits avait désormais un visage : Wilfried Vanpeene. Wilfried Vanpeene avait révélé à la France entière l’existence du réseau pédosataniste auquel ces trois victimes appartenaient. Il serait condamné lui aussi pour ses crimes, endosserait certainement tous les autres, et pourtant il avait contribué à sauver des enfants.

Elle déposa son smartphone dans le premier tiroir de son bureau à sa gauche, s’éjecta du moelleux de son siège puis se faufila jusqu’à la première voiture de service disponible au hasard. Sirène hurlante, elle roula en trombe en direction d’Helfaut. Quelques minutes plus tard, elle se trouvait au chevet de Julien Montaigu de Quercy. L’enfant dormait. Seul. Elle le réveilla. Il sursauta, terrifié. Elle le rassura en lui montrant sa carte professionnelle.

-          Je suis de la police, souffla-t-elle. Commissaire tu sais ce que c’est ?

Il acquiesça en souriant.

-          Où sont tes parents ?

-          Ils sont partis acheter à manger, murmura-t-il avec lassitude.

-          Il y a longtemps qu’ils sont partis ?

Il fit non d’un mouvement de tête.

-          OK, fit-elle, alors il faut que je te parle.

Elle se ménagea un instant de silence pour préparer le déroulement de son argumentation. Elle n’avait pas le droit à l’erreur. C’était un enfant, une victime, un être fragile.

-          Un monsieur t’a sauvé, tu t’en souviens ?

-          Oui.

-          Tu penses quoi de lui ?

-          Il est gentil. Il m’a empêché de mourir.

-          Il a fait quoi aussi ?

-          Il a tué l’homme dans la maison.

-          T’en penses quoi ?

Il hésita.

-          Je ne sais pas trop.

Il manifestait déjà de l’impatience et cherchait du regard le visage de ses parents. Elle devait faire vite, plus vite encore.

-          Le monsieur t’a sauvé. Pour te sauver, il a été obligé de tuer l’homme de la maison. S’il n’avait pas tué l’homme de la maison…

Elle suspendit son propos pour l’inviter à le compléter par lui-même.

-          … il n’aurait pas pu me sauver ? dit l’enfant comme s’il répondait à une devinette.

-          C’est ça. Mais en tuant l’homme de la maison, il a fait quelque chose de mal.

-          Non. Parce que s’il n’avait pas tué l’homme de la maison, c’est l’homme de la maison qui m’aurait fait du mal.

-          C’est ça, mais la police veut arrêter ton ami qui t’a sauvé. La police pense qu’il a fait une énorme bêtise.

-          Tu es de la police, fit Julien. Tu penses ça aussi ?

-          Moi je pense qu’il a fait quelque chose pour te sauver la vie et grâce à lui des méchants sont en prison et des enfants sont libérés. Il a fait beaucoup de bien.

Elle passa sous silence la mort des membres du cercle sataniste. L’idée de la prison était plus soutenable pour Julien.

-          Mon ami va aller en prison aussi ?

-          Oui, mais tu peux le sauver si tu le veux.

-          Comment ?

-          Tu l’as revu, n’est-ce pas ?

-          Oui.

-          Où ?

-          Chez les policiers.

-          Tu l’as reconnu ?

-          Oui.

-          Eh bien, si tu oublies que tu l’as revu, que tu oublies très fort hein ?

-          Si j’oublie, je vais le sauver moi aussi ?

-          C’est ça.

L’enfant réfléchit.

-          Je vais devoir faire un mensonge ?

Agathe Brunet afficha un air désolé.

-          Un tout petit mensonge, dit-elle, pour sauver la vie de ton ami. La police va te demander si tu l’as revu, où tu l’as revu. Si tu veux sauver ton ami, tu dis que tu ne t’en souviens plus. C’est un tout, tout, tout petit mensonge de rien du tout.

Elle mima avec ses mains. Il sourit.

-          Si je dis que je ne me souviens pas de lui du tout, c’est un tout, tout, tout, petit mensonge et je sauverai mon ami ?

-          C’est ça.

-          Je ne me ferai pas disputer ?

-          Non. Un policier va venir te poser la question. Papa et maman seront avec toi. Il te filmera. Quand il te demandera si tu as revu le monsieur qui t’a sauvé…

-          Je dirai que je ne m’en souviens plus.

-          C’est ça. Même s’il fait des gros yeux et qu’il te dit que tu l’as revu chez les policiers. Tu gardes courage et tu dis que tu ne t’en souviens plus. Personne ne te disputera et ton ami sera sauvé.

-          Cool !

-          C’est notre secret ?

Il acquiesça d’une succession de hochements de tête enjoués.

-          Tu ne dis rien à papa et maman non plus hein ? Julien super héros !

Il promit. Elle déposa un baiser sur son front, lui souhaita une bonne nuit et s’éclipsa.  

Tandis qu’elle roulait, elle se sentit subitement exténuée, alors elle réduisit l’allure. La mort ondulait en elle comme une vague mugissante, brûlante de colère. Elle aurait voulu se laisser emporter, disparaître dans ses flots pour ne plus regarder dans les ténèbres répandues autour d’elle depuis son agression, depuis la découverte du martyr des innocents. Elle n’était pas bien chez elle. Son bureau au commissariat transpirait encore la présence Thellier, son prédécesseur. Dulieux. Où était-il passé celui-là ? Ne pouvait-il pas s’occuper de l’audition de Julien Montaigu de Quercy seul ? Le petit la reconnaîtrait. Et s’il dérapait ? Un « Vous avez vu ? J’ai réussi à sauver mon ami comme vous avez dit ! » bien placé, juste avant de partir et sa vie était anéantie à jamais. Corruption de témoin. Elle n’avait pas besoin de ça en plus du reste, mais c’était trop tard pour sauver la situation. Un enfant d’à peine dix ans tenait son avenir entre ses mains.

De retour au commissariat, Agathe Brunet décida de récupérer son téléphone. Il aura borné au bureau pendant que les parents du gosse étaient partis acheter de quoi manger. Reste les caméras de surveillance de l’hôpital… là… je ne peux rien faire.

Elle ouvrit brusquement le tiroir. Le smartphone y était toujours, intacte. Un message. Dulieux. Il n’avait pas besoin d’elle pour l’audition du petit. Il irait avec Vicentini. Pas d’autre explication. Une chape de plomb se leva. Elle aperçut, par-dessus la terreur, une infime lueur d’espoir.

Elle ignorait que le lieutenant Ian Carrache, dès l’ouverture du courrier reçu chez son père à son attention, avait transmis les éléments à sa hiérarchie avec les encouragements et le soutien de sa coéquipière Joséphine Le Floch. Ces derniers avaient mûrement pesé le pour et le contre avant d’agir. Carrache avait contacté la commissaire Brunet par acquis de conscience, afin de déceler d’éventuelles incohérences dans ses réponses. Elle ne souhaitait plus donner de suite à son courrier étant donné que les protagonistes étaient morts. Pourtant, elle-même avait été photographiée en fâcheuse posture. Il ne s’agissait pas d’un vol à l’étalage ou d’une grimace adressée à un policier. Il s’agissait de crimes de sang commis sur des enfants innocents. Ce courrier, peut-être par pure coïncidence, avait été reçu le jour de la diffusion de contenus pédopornographiques dans les brigades du territoire. Il s’agissait, selon toutes apparences, de la même clique. Agathe Brunet était désormais présumée complice de leurs crimes jusqu’aux conclusions d’une enquête annoncée complexe et douloureuse.

La lettre était parvenue ouverte à l’adresse de son vieux père. Ian Carrache avait immédiatement cerné les contours d’une situation explosive, dangereuse. Quelqu’un d’autre savait. Qui ? Son père ? Il le lui aurait dit. Les services postaux ? La DCRI ? D’autres services dont il ignorait l’action ? Les criminels impliqués? Il ne pouvait sous-estimer la puissance financière, les connaissances technologiques, le pouvoir de ces réseaux criminels. Dès lors, ils ne pouvaient plus réfléchir entre eux. Carrache, destinataire de ce courrier, prenait le risque de se rendre coupable de non dénonciation de crime, donc complice de ce crime. Certaines frontières ne pouvaient être franchies.

Armés de ces éléments troublants, Carrache et Le Floch avaient alerté le commissaire divisionnaire dont ils dépendaient. Ce dernier avait pris l’affaire au sérieux et s’engageait à en informer le parquet. Les suites ? Elles ne leur appartenaient plus. Ils avaient rejoint le rang de ceux-qui-en-savaient-trop. L’information devait dès lors circuler : les collègues, la hiérarchie, le parquet. Il fallait multiplier les témoins afin de diluer le danger. Le sort d’Agathe Brunet se déciderait ailleurs, en d’autres circonstances. Elle serait mise en examen, blanchie, corrompue, assassinée : ils n’avaient pas les épaules pour couvrir une affaire aussi monstrueuse, qu’elle fût coupable ou innocente.

Ian Carrache décida que ce serait leur dernière conversation. Agathe Brunet avait reçu la marque du diable. Ce serait son ultime combat. S’il voulait poursuivre le sien, il devait la laisser quitter la rive, seule.


 

 

 

 

 

 

73

 

 

Aimé Moreau avait décidé de passer la soirée chez lui. L’agent immobilier venait de prendre congé. Les visites de son appartement commenceraient début de la semaine suivante. L’estimation lui convenait peu, mais il s’en contenterait : les acheteurs ne courraient pas les rues et préféraient, pour le même prix, une maison avec jardin.

Une ombre passa dans son regard. Son intégrité morale et professionnelle avait été malmenée au cours des dernières semaines. Il allait demander en mariage Zahira Taouss juste avant sa mort, juste avant de découvrir son vrai visage. Elle aurait pu se contenter de gentils petits défauts attribués à la gente féminine, ceux dont les hommes raffolent pour se plaindre tout en plastronnant. Non. Celle-ci était en réalité l’une des pires criminelles pédosataniste connues.

Il n’avait rien vu. Comment pouvait-il se le pardonner ?

Aucune preuve d’une quelconque complicité n’avait été trouvée à sa charge, mais un trouble étrange subsistait. Comment telle ignorance avait-elle été possible ? Aurait-il dû remarquer quelque chose ? Un détail ? Un fragment de vérité ? Quand bien même l’eut-il découvert, l’aurait-il admis ?

Il vida les albums photos dématérialisés de son ordinateur personnel, de son espace de stockage sur le net, puis il ingurgita d’un trait un reste de whisky, la moitié d’une bouteille.Ébranlé par la mort de son amour fantôme, Moreau avait participé aux enquêtes sans toutefois s’investir totalement. À vrai dire, personne ne l’avait réellement encouragé. Les événements s’étaient précipités. La révélation avait tout dévasté à son passage : son amour, sa vie, sa famille. Ses parents, ses frères, sa sœur, ses neveux et nièces, ses cousins, ses oncles, ses tantes, ses amis, lui tournaient désormais le dos.

 Zahira Taouss avait jeté l’opprobre sur sa vie. Les médias achevaient de l’achever. Les journalistes cherchaient, enquêtaient, grattaient, en dépit des appels au calme et à la discrétion des autorités. Il fallait laisser la police faire son travail. La police avait frayé avec le monstre, l’avait demandé en mariage, n’avait rien vu. Que pouvait-on attendre d’enquêteurs en proie à un tel aveuglement ?

Le public demandait des comptes, marchait en blanc en montrant du doigt celui qui n’avait rien vu. Moreau victime ou Moreau complice et dangereux manipulateur ?

Les morts s’égrenaient de jour en jour. En quelques jours, la totalité des visages identifiés sur les vidéos et photos découvertes dans l’ordinateur de Delaunay s’étaient suicidés selon la version officielle. Aucune autopsie ne fut ordonnée. La cause de ces morts était claire.

Des enfants avaient été sauvés. Le calme était revenu. Le public était passé à autre chose. Les fonctionnaires du commissariat de Saint-Omer avaient réintégré leurs postes et focalisaient leur attention sur les affaires courantes. Un procureur et un procureur adjoint avaient été nommés au parquet, Valérie Bonningues avait de ce fait retrouvé son sourire. Brice de Braken, maire adjoint, s’était installé dans le bureau vacant d’Alain Le Sergent et prenait des mesures de renforcement de la protection des enfants de la commune et de son agglomération, multipliait les réunions avec sa police municipale Il sollicitait le renseignement territorial pour faire remonter toute information susceptible de révéler une difficulté imprévue.

Et puis les mois étaient passés. Les esprits s’étaient calmés, focalisés sur d’autres sujets.

La ville somnolait comme si rien n’avait jamais eu lieu. Les manques avaient été comblés, les morts enterrés, les méchants arrêtés. Les voix s’étaient tues. Agathe Brunet avait pris ses marques. Les événements semblaient avoir glissé sur elle, même si, parfois, Moreau décelait sur son visage des marques d’inquiétude.

L’IGPN avait mené son enquête. Elle n’avait rien donné. La DRPJ de Lille s’était saisie des affaires liées au cercle pédosataniste. Le soufflet retombait progressivement. Faute d’éléments nouveaux, à défaut de coupables encore vivants, les dossiers se refermaient, lentement, les uns après les autres.

Afin de pallier les difficultés identifiées des suites des drames récents, le ministère de l’Intérieur avait donné son accord pour moderniser les équipements du commissariat de Saint-Omer, renforcer les équipes par la nomination d’un capitaine supplémentaire, celui en poste étant dédié aux stups, et de deux majors. En comptant les subordonnés, une dizaine de fonctionnaires au total allaient rejoindre le site avant la fin de l’année. C’était une bonne chose. On se réjouissait.

Aimé Moreau avait retrouvé sa place, sa vie. Il mettait en vente son appartement. Sa famille lui manquait, la Martinique lui manquait.

Il déplia son ordinateur portable, rédigea sa lettre de démission, puis adressa un courriel à sa sœur cadette avec qui il entretenait des liens étroits depuis toujours.

«  Alicia, je rentre à la maison. »

 


 

 


 

 

 

74

 

 

Élisabeth Valmont était rentrée chez elle. Seule. L’IGPN passait au crible son dossier, comme celui de ses collègues. Keller s’était réfugié chez lui, pour un temps seulement, histoire de voir de quel côté la pièce allait tomber. Son nom apparaissait un peu trop souvent dans les affaires. La DRPJ était sur les dents, le divisionnaire avait fini par effectuer une descente au commissariat avec les officiers de l’IGPN. Keller voulait la tenir à distance, il se débrouillerait seul et prendrait à son compte tous les coups qu’il y aurait à prendre.

Les rues de Saint-Omer regorgeaient de curieux, de journalistes, de policiers et gendarmes. L’émotion était vive et les morts s’accumulaient. Le maire, le propriétaire du journal. Des suicides. Comme s’ils s’étaient donné le mot. L’on voulait visiter la ville maudite, l’endroit où l’impensable avait eu lieu. Paradis 123 ne leur avait pas suffi. Ils sombraient un peu plus dans l’abjection.

Les yeux humides à force de retenir ses larmes, Valmont brûlait les heures en nettoyant, lavant, astiquant, frottant, désinfectant chaque recoin de son appartement. La crasse était partout. Autour d’elle, sur elle, en elle. Ses souvenirs. Images atroces. Impression d’impuissance collante et étouffante. Le téléphone sonnait. La sonnette tintinnabulait. Les courriels s’accumulaient dans sa boîte de réception. Élisabeth Valmont se lavait de la fange accumulée malgré elle. Pourquoi Keller avait-il été la cible de Shadow ? Il avait deviné sa réelle identité avec une facilité déconcertante, comme s’il avait toujours su.

Elle avait accepté sa demande en mariage. Elle doutait à présent de la possibilité d’un bonheur avec lui. La possibilité d’un bonheur tout court. Le silence imposé par les circonstances était le bienvenu. Réfléchir. Poser les choses. Me triturer les méninges pour rien !

Cette nuit-là encore elle ne ferma pas les yeux. Un tableau sombre se dessinait malgré ses efforts pour ressusciter son optimisme perdu. Paradis 123, le cercle sataniste, les trahisons, les menaces, avaient brossé un portrait infernal de l’humanité en général, de son environnement immédiat en particulier. Ces horreurs ne se passaient pas ailleurs. La source d’information était fiable. Valmont vivait la situation. Aucune prise de distance n’était possible pour l’intellectualiser et réussir sa résilience. Aucune résilience n’était possible sans trahir la mémoire des victimes. Des enfants. Et puis, l’enquête était close.

Elle se dit qu’alors, peut-être, elle pourrait essayer de passer à autre chose. Laisser faire le temps. Vivre.

-          Il y en a d’autres, entendit-elle dans la pénombre de sa chambre.

Elle se dressa sur un coude. Un rai de clarté nocturne traversait l’espace. Erika Vence et Mathieu Aumont étaient là.

-          Ça fait des semaines, dit Valmont. J’ai cru que je ne vous reverrais jamais.

-          Ça a été compliqué pour nous, dit Erika. Mon mari est mort. Il m’a recherchée. J’ai dû me cacher. Heureusement, je connais cet endroit mieux que lui.

-          Ils sont tous morts, poursuivit Aumont. Ici c’est devenu l’enfer. Ils essaient de faire leur loi. Les caïds déjà en place ont du mal à les contenir.

-          Nous allons devoir partir.

-          Où allez-vous ?

-          Un guide est passé tantôt, dit Erika. Il nous a autorisés à passer vous voir une dernière fois.

-          Nous allons dans un autre monde où nous serons mieux qu’ici, précisa Aumont. C’est une récompense pour le travail que nous avons fait pour vous.

-          Me prévenir des dangers et me donner des infos ? C’était votre travail ?

Ils acquiescèrent en silence.

-          Alors merci de nous avoir aidés, Keller et moi.

Ils esquissèrent un sourire.

-          Comment vous sentez-vous à l’idée de partir définitivement ?

-          Ça va, dit Aumont. Je suis plutôt content.

-          Moi aussi, ajouta Erika.

Elle coula un regard doux sur Aumont.

-          J’espère qu’on nous permettra de rester un peu ensemble, poursuivit-elle. Nous nous entendons bien et nous avons plein de choses en commun.

-          C’est vrai. Je l’espère aussi.

Valmont abandonna un soupir, s’assit sur le lit en rassemblant ses genoux sous son menton.

-          Quelque part, dit-elle, je vous envie. Je ne parle plus à ma famille après ce qu’ils m’ont fait dans mon enfance. Les mecs, c’est pas trop ça, même si Karl m’a demandée en mariage. Mon boulot… je ne vous dis même pas. Vous êtes au courant du désastre. Ce monde marche sur la tête et c’est moi la dingue qui parle avec les morts.

-          Vous voulez mourir ? s’inquiéta Erika.

Haussement d’épaules. L’idée était séduisante.

-          J’irais en enfer ? C’est ça ? demanda Valmont.

-          Pas forcément, répondit Aumont. Une vie de merde dans un monde de merde peut justifier un tel acte. En plus, vous avez fait beaucoup pour les autres. C’est à vous de voir.

-           Lui dis pas ça, grommela Erika. Je viens de lui dire qu’il y en avait d’autres.

-          Ah oui ? Et que peut-elle y faire toute seule ? Je te rappelle que nous partons. C’est devenu trop dangereux pour nous ici. Si elle veut partir aussi, laisse-la.

-          Nous ne sommes pas censés influencer les vivants.

-          Je ne l’influence pas ! Je lui dis qu’elle fait ce qu’elle veut ! C’est pas pareil !

Valmont observait la dispute avec tendre amusement.

-          Un vrai petit couple vous deux ! pouffa-t-elle.

Elle s’adressa à Erika sur un ton grave.

-          Vous me dites qu’il y en a d’autres. D’autres quoi ? Que savez-vous ?

Silence de réflexion avant de répondre.

-          Eh bien… d’après ce que nous avons pu observer ici, les membres du cercle sont morts et se sont retrouvés dans l’au-delà. Nous ne savons pas si c’est définitif. D’autres essaient de reconstituer le cercle comme avant. Ça a l’air de se compliquer pour eux alors ils sont argneux.

-          Des esprits malfaisants commencent à être détruits, précisa Aumont. Le guide qui s’occupe de nous nous a dit que les démons et les diables commençaient à faire le ménage parce qu’ils ne veulent plus s’occuper des Hommes.

-          Pourquoi ? demanda Valmont.

-          Parce qu’ils sont pénibles. Ils se sont affranchis de leurs règles. Des diables sont là pour faire le sale boulot que Dieu ne veut pas faire. Les Hommes, apparemment, ont compris de travers et ont tout désorganisé. Alors…

-          … le nettoyage commence ?

-          C’est ça lieutenant.

-          Ça risque d’être long, dit Valmont pensive.

Ils acquiescèrent.

-          Cette information est à prendre avec des pincettes, ajouta Erika. Nous n’en savons pas plus parce que les vivants ne doivent pas tout savoir. Mathieu prend des risques insensés à vous raconter tout ça. Il y en a d’autres alors le combat n’est pas terminé, c’est tout ce que vous devez savoir.

-          Oui, mais Mathieu, protesta Valmont, vous aviez commencé à me parler des membres du cercle. Ça avait l’air important.

Il hésita avant de poursuivre son explication.

-          Erika et moi, nous les avons vus. Ils ont envoyé les démons se faire foutre et essaient eux-mêmes d’influencer des vivants importants pour reprendre leurs affaires.

-          Recréer le réseau ? demanda Valmont.

-          C’est ça.

-          En fait, dit Erika, ils cherchent à posséder des gens pour faire la même chose. Des gens qui aiment faire le mal au départ. Ils veulent les faire glisser tout doucement pour les amener à s’organiser et…

-          … encore tuer des gosses… murmura Valmont horrifiée.

Silence lourd.

-          Ne nous demandez pas qui sont ces personnes, lança Erika les mains en avant comme pour se protéger d’un danger immédiat, nous ne le savons pas et nous ne voulons pas le savoir. C’est trop dangereux pour nous. Ces esprits sont d’une extrême sauvagerie. Lorsqu’ils seront habitués à leur nouvelle condition, ils sèmeront le chaos chez nous aussi.

-          Oui, mais je suppose qu’ils ne sont pas les seuls, lénifia Valmont. Il doit y en avoir d’autres tout aussi féroces. Il n’y a qu’à considérer notre Histoire, les guerres, les crimes contre l’humanité sont nombreux.

Silence. Ils l’écoutaient en échangeant des regards désolés.

-          Nous ne savons pas tout, répondit Aumont. Le guide n’a pas été très bavard. Quelque chose, selon lui, a changé. Dieu aurait pris le contrôle de tout.

Le regard de Valmont s’éclaira.

-          Ne cherchez pas à en savoir plus, déclara Erika. Nous ne savons pas et même si nous savions, nous n’aurions pas le droit de vous le dire. Je sais une chose : mon mari est entré dans ma dimension. Je veux partir avant qu’il ne se rende compte que je suis dans les parages.

-          Oui, mais ça veut dire que tous ces gens-là peuvent venir me hanter… souffla Valmont en proie à une terreur sourde.

-          Pas forcément. Je ne sais pas. Il faudrait qu’ils aient accès à vous.

-          Dieu a pris le contrôle, dit Aumont. Essayez de vous rassurer avec cette idée. La peur, ça les attire.

-          Charmant, lança Valmont en se laissant retomber lourdement sur le côté.

Elle se replia sur elle-même et ferma les yeux. Le combat n’était pas terminé. Elle naviguerait désormais à l’aveugle sans ses agents de renseignement fantômes.

-          Nous devons partir, annonça Erika d’une voix douce.

Valmont se leva et s’approcha d’eux en souriant.

-          Je ne peux pas vous embrasser, plaisanta-t-elle, mais le cœur y est. Merci pour tout ce que vous avez fait pour nous. Au revoir peut-être ?

Erika Vence afficha une mine embarrassée.

-          Élisabeth, dit-elle, il faut que je vous dise une dernière chose : Karl… Il vous aime. Épousez-le. Nous n’avons pas décelé de malice chez lui. Il est sincère.

-          Il ne survivra pas sans vous, ajouta Aumont sur le même ton.

-          Vous avez besoin l’un de l’autre.

-          Formez ensemble cette famille qui vous a tant manqué.

Valmont sourit. Cet éclair de raison inattendu lui recadrait ses idées.

-          Comment vais-je faire sans vous mes amis ?

Ils ne répondirent pas et s’effacèrent lentement. Aumont la salua d’un coup de menton avant de disparaître.

La Vérité n’était pas de ce monde. Un accablant silence s’étira. Les satanistes du cercle existaient toujours, quelque part dans une dimension parallèle. Ils cherchaient à recréer leur œuvre contre l’avis des démons et des diables désormais soumis à Dieu. Elle frissonna.

Le radio réveil affichait 4h30. Elle n’avait plus sommeil. Elle enfila le pull abandonné sur le fauteuil. Il appartenait à Keller. Elle le resserra contre elle. Il lui manquait. Elle traîna les pieds jusqu’à la cuisine, se prépara un café. Devant sa tasse fumante, elle tapota sur l’écran de son smartphone. Une voix ensuquée répondit à son appel.

-          C’est toi Amour ? dit Keller. Tout va bien ?

-          J’avais envie de t’entendre.

Froissement de draps.

-          Tu dormais ? s’enquit-elle devinant la réponse.

-          Oui, mais tu ne me déranges pas.

Il attendit la suite en silence.

-          Tu t’occupes de la mairie ? fit-elle d’une voix flutée.

-          La mairie…

-          Oui… tu sais bien : pour le mariage.

-          Tu voulais prendre tes distances le temps que cette merde se calme. Tu as changé d’avis ?

-          On dirait.

Silence.

-          Ça se passe comment pour toi ? fit-il en se retournant sur le dos.

-          J’ai reçu un courriel ce matin. Je reprends le boulot lundi. Ils ont prévu une matinée d’audition psy, RH et un gars des services pour voir si je suis apte à rester en poste ici, en poste tout court. Cette commission validera ma réintégration.

-          Pareil. Moi c’est l’après-midi.

-          On dirait qu’ils n’ont rien trouvé contre nous.

Keller ne répondit pas.

-          Alors ? Il nous reste deux jours de tranquillité pour lancer la publication des bans. Qu’en penses-tu ?

-          D’accord.

Ils rirent de bonheur.

-          J’arrive ! clama Keller en enfilant un pantalon à la hâte. Accroche-toi à ta culotte ! C’est moi qui pilote !

Élisabeth Valmont était heureuse. Elle dégusta son café emplie d’attente amoureuse. Déjà le son des flonflons de leurs noces futures tournoyaient dans l’espace.

Dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine, le spectre de Marc Agostini la dévisageait avec exécration.

 


 


 

 

 

 

 

 

75

 

 

Le verdict était tombé : bons pour le service. Keller et Valmont réintégraient officiellement le commissariat de Saint-Omer sous les ordres d’un nouveau capitaine : Laurent Raspail, un colosse d’un mètre quatre-vingt-quinze, tout en muscles, chauve, regard bleu acier, quarante-cinq ans. Il venait de prendre ses fonctions et déjà sa réputation se vérifiait : l’ancien légionnaire avait conservé une détermination brutale, un esprit de loyauté  solides à toutes épreuves. Au lendemain de son arrivée circulait déjà le sobriquet « Terminator », de quoi inspirer les fantasmes les plus originaux.

Aimé Moreau avait présenté sa démission avant de quitter la métropole. Une guerre de tranchées avait lieu en coulisses pour échapper à l’affectation à Saint-Omer. On argumentait à qui mieux-mieux : la ville était maudite, Raspail un véritable tueur, la commissaire Brunet une incapable qui n’allait pas tarder à se faire Raspail de toute façon, Keller et Valmont trop abîmés pour en faire quelque chose. La région, selon les candidats pressentis, se voulait belle et accueillante. Faux. En réalité on s’y ennuyait à mourir. Mourir, était d’ailleurs, l’activité la plus glamour du coin. Alors, non merci.

L’heureux élu, le commandant Jérôme Fruitet, quinquagénaire dégarni aussi épais qu’une allumette après combustion, apprit la nouvelle de son affectation en plein coït avec l’épouse du divisionnaire de la DRPJ de Lyon. Ce dernier ayant été informé de sa félonie, avait lancé à son encontre une procédure disciplinaire. Elle avait reçu un écho favorable. Il irait faire le joli cœur et autres réjouissances du même tonneau ailleurs. Tant pis pour Saint-Omer. Ils n’étaient plus à ça près là-haut.

Douche. Chaude. La plus chaude possible. Décrasser. Désinfecter. Chasser la vermine. La vie voulait reprendre son cours. Les hommes, les femmes. Les chiens. Les chats. Les vacances. Les anniversaires. Les impôts. La vie voulait reprendre un cours parmi les possibles.

Keller frictionnait sa peau brûlante. La chaleur n’avait pas chassé les hideurs hurlantes de son esprit. La perspective de son mariage l’apaisait pourtant, mais cela ne suffisait pas. Il débarrassa le miroir de sa buée puis passa une main molle sur son visage. Un coup de rasoir était nécessaire pour l’aider à retrouver figure humaine. Il avait donné le change durant la commission d’évaluation tantôt. Le soufflet était retombé. La réalité du martyr d’innocents vrillait son âme. Un profond sentiment d’impuissance le dévorait chaque nuit. Il était devenu Prométhée puni par les dieux pour leur avoir volé le feu avant de le donner aux Hommes. Les Hommes, ordonnateurs de leur propre apothéose, se consumaient par le mal infligés à leurs enfants.

Kevin, son fils de 18 ans, passait le week-end avec lui. Il lui annoncerait la bonne nouvelle. Ensemble, ils formeraient une famille. Keller voulait être un bon père pour cet enfant arrivé si tard dans sa vie. Le jeune homme n’avait connu que le chaos. Il voulait être un vecteur de sa résilience.

D’un coup de serviette de bain, il chassa la buée récalcitrante sur le miroir. Il se figea. Un homme derrière lui le fixait. Nu comme un ver, loin de son arme de service, Keller chercha des yeux une arme de circonstance pour se défendre. Solidement charpenté. Sourire éclatant. Œil vif.

-          Bonsoir Karl.

Stable sur ses pieds, Keller drapa une serviette de bain autour de sa taille, puis se retourna lentement pour lui faire face. Le cercle n’était pas mort. Il envoyait un tueur. Il ne reverrait jamais son fils.

-          Cesse de psychoter mon vieux, dit l’homme en plastronnant.

Il entra plus avant dans la salle de bains. Keller esquissa un mouvement de recul.

-          Je veux juste te donner ton pantalon.

-          Je vais me débrouiller, grogna le lieutenant en lui désignant la porte. Sortez.

Une fois seul, il se vêtit tout en faisant une analyse rapide de la situation : il était dans de sales draps. Il entrouvrit la porte, jeta un coup d’œil circulaire. La voie était libre jusqu’à la cuisine.

-          Tu ne penses pas à me menacer avec l’un de tes monstrueux couteaux à viande ? clama l’homme installé confortablement au salon. Remarque : essaie toujours. Tu verras bien. Rien ne vaut l’expérience pour se faire une idée !

Keller renonça à sa stratégie. Le visiteur était auréolé d’une puissance dont il peinait à cerner les limites.

-          Tu ne me reconnais pas ?

-          Qu’est-ce que vous voulez ?

-          Un effort ?

Après un court silence, le visage de Keller s’éclaira.

-          Jean-François ?

-          Bonsoir Karl.

L’homme se leva, élargit son sourire et ouvrit les bras comme l’on félicite le vainqueur d’un jeu télévisé.

-          Qu’est-ce que vous faites chez moi ?

-          Tu me cherches. Me voici.

-          Pour vous placer en garde à vue, pas pour papoter dans ma salle de bains.

-          Moi en garde à vue ? pouffa-t-il. On ne me l’avait jamais faite celle-là !

-          Faut une première fois à tout.

-          Non. Pas à tout. Faut une première fois à ce qu’il plaît au Ciel.

Keller expira brutalement. Il se la joue mystique. Ça ne va pas le faire. Il se dégageait de lui une énergie agaçante. Ses mots semblaient s’évader d’une prison perdue au fond du monde, comme si être d’accord avec lui induisait la production d’un effort surhumain, lourd de conséquences définitives sur son propre équilibre.

-          Shadow t’a parlé de moi, reprit Jean-François stoïquement.

-          Vanpeene ? Oui, brièvement.

L’homme ne releva pas la pique.

-          Il a disparu de la circulation, poursuivit Keller sur le même ton. J’aurais pu croire en une certaine irresponsabilité de sa part, lui trouver des circonstances atténuantes. Ce qu’il a pu dire à votre sujet est noyé dans un galimatias dont je me fiche complètement désormais.

-          Qu’est-ce que tu me chantes ?

-          Que sa disparition signifie culpabilité. Sa place est en taule et je parie que vous savez où il se trouve.

L’homme dévia son regard en direction de la fenêtre entrouverte.

-          Shadow n’est plus ici, dit-il. Je n’ai pas souhaité son arrestation. J’avais prévu tes panilodies. Tu étais sur le point de le laisser en paix et puis… aujourd’hui…

Il esquissa un geste de lassitude avant de poursuivre.

-          Où est-il ? demanda Keller.

-          Peu importe. Tu ne le retrouveras jamais. Tant mieux. Il aurait souffert pour rien, car tu n’aurais pas eu le discernement nécessaire pour chercher la vérité. Elle est trop vaste pour un seul homme. J’en suis conscient alors je ne t’en veux pas.

Keller, vexé, sursauta.

-          Vous vous prenez pour qui ? Vous soustrayez un tueur à la justice comme ça !

Il claqua des doigts pour illustrer l’idée. Le visage de l’homme se figea. Son regard s’accrocha à celui de Keller.

-          Si tu ne croupis pas en taule, espèce d’imbécile, c’est parce que j’ai fait en sorte qu’il en soit ainsi. Tu devrais revoir ta façon de te comporter avec moi. Si tu es libre de me parler ce soir, c’est parce que je suis Dieu et parce que je t’accorde le privilège de le faire. Manque-moi encore une fois de respect, discute encore une fois mes propos et je t’abandonne à ton sort. Je fais ce que je veux et personne ne parle à ma place.

L’homme s’était approché si près que Keller sentait son souffle sur son visage. Il exsudait une puissance terrible et éternelle. Le lieutenant de police baissa les yeux.

-          Shadow a beaucoup souffert de devoir neutraliser ces trois démons. J’ai eu du mal à le convaincre de le faire. J’ai fini par lui montrer comment ces hommes et ces femmes de bien agissaient en secret. Je lui ai promis mon aide. J’aurais passé mon chemin s’il avait refusé, mais il a finalement consenti à prendre part à mon plan. 

-          Quel plan ?

-          J’ai un plan pour ce monde.

-          Sauver l’humanité ? Un truc du genre ?

L’homme sourit.

-          Non, répondit-il, rien de tout ça. C’est bon pour le cinéma. Un plan pour remettre de l’ordre là où il n’y a que désordre.

-          Ce fameux plan dans lequel je me trouverais moi aussi d’après Vanpeene ? Laissez-moi rigoler ! Inutile de me demander de tuer qui que ce soit ! Vous connaissez déjà la réponse !

Les narines de l’homme se pincèrent d’agacement : Keller cherchait en lui ce regard miséricordieux légendaire dont tout le monde parlait. Il frappa des mains pour mettre fin à la conversation.

-          Je ne t’ai pas convaincu, lança-t-il avec regret. J’en suis désolé. J’ai l’habitude de changer mon plan en fonction des libres arbitres des uns et des autres. Ce n’est pas un souci. J’ai essayé de te guider. Tu as, d’après ce que je vois ici, compris de travers. Ce n’est pas grave. Tu vas poursuivre ta vie comme un bon flic et puis ça ira comme ça, hein ?

Il esquissa un pas vers la sortie puis se retint pour ajouter :

-          Dès que j’aurai franchi le seuil de cette porte, tu sortiras de mes centres d’intérêt. Je n’aime pas les Hommes. Je les tolère. Tu repars dans la nuée de laquelle tu n’aurais jamais dû sortir, finalement.

Une peur atavique saisit le cœur de Keller.

-          Attendez ! s’écria-t-il. Ne partez pas ! Pas maintenant !

-          Tu ne sais pas me reconnaître quand je m’adresse à toi.

-          C’est la première fois qu’on se parle !

Les traits de l’homme s’effacèrent, le visage de Jessica Valdeck se dessina devant Keller ahuri.

-          C’était vous ? balbutia-t-il.

-          Oui. Je prends l’apparence que je veux.

-          Polymorphe…

-          Non, les polymorphes sont des créatures du mal. Moi, je me balade incognito.

Une ombre passa dans le regard de Keller. Le voile opaque de l’inanité, peu à peu, devant lui, se retirait. Une nouvelle configuration des événements, considérés avec une nouvelle clé de lecture, se déployait en courbe lente dans son esprit. Une leur d’espoir vibrait dans les ténèbres de cette abominable conjecture. Il était forcé de l’admettre : l’étau de la détresse se desserrait au contact de cet homme étrange. L’enchaînement des rebondissements lui avait été indéniablement favorable. Faute de combattants, les affaires avaient été classées les unes après les autres. Les enquêteurs de la DRPJ de Lille, en coopération avec leurs homologues belges, avaient retrouvé une vingtaine d’enfants. Les investigations permirent une centaine de mises en examen pour détention d’images pédopornographiques. Un couple fut également arrêté pour avoir vendu leur enfant au réseau.

-          Si je vous comprends bien, dit Keller, nous vous devons…

-          La mort d’Agostini, c’était moi, l’interrompit l’homme en pointant sa poitrine.

Il haussa une épaule en affichant un air de sale gosse pris la main dans le pot de confiture.

-          Et les autres ?

-          J’ai soufflé très fort aux oreilles des enquêteurs.

-          Les suicides ?

-          C’était un accord entre eux : s’ils étaient démasqués, ils se donnaient la mort pour continuer leur sale boulot de l’autre côté.

Keller cilla. Il comprenait à demi.

-          Ne te soucie pas de ça, Karl. Ce n’est pas ton affaire, mais la mienne. Ce réseau problématique est mort. Prépare ton week-end avec ton fils, il a besoin de toi. Organise ton mariage. Pour le reste…

-          Pour le reste ?

-          Eh bien, tu verras.

Keller eut une moue dubitative. Il s’éclipsa à la cuisine, se servit une mousse et en proposa une. L’homme semblait décidé à poursuivre la conversation. Il accepta.

-          Ce que j’ai vu sur ces vidéos et ces photos est épouvantable, dit Keller en lui tendant un verre rempli à ras bord. La vision du martyr de ces enfants m’obsède. J’aimerais pouvoir…

-          Tu ne peux pas plus que ce que tu fais, l’interrompit l’homme. J’ai donné un coup de main. Je le ferai encore pour d’autres affaires comme celle-ci.

-          Vous essayez de me dire que sans votre aide…

Les mots moururent sur ses lèvres. L’homme ne répondit pas. Il leva son verre. Keller fit de même.

-          Je bois une bière avec Dieu, vous confirmez ?

-          En gros, oui.

-          On enferme pour moins que ça, dit Keller en plongeant son regard pensivement dans le fond de son verre. Dieu ou diable, quelle preuve puis-je avoir ?

Il leva les yeux vers lui.

-          Je me demande en fait si je ne perds pas la raison. Et puis s’il vous plaît, épargnez-moi les conneries du genre : c’est au fond de mon cœur que se trouve la réponse, ou la réponse est en toi.

L’homme mit ses mains en avant. Il n’en ferait rien. Au lieu d’argumenter, il sollicita une seconde bière.

-          Ton fils est dans le train, dit-il. Nous poursuivrons cette conversation une autre fois.

-          C’est tout ? protesta Keller.

L’homme acquiesça, but son verre d’un trait.

-          Profite de ce répit, Karl. Occupe-toi de Kevin, il a besoin de toi. Épouse Élisabeth. Fais ton travail de flic correctement. Laisse-moi m’occuper du reste.

Keller haussa les épaules avec résignation. Son smartphone buzza au salon. Kevin venait d’arriver en gare. Il serait chez lui dans dix minutes. Lorsqu’il revint à la cuisine, l’homme avait disparu. Un seul verre trônait sur le plan de travail en granit. Keller pesta. C’est mort pour l’ADN. Il déballa une pizza précuite au four à bois, l’enrichit de fromage râpé, mit la table pour deux. Un bonheur simple : préparer une pizza pour son fils. Il avait un fils avec qui partager une pizza. Ils bavarderaient, parleraient de la vie du jeune homme, de leurs projets respectifs, du mariage à venir. Une bière avec Dieu, une pizza avec Kevin, une vie avec la femme qu’il aimait, il sourit comme pour se moquer de lui-même car il venait de s’en défendre : la réponse à toutes ses craintes était bel et bien en lui et s’appelait Amour.